Fata Morgana

un film de Werner Herzog (1971)

vu le 12 janvier 2015 au Grand Action

De nouvelles images

I keep going to a lot of places, and ending up somewhere I've already been.

Pourquoi le cinéma tient-il si fort à reproduire ce que nous connaissons déjà ? Honnis soient les metteurs en scène qui se détournèrent de la transgression de leurs origines foraines, ignorèrent les expérimentations des sulfureux surréalistes, et s'attachèrent à représenter cette fichue réalité. J'entends l'excuse que leurs tombes murmurent : sans ce souci de clarté, d'universalisme plan-plan, le cinéma n'aurait jamais accédé au moindre statut respectable.

Las ! Pendant que les carcasses de Griffith et DeMille sont rongées par les vers, une horde majoritaire de non-initiés, aveuglée par les immondices dégradantes qui caracolent au box-office, reste plus que jamais sourde à ses revendications de maturité. Plus grave encore, l'échec de cette conversion était inscrit dans son entreprise même : comment une pratique pourrait-elle s'élever au rang d'art, lorsque ses racines sont si fort parasitées par ce besoin de validation d'un public ayant soif de repères ? Un coup d'œil à l'histoire de la peinture, de la littérature, de la musique, suffit pour révéler le pathétique retard du cinéma en matière de puissance d'évocation, du fait d'un atterrant manque de confiance envers l'abstraction. Avec des aînés pareils, aventuriers, stimulants, sa jeunesse peine à m'inspirer de l'indulgence.

Je rêve d'un cinéma qui s'affranchisse de ces contraintes mimétiques. J'ai suffisamment observé le réel pour ne plus avoir envie d'y étudier des variations infinitésimales. Je m'ennuie de ces photocopies que, par habitude consacrée, par crainte de ne pas parvenir à mieux m'accomplir, je persiste à considérer et à commenter avec un désintérêt teinté d'amertume. Je veux un cinéma qui mette les mots en échec. Qui résiste à l'œil critique. Qui jette mon intellect à terre, et submerge ma sensibilité de ses puissances païennes. Je ne peux pas décrire ce cinéma autrement qu'en tournant autour, mais je sais au moins qu'il existe. Car Fata Morgana existe.

Les limites de l'exercice critique ont rarement été plus tangibles que face à ces troubles merveilles. Comment oserais-je soutenir que la succession de décollages fugitifs qui ouvre ce ballet visuel est, pour tous ceux qui l'observent, indescriptible ? Et comment pourrais-je garantir qu'un autre spectateur vive ce que je suis incapable de définir ? Pourtant, je sens en moi cette résonance, qui ne s'explique ni par une connaissance factuelle des événements en jeu, ni par une analyse des techniques cinématographiques pour leur représentation, ni même par leur signification au sein d'un système de pensée quelconque. Fata Morgana ne veut rien dire ; refuse sans complexe de commenter et de se laisser commenter. Le film s'adresse à moi dans un langage parlé exclusivement par le cinéma, et je m'abandonne à son chant ésotérique.

La caméra est une sirène dont les appels inintelligibles se muent en une litanie fascinante. Précédant de plusieurs dizaines d'années le Rêve solaire de Patrick Bokanowski, Werner Herzog tentait de capturer des images qui n'avaient été vues ni au cinéma, ni des hommes. Le projet d'origine, indifféremment mis en retrait, ou peut-être silencieusement accompli, consistait d'ailleurs à simuler le documentaire que des créatures de la galaxie d'Andromède auraient tourné à la découverte d'une planète abandonnée. Sans les explications concédées longtemps après le tournage (que je me garderai bien d'éventer ici), certaines prises aériennes, fluctuantes, multiformes, défient le sens des proportions et se dérobent à nos réflexes d'analogie.

La révélation de ces espaces mentaux n'est pas forcément frappante, dans la gamme émotionnelle et instantanée que le cinéma narratif nous a fait adopter comme mesure. Pourtant, sur la durée, c'est bien contre eux que mon esprit vagabond retourne le plus spontanément se lover. Le déchirement de L'Aurore et l'adrénaline de Fury Road se désintègrent au-delà de leurs génériques respectifs, mais les mondes de Fata Morgana, de The Master, des Mille et une nuits, survivent paradoxalement à leur absence d'intensité. Ils peuvent renaître en moi, sans effort, et je plonge avec confiance dans leur dimension exaltante et méditative.

L'appréciation d'une œuvre dérive lentement en une baignade amniotique, entre flux de souvenirs et poches de rêves. Les travellings horizontaux sur les dunes illimitées se sont glissés dans ma mémoire, invités entourés par les précieuses capsules de passé qui renferment mes identités révolues. La piste de la réminiscence platonique se profile, éclairant à la fois mon adhérence intérieure, si profonde et spontanée, ainsi que l'évanouissement apparent du cinéaste, dissout dans l'émergence d'un éther qui semble précéder sa propre existence. Les accents religieux et mythologiques des poèmes qui bercent Fata Morgana tracent un écho naturel à cette exploration d'un mystère de grandeur biblique.

D'où vient donc cette puissance que mon sens critique ne sait circonscrire ni par les mots, ni même par les idées ? Une forme atomique telle qu'offerte par le film de Herzog, parce qu'elle est à la fois source et manifeste des secrets ressentis, est la plus pure que le cinéma ait à offrir. Cette essence artistique, qui outrepasse la raison, n'est contenue ni dans les objets filmés, déserts distants d'une seconde à l'autre de milliers de kilomètres, ni dans le scénario, puzzle encore inexistant au moment des prises de vue. Le mystère, indivisible ou non, ne trahit pas ses constituants ; tout au plus peut-on reconnaître le liant de la mise en scène en tant que révélateur. Qu'elle précède l'auteur qu'elle traverse, alors pantin de phénomènes ambiants et fabuleux, ou bien qu'elle en émane par une fascinante transcendance : fuyante malgré son évidence, telle est la vérité extatique.

A knowledge of the existence of something we cannot penetrate, our perceptions of the profoundest reason and the most radiant beauty, which only in their most primitive forms are accessible to our minds...