Randonnée en Corse

L'idée était de partir de la mer, de traverser les montagnes, et d'arriver à la mer de l'autre côté. De rapetisser les distances. De donner corps à la géographie. Et d'avoir du temps pour moi seule. Il y avait de l'ingénuité là-dedans, mais pas assez pour m'arrêter. J'ai débarqué du ferry le 30 août, et j'ai marché dix jours —dans le temps comme dans l'espace, il n'y avait en fait pas besoin d'aller plus loin pour arriver au bout. Entre les lignes de mon guide, j'ai gribouillé un journal impromptu.

Itinéraire

Depuis le port de l'Île Rousse, j'ai cherché à rejoindre le GR20, qui commence à Calenzana. L'itinéraire était parfois hasardeux ; je suis parvenue au début du sentier le lendemain midi. J'ai, ensuite, à peu près suivi le cheminement traditionnel, en m'arrêtant à chaque refuge, soir après soir, au fil des sources. Le sixième soir, pour des raisons clarifiées dans le journal, j'ai décidé que je jouerais ma carte de rapatriement en avance : à Vizzavona plutôt qu'à Conca.

Équipement

J'avais recensé mes affaires après une rando dans les Causses du Quercy, et la liste a très peu bougé d'une année à l'autre. J'ai gagné un peu de poids en éliminant ce que j'avais relevé comme étant inutile. Sur la ligne de départ, en comptant la nourriture et la poche à eau remplie, mon sac pesait 14kg. J'étais équipée, cette fois, d'un flacon d'huile d'olive et d'un sachet d'herbes de Provence, qui m'ont bien fait plaisir. Et j'avais embarqué deux doses de shampooing dans un autre flacon.

Mes chaussures ne m'ont causé aucune ampoule et mes pieds n'ont pas gonflé à l'intérieur, ce qui est une nette amélioration par rapport à mon escapade précédente. Par contre, elles n'étaient franchement pas adaptées au terrain, et ont plus ou moins rendu l'âme face au sol accidenté, aux passages à travers les éboulis, et aux moments d'escalade... Il y a mort moins glorieuse !

une chaussure au bout décollé, à la claque arrachée

Journal

Jour 1

Île Rousse - Montemaggiore. Le ferry est arrivé en retard, 17h au lieu de 13h30. Fin de la journée au bord d'une départementale, dans le noir... Mais je suis heureuse de retrouver la Corse et je suis contente des premiers chemins parcourus. L'heure dorée sur le village de Sant'Antonino ! Il n'y avait que le hasard de la route pour m'amener dans un endroit aussi beau.

Vers 22h, je prends une pause à la fontaine de Montemaggiore/Monte Maio. C'est apparemment aussi le terrain de pétanque communal, où un petit groupe s'installe quelques minutes après mon arrivée. Je me laisse aller à regarder. Je discute avec Ange, qui était dans le même ferry que moi, mais a pris le taxi pour venir, et ne manque pas d'être surpris par mon trajet à pied. Il m'aide à monter ma tente vers minuit, du côté de l'école. Des vaches vagabondent. Depuis le deuxième étage, un homme me hèle : « elles ne sont pas méchantes ! » Il sort ensuite... un fusil ?! et tire deux-trois coups silencieux en direction des vaches. Je ne l'ai pourtant pas rêvé...

Jour 2

Départ vers 9h. Depuis la même fenêtre, le bonhomme d'hier soir me descend un café, le verre attaché à une corde. Je ne saurai sans doute jamais comment il s'est débrouillé... Sorcellerie. L'itinéraire donné en sortie du village par Google Maps est catastrophique. Je finis dans les ronces avant de renoncer et de revenir au niveau de la route, déjà épuisée. Je me plante dans une deuxième tentative de ne pas suivre la départementale. Le troisième essai, un peu plus loin, est fructueux.

