j'ai appris à lire dans un dictionnaire

0. des tableurs dans la tête

quelques mois durant, pendant mes premières années de collège, j'ai observé et relevé avec attention l'ensemble des modèles de voiture qui croisaient mon chemin. j'étais encore loin d'avoir conscience de la possibilité de différentes déclinaisons d'un même modèle, mais j'étais au moins capable de situer les différences entre les renault vel satis, les opel meriva et les fiat multipla : cela suffirait pour établir une cartographie exhaustive de l'ensemble des voitures sur terre.

avais-je le moindre intérêt pour la voiture en tant qu'objet ? non. ni les lignes, ni la puissance, encore moins l'histoire ou les conditions de production ne m'intéressaient. chaque modèle était un des constituents de la grande classe des véhicules. enfant autistico-scientifique, je menais à moi seule une homologie de l'automobile. mon premier usage des capacités bureautiques de l'informatique domestique fut de dresser un tableur de citadines, cabriolets, monospaces. la voiture n'était que le conduit d'une envie d'inventaire.

1. devenir anglophone et sleep-deprived

depuis l'année dernière j'écris en anglais pour un site de presse. mon apprentissage de la langue ne doit pas grand-chose au système éducatif français mais en premier lieu à la quantité faramineuse de séries que j'ai absorbées vers la fin de mon adolescence. mon duolingo s'appelait emule, mon professeur était au format .srt. et forcément, il m'a fallu ordonner, classifier, répartir ces pérégrinations audiovisuelles. j'en gardais la trace avec des captures d'écran du gestionnaire de fichier windows listant le contenu d'un disque dur externe (dont le format autant que le poids le rapprochaient déjà, bien à propos, d'un volume encyclopédique). en plissant les yeux, vous pourrez peut-être voir les délimitations entre deux tons de blanc, vestiges d'un collage graphique fruste.

les films trouvèrent aussi leur notation, avec un format réalisateur - titre qui se faisait le relais inconscient de la politique des auteurs si chère au cinéma. on pourra noter sur le même plan que, même si mon répertoire de films était en partie émancipé de l'hégémonie états-unienne, leur mise en scène s'accordait presque exclusivement au masculin.

le fleuron de mes sauvegardes de l'époque, c'est une énorme fresque qui dressait un suivi de découvertes de séries, saison par saison, et parfois à l'épisode près si le détail me semblait pertinent. les intervalles de temps étaient traduits en pixels par règle de trois, et des pointillés comblaient les éventuelles incertitudes. je sélectionnais méticuleusement une police d'écriture pour chaque série (idéalement celle utilisée par la production, quand je parvenais à l'identifier et l'obtenir), une couleur pour chaque saison. et je prolongais le fichier par la droite, année après année.

2. une cinéphilie contingente

j'avais commencé à écrire de façon très informelle sur les séries, en particulier lost et 24, pour partager mes impressions avec un ami et confident à distance. mais la balance de mon intérêt pour les productions audiovisuelles a peu à peu basculé en faveur des films. comme pour les voitures auparavant, il ne s'agissait alors pas vraiment d'un intérêt intrinsèque, mais plutôt d'une envie motivée par la perspective d'une connaissance exhaustive des objets cinématographiques. (je n'ai pas de chiffres sous la main, mais à durée égale, le nombre d'heures de séries produites est certainement un ou deux ordres de grandeur supérieur à celui de films : de quoi anéantir toute prétention individuelle de complétude sur le domaine.)

j'ai longtemps eu du mal à me reconnaître comme étant passionnée par le cinéma, parce que mon attrait était fortuit, qu'il dérivait d'une pratique dont l'objet était incident. je suis peut-être passée à deux doigts de consacrer mon temps et mes pensées à collectionner des cartes panini. j'imaginais que ma curiosité devait se parer d'un ingrédient secret, sacré, pour être légitime. il m'aura fallu quelques années pour dissoudre cette frontière imaginaire, un peu comme on finit par comprendre que le génie tient avant tout de la construction sociale.

la piste de mes découvertes était en bonne partie alimentée par allociné, une plateforme web dédiée au cinéma qui servait aussi, en son temps, de forum de discussion. je relevais les films qui décrochaient d'assez bonnes critiques presse et emmagasinais leurs titres dans un fichier texte. je n'appliquais alors presque aucun regard critique, ni sur le système de notation, ni sur les maigres extraits critiques qu'allociné reproduisait. vinrent s'ajouter à ce fichier de nombreux classiques tirés d'un dictionnaire illustré : cinéma – la grande histoire du 7ème art. un bel ouvrage qui fait d'ailleurs l'objet de réactualisations et rééditions régulières.

ma liste de films à voir ne consistait en fait qu'en une seule ligne de texte ; l'image affichée ci-dessus ne la fait se briser et boucler que pour mieux rendre compte de son volume. je trouve du charme à ce mur de caractères, sans hiérarchie ni plan d'approche, où tout était égal, tout était à voir.

