Profession : photographe

Pendant quelques mois j'ai voulu « percer » dans la photographie.

Cette ambition a été peu fructueuse, et il est temps d'en balayer les vestiges.

Dût-elle revenir plus tard, ce billet vaudra pour rappel et avertissement.

Parcours

Fin 2017, j'étais en rupture avec mon cadre de vie. L'appréhension de ma transidentité, la vie parisienne frénétique et spectaculaire, le brouillard éthique de mon domaine professionnel... avaient rongé mes assises. Alors je suis partie, à la recherche d'une situation plus épanouissante.

Je valorisais le cinéma, et de par la modeste exposition que me conférait la publication de critiques sur un réseau social, le cinéma me le rendait. J'ai souhaité me verser plus avant dans les arts visuels, tout en donnant corps à certaines rêveries numériques ; techniquement et financièrement accessible, la photographie s'est présentée à l'intersection.

Bien vite, elle m'a investie. Dans le rythme séquentiel des séries et la logistique associée, j'ai trouvé une structure de pensée, de volonté, d'appréhension —le support opportun d'un être-au-monde fragilisé, peut-être. De façon plus singulière, la photographie est aussi devenue vecteur d'expression, source d'affirmation. Produits persistents d'une sensibilité élusive, mes images sublimaient le vieux désir de me dire (dont j'aimerais bien avoir le dernier mot, mais cette aventure-là piétine).

Le nomadisme et l'isolement social auxquels j'étais mi-disposée, mi-contrainte, entretenaient ces projets. Mais la précarité qu'ils creusaient s'est faite de plus en plus étouffante. Immobilisée pendant la convalescence de ma mastoplastie, et apaisée par la clôture du pénible feuilleton de ma transition administrative, j'ai pris un virage l'été dernier, et acté intérieurement mon installation à Nantes.

Dans cette sédentarité retrouvée, j'ai rapidement rejoint un dispositif d'accompagnement à la professionnalisation mis en place par le département au bénéfice des artistes en difficulté. J'ai pris mes repères parmi les différents acteurs de la culture et de l'art contemporain à Nantes, réseauté un peu, diffusé le portfolio, et cherché un chemin vers une exposition personnelle, ou bien vers d'autres opportunités susceptibles de conduire à une autonomie financière et un meilleur ancrage social.

Je crois toujours avoir en moi quelques idées d'images originales et de sujets sous-représentés, mais cette période a sapé les dernières traces de passion que j'éprouvais pour la photographie.

Obstacles

Les facteurs que j'associe à cet échec d'intégration sont multiples, et s'entrecroisent souvent.

  • La photographie d'art ne se contente pas de la production d'image : elle exige un discours sur l'image, et souvent l'y asujettit. Vis-à-vis de l'avancement professionnel, les qualités intrinsèques de l'image ne pèsent rien sans un plaidoyer de l'artiste, destiné à éblouir de ses bonnes intentions ou attester de son académisme. Il faut, évidemment, brouiller ces objectifs, cacher ces repères dans des formules imprécises et toujours réinterprétables, pour que tienne l'illusion collective de cette escroquerie intellectuelle. Je me suis livrée à l'écriture d'une telle « démarche » pour mon portfolio, mais je suis incapable de la défendre les yeux dans les yeux ; mon exercice critique du cinéma atteste par ailleurs de mon antipathie de longue date à l'égard de la surenchère conceptuelle. Quelles qu'en soient les motivations structurelles, écrémage social des artistes ou prétention à l'accessibilité par la langue, je tolère très mal cette règle.

  • Le caractère hybride de ma pratique, entre photographie et « arts numériques », complique les interactions avec les acteurs culturels, qui tendent à ségréguer les techniques de production.

  • Sans prétendre être au-dessus de toute critique, je peine à tolérer que mes travaux flottent dans le grand bain de l'art contemporain, placés sur le même plan que d'autres œuvres que je trouve stériles, déraisonnables ou malhonnêtes. Au contraire, la norme implicite et taboue demande de maintenir un silence poli, de suspendre son jugement, de ne froisser personne.