J'arrive à Calenzana à 13h. En boulangerie, je m'accorde un dernier sandwich et une tarte aux pommes excellente. Je pressens que le plaisir de manger sera plus difficile à assouvir... Le chemin est fatigant. J'arrive dans le noir, vers 20h30. Ma frontale a un faux contact, ou peut-être plus assez de piles, oups. Je fais les derniers mètres en compagnie d'un randonneur qui nous éclaire avec sa lampe. Le gardien du refuge est très sympa. J'ai droit à un repas à l'œil, et consistant avec ça. Et une gorgée de Tripel Karmeliet en bonus. Plus d'emplacement de tente disponible, et « tu ne vas pas t'amuser à monter ta tente dans le noir ». Je prends possession d'une tente 3 places, censée se déplier en deux secondes. Pas évident quand il y a déjà d'autres tentes autour.

Réveil dans la nuit pour faire pipi. Batterie introuvable pour faire tourner la lampe de mon portable, déjà presque déchargé... Par contre, ma frontale se rallume ! J'ai aussi un t-shirt noir qui a disparu, ça me travaille un peu, mais je suis crevée et je ne tarde pas à me rendormir.

Jour 3

Nuit fraîche. Parmi les derniers départs, vers 9h15. Ma batterie est réapparue à la lumière du jour. Le chemin est éprouvant. Une descente dans les gravas, particulièrement horrible. Mais les paysages sont incroyables. Nuages à mi-parcours. Le bruit d'un nuage poussé à flanc de montagne, qui s'effiloche dans un arbre à quelques mètres de moi. Frissons. Viennent en mémoire le plan d'ouverture d'Aguirre de Herzog, et le plus beau plan de The Assassin de HHH.

Arrivée vers 19h. Dîner avec Nick et Martin, père et fils, 70 et 40 ans, originaires de Rugby, en Angleterre. Douche dans le noir, puis dodo. Froid au nez ! En même temps, coup de soleil dessus !

Jour 4

Pas de portable, donc pas de réveil. Départ à 8h45. Un couple avec qui j'avais brièvement échangé les deux derniers jours, abandonne et revient par Bonifatu. Arrivée tranquille à 17h15. J'ai croisé Nick et Martin à plusieurs reprises. Les genoux ont douillé, je tâche d'y aller tranquillement. Je trouve un billet de 5€ par terre. Je m'achèterai une bière avec, au bout de la quatrième étape (demain soir donc). La plus difficile ? En tout cas, elle m'effraie. Incompréhension face aux gens qui veulent aller le plus vite possible. Qui sont dans la performance. Comment peuvent-ils profiter des paysages ?

Arrivée au plus haut point, j'étais prête à faire des pâtes, mais je n'avais plus assez d'eau... Dépitée, je m'apprête à repartir. Et mon sac de couchage dévale une falaise. La belle oriânerie ! J'avais oublié que je l'avais décroché, et au moment de refermer mon sac, en haut d'une avancée rocheuse, un mouvement un peu brusque... Je fais quelques acrobaties pour repérer où il est tombé, je remonte, et je parviens à le récupérer en faisant un bout d'escalade depuis la suite du sentier qui, par chance, passe en contrebas. Se déplacer sans le sac sur le dos me fait me sentir tellement légère.

Échanges avec Bilal, allemand, une âme de drifter. Tensions avec Lisa, sa compagne de rando, plus lente que lui. Je n'en saisis pas plus. Je les recroise plus loin. À l'improviste : est-ce qu'il peut dormir dans ma tente s'il n'y a pas de place ailleurs ? OK de ma part, prise de court mais pourquoi pas. Sur la descente, discussion sur nos voyages, et sur le fait de voyager. Don't be mistaken, traveling for 16 months hasn't made me happier. Je parle aussi un bon moment de harcèlement. Ce qu'on cherche dans la vie. Le temps passe plus vite. Je vois moins de choses, mais c'est moins pénible aussi.

Bilal m'enjoint à ne pas payer ma place de bivouac (lui, finalement, dort dans le refuge). Oui. Par la suite je ne paierai qu'un bivouac sur deux environ. Je ne trouve pas juste de demander à quelqu'un qui vit largement sous le seuil de pauvreté (c'est moi), 8€ pour occuper, le temps d'une nuit, un espace minuscule au milieu d'un parc naturel. Avoir à me défendre face à moi-même.

