Rétrospective 2015-2025 : une décennie à contretemps

Un mail envoyé en réponse à l'invitation d'un élève des Mines à une table ronde inspirée par les désert'heureuses.


Bonjour Antoine,

Samuel m'avait effectivement mentionné ton projet, qui m'a l'air tout à fait louable. Pour ma part je n'envisage pas de participer directement à l'évènement, en bonne partie parce que je ne serais pas en mesure de présenter une idéologie très claire (et accessoirement parce que j'ai un engagement de longue date posé sur le 13 mars).

Cependant, je peux te parler de mon parcours.

Depuis ma formation IC aux Mines, j'ai fait :

  • 3 ans de recherche appliquée dans une agence publique de sécurité informatique,
  • 4 ans de projets artistiques et/ou personnels, hors de tout contrat,
  • 3 ans de développement informatique pour une start-up agriculture/tech,
  • et j'entame un nouvel arc tourné vers la presse jeu-vidéo et la promotion de jeux de réflexion.

Je n'étais pas très politisée quand j'étais aux Mines, mais mon origine sociale (classe moyenne) et ma queerness (faute de meilleur mot) m'avaient fait prendre en grippe l'ambiance "boys club" qui imbibait la vie étudiante. Je traînais aussi une dépression, depuis le lycée, qui n'arrangeait pas ma sociabilité. Je n'étais pas complètement à l'écart non plus, mais disons que je me sentais mieux dans les katas que n'importe où ailleurs.

Pendant les 3 ans de mon premier boulot, qui ne manquait pas de qualités, j'ai quand même découvert une double aliénation : la vie de bureau, et le travail de services "moderne", celui qui ne sert pas à grand-chose et sera balayé ou dépassé au bout de quelques mois. J'ai commencé à me soucier un peu de causes environnementales, mais ma désertion (temporaire) tient bien plus à l'idée que le travail qui m'était proposé constituait une impasse à mes plaisirs ou mes intérêts. Je menais un genre de double vie métro-boulot-pas dodo, à la place du dodo je hantais les salles de ciné, les katas, et je me bichonnais des trips au LSD. J'ai fini par mettre fin à mon contrat et quitter Paris, le sourire aux lèvres.

Les années qui ont suivi sont plus dispersées. Après une histoire de couple qui a mal tourné, je me suis baladée ici et là en France, à squatter chez de la famille ou des ami.es, en bidouillant mon site perso, en produisant des séries de photos, avec ou sans atelier de travail. J'avais mis un peu d'argent de côté, j'ai vécu sur les allocs de chômage puis sur le RSA. J'ai passé un peu de temps dans un tiers-lieu. Je n'ai pas enregistré beaucoup de ventes de photo, je n'ai pas eu de reconnaissance institutionnelle, mais je suis fière du travail de cette période. J'ai aussi beaucoup apprécié pouvoir passer du temps auprès de personnes qui me tenaient déjà à cœur, ou bien faire de nouvelles rencontres. Un ami (et futur compagnon), porté sur la philosophie et la pensée anarchiste, a élargi un peu plus mes horizons de pensée.

La période est enfin indissociable de ma transition de genre, qui n'a pas seulement été fatigante des deux points de vue médical et social, mais qui m'a aussi jetée dans un genre de vide administratif. J'ai été très en fracture avec ce que les Mines avaient pu projeter pour moi, mais c'est difficile de départager ce qui relève de choix de ma part ou bien d'empêchements tiers.

Je ne regrette pas ces péripéties, mais ultimement ce nomadisme n'était pas tenable sur la durée. Je pense que le tiers-lieu que j'ai mentionné en est assez emblématique : beaucoup de personnes qui parlaient de s'installer dans un lieu rural et communautaire, qui aimaient l'idée de ce que le lieu représente, mais qui finalement n'étaient jamais que de passage quelques jours, parce que l'endroit est paumé et que les activités sur place, simples et rugueuses, sont trop en rupture avec leur passif socio-culturel. Il n'y avait en gros que les gens au bord d'être à la rue qui décidaient de s'y installer, et repartaient quand iels trouvaient mieux ailleurs.

Peu de temps après que mes papiers ont enfin été régularisés, j'ai décidé de revenir m'installer en périphérie nantaise, et de signer à nouveau pour un poste d'ingé afin de louer et retrouver un chez-moi. J'ai dégoté ce contrat de dev backend pour une start-up / PME qui fait des stations météo connectées pour des exploitations agricoles. Je me disais que, d'un point de vue éthique, il y avait pire, mais j'étais convaincue avant même de signer que je retournais dans une situation aliénante. Mais j'avais besoin des thunes. Bref, entre ça et les casseroles de dépression que je me trimballais, au bout de quelques mois j'ai fait une tentative de suicide et j'ai passé quelques semaines en hôpital psychiatrique.

J'ai encaissé avec un traitement antidépresseur, j'ai repris le travail, retrouvé un logement, mon copain s'est installé avec moi et m'a beaucoup soutenue moralement. J'avais encore besoin de thunes pour finir ma transition, donc j'ai continué à bosser pour cette boîte, tout en continuant à constater les contradictions de l'économie verte (la boîte est bien moins tournée vers les petits exploitants qui vont vérifier la fonctionnalité du service, que vers les coopératives qui sont contentes de manipuler des gadgets verts) et les dysfonctionnements des projets agiles (l'équipe travaillait constamment à saturation pour livrer toujours plus de features essentiellement inutiles).

Voilà, et l'année dernière, après une période d'arrêt maladie, j'ai organisé mon départ de la boîte. Une opportunité professionnelle s'est présentée via une petite communauté Discord à laquelle je participais depuis quelques mois. Le changement est moins radical qu'au moment de mon départ de Paris, mais je me détache au moins des missions d'ingénierie pour m'essayer à un autre secteur qui m'a toujours intéressée, celui du jeu vidéo. J'ai un statut de travailleuse indépendante, mais dans les faits je suis contractualisée par une fondation états-unienne à hauteur de trois jours par semaine, pour couvrir l'actualité des jeux de réflexion et tenir un registre en ligne qui y est consacré. Je suis bien enthousiaste et j'espère que ça continuera !

J'ai le cerveau un peu grillé après un pavé comme ça, il manque peut-être une conclusion mais je ne chercherai pas plus à y mettre les formes. Je veux bien que tu m'en dises un peu plus sur l'évènement que vous avez prévu, même si je ne serai pas présente je suis quand même curieuse.

Bonne soirée,

Oriane

  1. ria,