Le handicap trans [2/6] – Se découvrir faible

Cet article est la deuxième partie d'une série en cours :
Le handicap trans. Pour une considération de la transidentité en tant que handicap.

2. Se découvrir faible

Face aux éléments qui motivent à envisager la transidentité sous l'angle du handicap, il existe des dispositions qui, au contraire, peuvent en décourager.

Pendant les années qui ont précédé ma transition, je m'identifiais en tant qu'homme gay, ou parfois bi. Ma perception des minorités sexuelles se faisait par le prisme d'un groupe qui, à force de lutte collective, avait conquis une certaine respectabilité en France. Le peur et le rejet de l'homosexualité étaient devenus, sur la place publique en tout cas, l'apanage de dinosaures réactionnaires contre qui les cibles du ridicule s'étaient retournées. L'adoption du mariage pour tous, en dépit de l'opposition tapageuse qu'il avait générée, entérinait à mes yeux la possibilité d'une vie normale. L'homosexualité ne serait plus synonyme d'obstacles.

On peut critiquer la candeur de cette vision ; ce qui m'importe ici, c'est la mise en place de l'opinion selon laquelle mon identité ne m'exposerait pas à des souffrances. Je ne percevais pas que ma dysphorie serait l'objet de longues péripéties médicales. Je n'imaginais pas que les présupposés cisgenres auraient autant d'impact sur ma vie, mon temps, mes émotions. J'étais dans l'illusion d'une victoire définitive de la « communauté LGBT », ce qui m’incitait à minimiser la dureté trouble-fête de nos vécus trans. Dans l'espace politique, l’acronyme a permis de rassembler différentes forces, mais il tend aussi à amalgamer et à réduire la visibilité de luttes spécifiques.

Le biais dont j'étais victime est sans doute moins répandu aujourd'hui, du fait de l'exposition médiatique accrue des transidentités au cours des dernières années. Mais cette évolution est à double tranchant : la sensibilisation du public s'est accompagnée d'une polarisation des discours et des attitudes. Sous l'impulsion d'une nouvelle génération, la doxa militante a largement rompu avec l'idéologie médico-assimilationniste, que portaient par exemple l'Association du syndrome de Benjamin, ou l'Association Aide aux Transsexuels. Les luttes actuelles se formulent plutôt dans le registre des libertés individuelles, à l'image du mot d'ordre de la marche ExisTransInter 2022 : « On vise l'autonomie, pas la survie ! » Le collectif mentionne bien, dans son communiqué, des besoins de « soutien », de « protection », d'« accompagne[ment] », mais c'est d'abord l'« autonomie » qui est mise en avant. Et dans l'arène des médias de masse, ou dans les chambres assiégées des réseaux sociaux, ces nuances de discours émergent encore moins.

Il est tentant d'inscrire cette évolution dans un contexte économique et politique plus large, qui a pris en grippe l'idée d'assistance. Le mot, manié avec méfiance ou dégoût, est parvenu à réunir des groupes sociaux disparates dans un même désamour. Un autre écueil, cependant, accompagne l'évocation du handicap : celui du validisme. Le handicap suscite encore trop souvent des réactions de gêne ou de pitié qui, sous couvert de compassion, dressent surtout des barrières d'altérité. J'ai parfois le sentiment que la dénonciation de la psychiatrisation des transidentités, malgré un objectif légitime, prend excessivement appui sur la volonté de se distinguer comme élément sain (et productif) de la société. Peut-on sérieusement critiquer les frontières du sexe et du genre, tout en continuant de craindre et nourrir celles du handicap ? À l'image des personnes malmenées par le néolibéralisme mais pourtant rétives à l'idée d'être assistées, j'avance qu'un certain validisme est à l'œuvre dans le peu d'intérêt témoigné pour la question du handicap au sein des réflexions trans.

Mon intention n'est pas de pointer des erreurs, mais d'ouvrir la porte pour que les idées circulent, avec l'espoir que nos vies s'en améliorent. J'entends qu'insister sur nos vulnérabilités ne passe pas pour une voie engageante, à l'heure où les mouvements réactionnaires attisent la transphobie avec une intensité inédite. Moi-même, je n'emprunterais sans doute pas cette voie sans avoir été confrontée à la question du handicap par le biais de l'autisme. De la réification médicale aux paniques complotistes, la transidentité et l'autisme recouvrent des phénomènes dont les évolutions s'éclairent mutuellement. Je ne prétendrai pas anticiper tout ce que peut produire l'interprétation de la transidentité en tant que handicap, mais j'ai la conviction que le cloisonnement des deux champs sur la base d'a priori validistes est une erreur. Ne laissons pas les oppressions instiller en nous la peur d'apparaître en difficulté, ou de demander de l'aide lorsque nous en avons besoin.

Une dernière raison pour laquelle l'idée d'un handicap ne m'est venue qu'après plusieurs années de transition, c'est que j'étais trop occupée à prendre en charge, à surmonter une situation qui ne me convenait pas. Le feu des épreuves se prête mal à la contemplation des faiblesses ; il exige au contraire des manifestations de courage, de discernement, d'endurance. J'ai développé une certaine tolérance au fait d'être indisposée, qui me fait parfois oublier que les efforts que je déploie ne sont pas anodins...

Mes proches m'ont souvent répété que je faisais preuve d'une grande force. À quelques reprises, ce sont même des inconnu·es qui, mis·es au courant de ma transidentité, ont félicité mon courage ou ma ténacité —leur compassion identique à celle que j'ai pu voir manifestée auprès de personnes en fauteuil roulant. Il faut voir en face la dialectique contenue dans ces bonnes paroles : on célèbre ma force individuelle à la mesure des situations de faiblesse parmi lesquelles j'existe. Chaque bravoure trans a sa source dans un environnement handicapant.

Je me savais forte, et je me suis découverte faible. L'un n'est pas moins digne que l'autre.

  1. ria,