Mon t-shirt et mes chaussettes ont séché. Une victoire sur la nature ! Se voir dans le miroir après la douche. Mal coiffée, cramée par le soleil. Mon visage chauffe, le dos de mes mains aussi. Égratignures, bleus, pieds et genoux faibles. Mais c'est ok. Pas d'ampoules. Je m'inquiète pour l'état de mes baskets, qui se déchirent lentement... Et mon t-shirt noir est réapparu dans la tente ?!?

Soudain les nuages, plus de vallée, seulement du gris. La lumière de la station qui cisaille la brume.

Jour 5

Qualité des rêves en hausse. Réveil à 7h pour cette journée difficile. Mais avec le froid, impossible de se lever... Finalement, départ à 9h30. Peur de ne pas arriver au refuge à temps. Mais je suis en meilleure forme qu'hier matin. Ascension à 2600m, difficile. Au sommet de la pointe des Éboulis à 15h. Descente bien plus rapide : arrivée au refuge à 18h. Je suis même encore dans les temps pour commander ce repas chaud sur lequel je fantasmais. Même s'il n'arrivera qu'à 20h30. La pluie sur la tente. Le bruit de l'abri. Le sentiment que le plus dur est fait. J'irai jusqu'au bout, sauf incident.

Front de montagnes tout vert, oxyde de fer j'imagine. Formations géologiques spectaculaires (en dehors des éboulis de part et d'autre de la pointe...) Les lichens jaunes qui coulent du Monte Cintu.

Orteils fatigués par la descente. Le sel qui cristallise sur mon front, la transpiration si vite séchée par le vent. D'ailleurs le vent est très froid au sommet, j'ai les mains glacées... et toujours brûlées. Rien de moins que trois couches de crème solaire pour les protéger avant midi. Couleur rouge, piquetée de violet... Par contre, j'ai les bronches dégagées, je respire des deux narines, bien mieux qu'en milieu urbain. Ma vue se brouille un peu sur la descente. Fatigue, faim ? Un état second.

Une tête de groupe à qui je demande à combien de temps se trouve le sommet. Je n'entends pas et il parle de moins en moins fort, me forçant à répéter. Il rigole seul à sa propre blague. Quel gros con.

Il est temps d'accepter qu'une autonomie pleine n'existe pas. Que l'idéal que j'entretiens est illusoire. Je me repose sur un équipement issu de sociétés tentaculaires et d'imports transnationaux. Je ne suis pas absolument dépendante des services des refuges (douche, repas, épicerie), mais j'y ai quand même recours. Techniquement, je n'ai même pas le droit de planter ma tente où je le souhaite dans le parc. J'ai beau être au milieu de nulle part, je me sens encore moins libre que d'habitude.

Aucun réseau. J'aimerais laisser un rapide message d'infos à Geo et Anne, et un autre à Nico.

La perception du temps n'a rien de linéaire. Où sont les études ? Phénoménologie et vulgarisation.

La saveur de la première gorgée de bière, puis des pâtes en sauce. Et le pain, presque frais. Je discute avec l'équipe du refuge. Il n'y a pas de gardienne, actuellement, qui soit en charge d'un des refuges sur le GR. Mais il y en a eu par le passé. Oriânerie en puissance, numéro deux : descendre le chemin du refuge à ma tente, un peu ivre, dans une nuit noire, avec la lampe de mon téléphone à 1%... Heureusement, elle a tenu. Ce soir-là, on ne rigolait pas avec le brossage de dents.

Jour 6

Pipi au clair de lune. Les crêtes vaporeuses à l’horizon me rappellent la photographie Blue Hills de Sally Mann. Insomnie passée à réfléchir à l’organisation d’une expo potentielle, avec un contact que j’ai pris à Nice, la veille du ferry. Autrement, rêves intenses. Lever à 8h, sans réveil. Au refuge à 14h30. Je poursuis mon chemin pour alléger la longue étape de demain. J’arrive à Castel de Vergio, un hôtel au milieu de nulle part avec une aire de camping, à 18h45. Le plaisir des cheveux propres.