  • La photographie d'art est très rarement source d'indépendance financière à elle seule. Pour ma part, je n'ai ni une pratique de la photographie de commande, ni une activité artistique périphérique (ateliers, enseignement...), et ce par manque d'intérêt, de compétences et de réseau. Je ne dispose pas non plus à ce jour du cadre entrepreneurial qui me permettrait d'intercaler les projets artistiques au sein de l'exercice rémunérateur de mes qualifications informatiques —à supposer encore que j'en sois capable sur le plan cognitif.

  • Les dynamiques spéculatives de l'art contemporain me font grimacer, et je rejette l'idée d'une carrière qui s'appuie sur la rencontre ou le financement de collectionneurs opulents.

  • Mon capital social (au sens sociologique de l'expression) est médiocre, pour diverses raisons :
    • ma famille n'a aucun lien professionnel avec les secteurs culturel et artistique ;
    • mes études se sont déroulées dans le champ largement disjoint de l'ingénierie ;
    • la transidentité et la neurodivergence entretiennent la marginalité ;
    • la précarité et le nomadisme ont disloqué ou fragilisé de nombreuses amitiés ;
    • je n'entretiens plus de présence sur les réseaux sociaux en ligne ;
    • je vis en périphérie du centre urbain, des lieux de rencontre et d'activité, etc.

  • Ma condition psychologique est défavorable, qu'il s'agisse des shutdowns incapacitants qui grillent une journée ici et là, ou des rémanences de dépression qui brident ma motivation. Cause ou conséquence, il n'y a plus rien que je tienne viscéralement à exprimer.

  • Je ne dispose pas d'un lieu de travail dédié, la demande locale en ateliers étant bien plus grande que l'offre. Et le T2 partagé avec ma mère n'est guère propice à une activité professionnelle.

  • La perspective d'une précarité normalisée pendant une longue période de carrière, renseignée par des témoignages directs ou des études institutionnelles, est assez décourageante.

  • Ma formation et mon expérience professionnelle d'ingénieure, valorisées sur le marché de l'emploi, permettent et incitent à envisager des alternatives à la poursuite d'une carrière artistique, et ce d'autant plus dans la situation de malaise locatif que je connais.

Bien sûr, il y a un moment où on se demande si tous ces arguments ne sont pas des excuses pour camoufler un manque de talent. Mon avis là-dessus, après quelques années passées à observer et à m'immiscer dans la production d'art, c'est que le « talent » relève du même fantasme que le « mérite » dans les autres champs sociaux : il ne conditionne pas la réussite, il la consacre. Le mot relève de l'outil rhétorique et idéologique bien plus que d'une quelconque essence de l'artiste ; il s'applique surtout après que l'intégration soit jouée, méconnaît les prédispositions, célèbre les responsabilités individuelles, et vient réhausser comme un vernis l'ordre que l'on veut voir régner.

Perspectives

Même si l'absence totale de retour critique de la part des galeries que j'ai contactées a entamé ma confiance, les validations et les encouragements que j'ai reçus de la part de proches et d'autres artistes me laissent penser que mon travail et ses éventuels développements sauraient intéresser un plus large public. La frustration de ne pas trouver de porte d'entrée m'a fait réévaluer la pertinence des programmes (concrets) de diversité et d'inclusion : quand la différence suscite un parcours accidenté, la « diversité » et l'accès favorisé au milieu professionnel sont au moins aussi décisifs que l'« inclusion » et la résorption des discriminations à l'intérieur du milieu en question.

Certes, l'accompagnement que j'ai reçu de la part de l'agence amac m'a aidée à renflouer un minimum mon capital social, mais l'écart à combler demeure au-delà de l'énergie et de la volonté que je me sens en mesure de mobiliser aujourd'hui. Quand bien même, je n'échapperais pas à la précarité endémique, et je resterais sans doute en marge d'un milieu dont je ne parviens pas à assimiler les codes. J'ai considéré un moment la reprise d'études, mais elle n'effacerait pas ces écueils.

Bref, j'ai eu ma dose, je suis un peu nauséeuse, je me plains, mais ça passera. Probablement.