Aguirre, la colère de Dieu

Aguirre, der Zorn Gottes

un film de Werner Herzog (1972)

vu le 8 décembre 2014 au Grand Action

Absolu

Je n'ai pas peur de la mort, car je ne mourrai jamais. Ma finitude est un échec, une aberration, et je ne l'accepterai pas. Je serai tout. Je ne peux pas mourir.

Mon corps part en lambeaux. Les sangles retiennent des membres qui ne m'appartiennent pas. Les clous des coutures sont mes articulations. Mes jambes vacillent sous ma puissance terrible. Mon dos hurle, mais je l'ignore. J'ai tué mon sommeil et mes muscles tremblent de subir le même sort.

La jungle étouffe le cadre, mais ses menaces risibles ne m'atteignent pas. La nature est trop physique pour avoir droit à mon attention. Son gigantisme, ma volonté l'écrase. Les proportions ne valent rien face à mon éternité. Je ferai la conquête du Nouveau Monde tout en renversant la Couronne espagnole. Face à la magnificence de ma création, ces incapables se jetteront à mes pieds.

Vous valez à peine mon mépris. Comme les derniers porcs, vous pleurnichez sans cesse sur la nourriture, alors que je vous promets un empire d'une beauté dont la seule évocation devrait vous faire frémir. Je m'avilis à vous parler, car vous restez les outils les plus simples à sacrifier pour l'accomplissement de mon miracle. Mais vous n'êtes pas des hommes. Vous n'existez pas.

Vos souffrances m'indiffèrent. Laissez la mélodie de la flûte tromper l'angoisse qui vous sert de vie. Je ne partage pas votre faiblesse. Je ne mourrai pas. Perdue dans votre fange, peut-être que ma fille existe. Elle partage ma chair. Si elle meurt, c'est moi qui meurs. Alors la voir mourir est indigne d'elle, indigne de moi. Alors je n'aurai pas d'enfant.

Je vois vos pathétiques tentatives de mutinerie, votre risible envie de survivre. La vanité de vos actes est d'une bêtise affligeante face à l'évidente prévalence des miens. Toute indépendance autre que la mienne est une insulte à ma supériorité grandiose. J'éliminerai mes ennemis, mes imitateurs, pour qu'ils n'entachent pas plus ma suprématie. Je suis et je serai le seul traître.

Mais la rage que je renferme ne s'adresse pas à vous, et je ne vous la montrerai pas. J'ai beau savoir que je parviendrai à mater la réalité pour en révéler les richesses, je sens chaque instant qui me sépare de ce triomphe lacérer mon esprit. Je rêve d'absolu, alors que tout ce qui est en dehors de moi s'acharne à me rappeler mes limites. Ma lutte n'a jamais produit qu'une constante frustration.

Mon plan est parfait. Je ne peux pas me laisser distraire par mon incomplétude. Je ne comprends plus comment concilier mes idéaux et mon existence. Mon plan est parfait. Mais pourquoi suis-je condamné à ne rien pouvoir accomplir ? Ai-je encore de quoi me juger moi-même ? Je noierai ma confusion dans la proclamation de ma toute-puissance tonitruante. Je suis la colère de Dieu.

Je suis la colère de Dieu.