Up, up, up, can only go up from here / Up, up, up, up where the clouds gonna clear (Shania Twain)
My feet can’t cross the parking lot / The parking lot is way too hot (Animal Collective)
Mais te voilà jolie bruine, jolie bruine, jolie bruine / Si claire, si bleue, si fine (Camille)

Encore des paysages spectaculaires, même si la vue se lasse un peu. Un cirque verdoyant ! De la forêt pour interrompre la roche ! Le plan sur la vallée de The Ballad of Buster Scruggs, des frères Coen.

Une femme en position du lotus, face à la vallée dégagée. Vision frappante. Quelques secondes plus tard, je vois l’homme qui s’approche, observe, dirige, et photographie. La position était une pose, elle était factice. Quelle méditation possible, lorsqu’on se sait modèle ? Un second incident : un couple me croise pendant que je fixe l’horizon, sort un portable vingt mètres plus loin, prend une photo en pointant dans la direction que je regardais, continue son chemin. Je me suis déplacée pour vérifier, mais leur prise de vue était forcément médiocre, avec un arbre quelconque en plein devant les montagnes. Même comportement aterrant qui s’observe dans les musées. Il n’y a pas de « j’ai compris, je ressens », avant tout un « j’y étais, je peux ressentir ». Place de la FOMO dans la pratique des photos de paysages et/ou de vacances. Pour les classes moyennes, il ne s’agit plus tant aujourd’hui de manifester son statut social (cf. consommation ostentatoire) que de signifier aux autres que l’on est pas en train de passer à côté d’une expérience agréable, d’une chose à vivre. En plein dans La société du spectacle décrite par Guy Debord.

Pourtant, témoigner visuellement de la scène ne dit rien sur l’état émotionnel de la personne. Si elle éprouve un plaisir authentique. Pour moi, c’est même souvent antinomique. Je ne peux pas simultanément être traversée par le frisson esthétique et puis prendre une photo (en partie parce que la photographie me demande un investissement cognitif qui laisse peu de place à une appréciation sensorielle directe et intense). Voilà pourquoi je prends peu de photos souvenirs, qui me distraieraient des choses elle-même, et du sentiment d’unité et des moments d’épiphanie (when something clicks, when things fall into place, when everything aligns) que je poursuis. Mais qui connaît ce frisson, au juste ? Était-il vraiment plus répandu avant l’avènement des smartphones ? Avant la démocratisation de la photographie ? Et qui le cultive ? Je partage finalement très peu sur ce sujet.

Une autre réflexion, en fin de journée : je comprends soudain que j’ai eu assez de réponses en cinq jours de marche et de semi-solitude (une durée qui correspond d’ailleurs au moment où j’avais commencé à ressentir de la lassitude dans le Lot). Je préfèrerais revenir vers mes proches et penser cette expo, plutôt que de prouver que j’aurais pu faire le chemin jusqu’au bout. Ce serait d’ailleurs une preuve apportée à d’autres, puisque depuis hier je suis persuadée que je pourrais terminer. L'objectif était arbitraire, ce n’était qu’un support à expériences, et je n’ai pas de raison de m’y tenir. Comme je l’ai dit avant-hier à Bilal, je ne suis pas dans la performance. Il restait à en prendre acte.

Jour 7

Réveil à 8h15 par le soleil. Appel à Geoffrey puis ma mère pour mettre au point mon arrêt du GR à Vizzavona, dans quatre jours. C'est okay de leur côté. Un quart d'heure de pensées dépressives, sans doute le contrecoup des règles que j'ai changées avant le terme du projet.

L'odeur des pins chauds. Le lac de Ninu serait idyllique, sans les gens qui zigzaguent sur les herbes fragiles, et le charnier de bouses de vaches. Mais sinon : les plantes aquatiques sur les rives ! Sous les reflets du soleil, leur texture incroyable. Le meilleur parallèle que je me propose au bout de quelques minutes : un merveilleux au chocolat, pailleté, craquant, tout en puissance d'être brisé. De l'argent, du rouge, du vert... Au coucher, il y aura deux feux à l'horizon : le soleil rosa-bricot, et les courbes de l'incendie lancé par la bergerie pour « nettoyer » un versant de montagne.