3. ni repris, ni échangé

mon installation à paris a fait décoller le nombre de séances de cinéma auxquelles je prenais part. pendant plusieurs années, j'ai visité les salles obscures en moyenne au moins une fois par semaine (avec un pic de trois à quatre fois par semaine en 2015). l'enchaînement de plusieurs séances au cours de certaines journées relevait de l'exercice combinatoire, souvent arrangé à la minute près : il fallait repérer les cinémas pertinents parmi les quelques quatre-vingts lieux de projection intra-muros, relever précisément la durée de chaque film, connaître si possible la durée approximative des publicités (marge précieuse), évaluer les temps de trajet d'un cinéma au suivant... mon record personnel remonte au 21 février 2015, il y a précisément dix ans, journée au cours de laquelle j'avais pu orchestrer six séances et un resto en bonne compagnie.

l'instrument principal de ma « cinéphagie », comme on l'appelle dans le milieu avec une note de fierté fébrile, était la carte ugc illimité. cet abonnement mensuel permet un accès aux salles des réseaux ugc et mk2, ainsi qu'à une myriade de salles indépendantes, contre une somme par mois équivalente au tarif de deux séances (en lissant les variations de prix d'un cinéma à l'autre). mes économies se chiffrèrent littéralement en milliers d'euros ; c'était, à mon échelle modeste, une découverte de la saveur de la gratuité.

le fait de détacher les films de leur valeur d'échange m'a aidée à relativiser leur mérite et à acérer mes appréciations. je n'avais pas à me persuader que j'en avais eu pour mon argent, et d'ailleurs je ne me privais pas de sortir d'une salle si j'estimais que j'avais finalement mieux à faire à l'air libre.

c'est aussi au début de cette période que je me suis inscrite sur senscritique, un réseau social axé sur le partage de découvertes culturelles, dont la qualité tenait à la mise en valeur des textes des membres plutôt que celle de suggestions algorithmiques. j'ai pu enrichir la liste des films que je souhaitais voir avec de nombreux classiques, ainsi que quelques curiosités. enfin, de façon secondaire, je me laissais parfois guider par les programmations rétrospectives mises en place par les cinémas du 5ème arrondissement, la filmothèque du quartier latin en tête.

si j'ai été capable de resituer des séances qui précédaient de plusieurs années la création de mon site, c'est que je conserve mes tickets de cinéma depuis la fin de mon adolescence. j'en ai donc accumulé un petit volume. pour les protéger des déchirures, j'ai voulu les « plastifier » en y appliquant des bandes de scotch. mal m'en a pris : après juste quelques semaines, la colle avait dissous les encres ! mon colocataire, particulièrement inspiré, avait déclaré que j'avais échoué à arrêter le temps. ou quand le fétichisme efface littéralement la substance...

4. l'expansion numérique

motivée par la lente déliquescence de senscritique, j'ai fini par monter mon propre site de catalogage culturel en parallèle du présent blog. après deux ou trois ans de commentaires assidus à propos des films qui passaient sous mes yeux et des jeux qui passaient entre mes mains, mon écriture critique s'est tarie ; je me forçais toujours à inscrire quelques mots, mais c'était bien moins pour retenir mes impressions que pour définir une date en marge du commentaire et y ancrer mon expérience. la métadonnée s'étant changée en contenu, le système n'était plus adapté à ma pratique.

j'ai donc ajouté de nouveaux objets à ma base de données : des intervalles de temps visant à couvrir autant les films vus ponctuellement que les livres lus au fil de plusieurs semaines. ces modèles, toujours opérés avec le framework web django, ont en quelque sorte généralisé la logique de relevé des séances de cinéma que j'avais mise en place dès les premières semaines du site. l'information restait cependant éclatée entre les différentes fiches d'œuvre, et j'avais en tête de créer un outil de visualisation qui la condenserait sur une seule et même page. à la faveur d'un mi-temps thérapeutique, j'ai pu m'atteler à ce chantier l'été dernier, qui a abouti à cette chronologie.

pour l'implémenter, plutôt que de partir de zéro, j'ai fait un tour des bibliothèques javascript disponibles. vis-timeline semblait être celle qui se rapprochait le plus de ce que je cherchais, même si les exemples mis en avant ne payaient franchement pas de mine. après une bonne dose d'adaptations javascript et un peu de saupoudrage CSS, je suis contente du rendu interactif et visuel. les données, bien que mises à jour à chaque rafraîchissement de la page, chargent rapidement. j'ai fait en sorte que les filtres s'appliquent avec une animation légèrement aléatoire. la gestion des tooltips (ou infobulles) était un peu compliquée, mais en définitive ils apparaissent correctement centrés et renvoient vers les pages des œuvres comme je le souhaitais. youhou.

mon appétit de recensement est comblé, pour le moment en tout cas. il y aura sans doute d'autres itérations, d'autres projets chronophages et un brin vaniteux, dont je ne sais jamais trop s'ils tiennent de l'envie oisive ou de la nécessité contraignante. je suppose que pourrais habiller cette étrange volonté d'un peu plus d'amour-propre ; elle a beau être peu partagée et me faire douter de sa pertinence, elle a pourtant joué un rôle central pour mes compétences professionnelles autant que pour mes amitiés... je touche aux limites de ma réflexivité, alors que d'autres me jugent si besoin.

je fais planer ma souris sur les barres de différentes couleurs. des images fugitives s'affichent et font pétiller des souvenirs, des émotions tamisées, des bulles de passé. la fresque survole les mois et inscrit les jours, elle combine l'ensemble et le détail, rend un hommage tranquille à mes émotions submergées, et recueille un peu de l'élasticité du temps.

  1. ria,