Sous l'envie d'en finir, j'accélère dans les dernières 45 minutes. Le corps répond à l'appel. Au refuge à 17h. La douche chaude, si agréable ! Je retrouve Bilal à table, et je raconte pas mal ma vie. Mention du LSD, des microdoses. Lui a catégoriquement arrêté de fumer et de boire il y a quelques années. Il s'interroge sur l'ayahuasca, dans un cadre chamanique (si jamais ça a lieu). Je lui laisse un peu plus de place dans la discussion. Il parle de régimes alimentaires. Puis du poids de l'Islam, de par ses parents. Son père lui faisait de nombreux reproches parce qu'il craignait l'enfer pour lui-même. Le mot d'ordre, depuis son déclic holistique : I don't live to fulfill other people's wishes.

À côté de ma tente ce soir, un couple triste. Le mec se déverse sur sa compagne en piques passives-agressives. Envie de l'engueuler pour tout son mansplaining. En face, muette, pathétique, elle fait la morte, elle encaisse. Avant le repas, le gars était tolérable, mais après un ou deux verres et une fois la tente refermée : sa femme est une incapable, et la cause de tous ses malheurs. Il n'est pas le seul à avoir fêté cette longue étape avec de l'alcool. Les gens ivres sont plutôt moches.

Jour 8

Nuit horrible. Le sol est un peu incliné sur la largeur de la tente, et je me bloque le dos deux minutes après m'être couchée. Je me tortille et finis par plier le matelas pour le mettre en travers de la tente. Je passe la nuit avec les genoux repliés et me réveille trois fois, avec dans le lot une insomnie de deux à trois heures passées à cogiter sur plusieurs choses que je veux faire en rentrant. Il est loin, l'ancrage dans le présent ! Le réveil est à peine moins pénible : dans le froid et l'humidité, car le refuge est caché du soleil par une crête. La tente est trempée, rien n'a séché dehors... Je pars quand même à 8h45, sans soleil. Arrivée à 16h, je trouve ma progression plutôt efficace.

Bilal me rejoint pour une moitié de la première longue montée. Discussion sur les apports de la méditation et les techniques qu'il utilise. Le souffle (plus spécifiquement, le tummo tibétain), et l'alimentation à nouveau. Je mentionne mon traitement hormonal, son impact sur mes humeurs, mon cheminement contre la dépression. J'espère garder un minimum contact au-delà de la randonnée. Après coup, je me demande si les personnes tournées vers des médecines alternatives regardent les études de genre avec une méfiance comparable à celle dont je fais preuve sur leurs propres sujets de prédilection. Plus loin, je discute avec un couple flamand, puis encore ailleurs, avec un garçon pas mal. Je me trouve bavarde. Mon small talk vaut-il mieux que les « exploits » à travers le monde que les randonneurs ou les étudiants expats listent avec vanité ?

Je disais que la vue s'use. Pas de déclic aujourd'hui, malgré des paysages remarquables (tellement scenic qu'on pourrait ouvrir une usine Renault). Un chatouillement seulement, en toute fin de journée : un jeu de nuages et de soleil, qui donne l'impression qu'un sommet est couvert de neige.

La fatigue de la nuit dernière finit clairement par me rattraper. Au refuge, je parviens à sécher la tente et les vêtements en les exposant bien au vent. Préoccupations passagères, ambivalentes, autour de mon passing dans le cadre de la randonnée. Je m'offre un repas chaud, tant pis pour la culpabilité de la viande. Mais, par cette température, pas de bière. J'ai encore dix minutes à tuer après l'installation et la rédaction du journal, c'est la première fois depuis mon arrivée en Corse !

J'aime que les refuges soient chacun différent. L'emplacement, l'équipe, les services. Une ambiance. Ici, le petit salé est excellent. Les lentilles chaudes, le lard craquant. Du plaisir envoyé dans tout le corps. Je me couche avant le soleil, je ne me souviens pas de la dernière fois où c'était arrivé.

Le brouillard, par hordes de cachalots moutonneux, ou en mains spectrales, équarries par les crêtes.

Jour 9

Nouvelle nuit terrible. Réveil à 23h30. Encore une insomnie à planifier mon retour du GR. Essayer d'être dans le présent, ou écouter ces pensées insistantes ? Quoi que je souhaite, je n'arrive pas à passer outre. Vers 1h du matin, je finis par ouvrir mon bouquin de philosophie de la conscience, et j'en avale une cinquantaine de pages. Ça me calme. À 2h du matin, les vents sont tellement violents que deux des sardines sont arrachées et qu'une partie de la tente s'effondre sur moi pendant que je lis. Je ne me débrouille pas bien la première fois, ce qui me force à ressortir une seconde fois pour remettre les choses en place. Je m'endors et me réveille plusieurs fois. Rêves intenses. Serait-il possible que j'aie moins de ces rêves, depuis plusieurs mois, parce que dans l'éveil je poursuis mieux mes aspirations qu'auparavant ? Et cette intensité est de retour car je me sens immobile sur le moment ? Enfin, lever avec le soleil et la chaleur à 8h45. Plus une trace de la tempête, si ce n'est la terre un peu partout dans ma tente. Départ tranquille à 10h30.

Handicaps du matin, comme un jeu de mauvais goût : poser le pied gauche à plat (inflammation plantaire), ne pas prendre appui sur les orteils du pied droit (bout de peau arrachée par un ongle à l'orteil voisin), et ne pas ramener l'épaule droite en arrière (coup de soleil sévère)...

Pause à la bergerie de Tolla, au bas de la vallée. Bière, charcuterie, fromage. Plaisirs des sens, à nouveau. Une cohorte de cinq bros débarque et fanfaronne pour les quatre bières que leur reste d'argent liquide leur permet d'acheter. Je dépèce mes rondelles de saucisson en faisant jouer mon Opinel, et je savoure intérieurement mon image émasculatrice. Discussion, ensuite, avec un ami du berger, la soixantaine, qui confirme que les nuits sur le plateau du précédent refuge sont généralement inhospitalières, et évoque le temps où il était à peine concevable de chercher à faire plus d'une étape par jour. « On se levait à 8h30, on partait à 9h30. Maintenant, à 9h30, certains ont déjà fait une étape. » Je ne suis pas fâchée de perpétuer les anciennes mœurs.

L'eau d'une source une demi-heure après la bergerie, si fraîche ! Un ou deux frissons inattendus dans la journée. Descente par une forêt de pins. Encore une fois, leur odeur chaude, sèche mais enveloppante. Remontée plus agréable qu'attendu, par une forêt humide de hêtres. Je n'étais pas redescendue sous les 1000m d'altitude depuis Calenzana. À nouveau, au refuge, des jeux de brouillard. Il écume des crêtes, nous encercle, comme dans un chaudron inversé.

Un demi-litre de soupe, 300g de plat réhydraté, quelques carreaux de chocolat acheté en appoint : j'ai l'impression de me goinfrer, ce soir. Mais rendez-moi mes fruits et légumes frais !

Jour 10

Nuit assez paisible. Réveil à 3h, mais je n'attends pas pour prendre le livre, avant de me rendormir. Le sommeil récupéré fait la différence : 700m de dénivelé en guise de petit déj, et ça me dérange à peine. Par contre la descente... Comme les journées sont longues. (Tryo) Je n'ai plus grand-chose à savourer, je veux juste arriver au bout. Après le sommet, je suis dans l'attente. Rien de remarquable, sauf un instant manucure/coupe-ongles face à la vallée de l'Agnone. Mollet gauche qui m'élance pour le deuxième jour de suite. Basket droite explosée. Je fête l'arrivée avec une petite bière blanche. Peut-être que je n'aurais pas pu faire les sept autres jours au sud. Ça n'a pas d'importance.

trois chiens tournés vers les montagnes, éclairées par le soleil couchant