toux & sons contraires

Tu crois qu'un titre de ce genre va te permettre d'écrire un texte ? Tu penses que ça va intriguer ? Que ça va attirer un public ? Mais où est le mal à une accroche ? C'est journalistique. C'est d'actualité. C'est tapageur. C'est passionnel. C'est incident. De toute façon c'est juste un moteur pour te lancer, pour regrouper tes idées. Oui mais je suis en train d'articuler le texte autour de ce titre. Je file déjà la métaphore, je façonne les raisonnements pour qu'ils s'accordent avec cette toux accidentelle. Un spasme qui n'a pas de sens. Et tu te définis sur cette base. Mais j'avais les idées avant. Quelques idées. Des idées de dépressive, des idées en lesquelles tu n'as pas confiance. Tant qu'elles n'étaient pas inscrites, elles n'existaient pas. Le potentiel ne vaut rien. L'impulsion est creuse mais essentielle. Une contraction du thorax, et les mots germent, et l'infection se transmet.

Évidemment, que je suis en colère. Je suis en colère parce qu'il faut faire passer au tribunal un dossier garni de trente pages en trois exemplaires pour faire changer une lettre inutile sur un bout de carton plastifié censé définir mon identité. Je suis en colère parce qu'il y a besoin d'affichage sauvage pour parler des féminicides dans l'espace public, et parce que la militante à l'origine de ce mouvement est une transphobe notoire. Je suis en colère parce que je suis obligée d'adopter une attitude défensive à chaque discussion autour du genre. Je suis en colère parce que mon corps et mes pensées sont un combat permanent dont l'expérience, et souvent même l'existence, échappent largement à mes proches. Et leur en vouloir ne mène à rien.

Je me réveille, et en une minute la colère bat déjà son plein. Je suis en colère parce que j'ai récolté une insomnie à malaxer mille phrases dans ma tête, pour fluidifier mes interactions sociales la prochaine fois que je discuterai avec des anglophones sur Twitch. Je suis en colère parce que je voulais manger mon dîner chaud mais qu'il fallait d'abord trouver un équilibre dans la disposition de la table, placer la carafe assez loin pour atténuer son poids visuel, et puis aligner le couteau à fromage et la scie à pain et la baguette selon leur longueur et leur priorité d'usage, tout en sachant qu'il n'y a aucune liaison physique entre l'emplacement de ces objets et les saveurs de mon repas, et que tout se passe dans ma tête. Je suis en colère parce que ma logique interne est absurde.

Alors oui, je suis en colère face au capitalisme patriarcal, je suis en colère pour les manifs sociales qui se soldent par des mains arrachées et des yeux crevés, je suis en colère parce qu'un ado trans poste des photos de ses scarifications sur Twitter et que je ne vois personne pour l'aider, et quoi que je fasse ce ne sera jamais assez, je suis en colère, je déteste mon impuissance, je préfère tenir le monde à distance et m'en moquer depuis ma caverne, je ne peux pas aller bien tant que je vois ça, tant que quelqu'un quelque part souffre, je ne veux pas, je ne peux pas, j'ai la haine et la nausée, je

Je je je arrête de te plaindre sale privilégiée, ta colère ne concerne que toi, tu prétends que ça ne sert à rien d'en vouloir aux autres mais tu étales ton dégoût sous les projecteurs, tu veux le beurre et l'argent du beurre, tu penses que tu mérites d'être adorée pour ta souffrance, alors que personne ne t'a frappée depuis ton père quand t'étais gosse, plus personne ne te menace, t'as le champ libre pour faire ce qui te chante, t'es traitée aux petits oignons, ta mère veille sur toi, t'es gâtée avec un appartement tranquille que t'as pas à payer, pas de pression d'argent et ce sifflement ce sifflement ce sifflement d'où il vient, plutôt me percer les tympans que continuer à l'entendre, ne plus rien entendre, ne plus rien sentir, ne plus être, et tu continues, tu penses que tu auras raison sur moi, que tu peux me vaincre, toi, « je », mais je serai toujours là pour te rappeler que tu te pâmes d'orgueil, que ta colère est mortifère, que les stèles que tu lui ériges sont hideuses, parce qu'elles ne font que propager plus loin ton malaise, tu rayonnes d'obscurité, tu irradies toutes les personnes que tu forces à t'écouter, tu craches tes poumons et tu t'égosilles, parce que tu penses que ton mal-être te rend supérieure, parce que tu veux la pitié et l'adoration, mais je te le dis, rien de ce que tu recevras en consolation n'égalera jamais le dégoût que je te porte.

Bourreau idiot, je ne sais toujours pas à quel jeu tu joues, mais tu commences à m'ennuyer. Je ne suis pas née de la dernière pluie, je connais tes sales tours et tes tournures rances. Rumine le drame dans ton coin et laisse-moi tranquille. Il me reste de la colère à expliquer, de la colère à expulser.

Ma colère est sourde, et elle est éternelle. Parce qu'elle ne s'arrête pas à un présent dysfonctionnel, elle ne s'arrête pas aux systèmes vérolés que je voudrais voir s'effondrer et que je pourrais aider à abattre. Ma colère palpite dans les cendres d'un passé consumé. Pourquoi a-t-il fallu vingt-cinq ans pour commencer à me connaître ? À m'identifier à qui je suis ? À assumer d'exister ? J'en veux à mes parents, à ma famille, à mes professeurs, à mes camarades, j'en veux à toutes les personnes qui m'ont approchée et qui ne m'ont pas aidée, qui m'ont laissée appréhender seule et dans la souffrance une notion aussi prégnante que le genre, et une condition aussi conséquente que l'autisme. J'aurais souhaité qu'on me dise que j'avais le droit d'être différente, mais à la place j'ai amassé les regards en coin, les brimades, les murmures, les exaspérations contradictoires des « fais un effort » et « laisse-toi aller ». Je ne demandais pas à être célébrée. Tout juste à avoir le droit d'être.

Je ne m'imagine pas réussir à pardonner une telle privation. Il faudrait faire le deuil des années perdues, d'une vie amputée, alors que les blessures sont toujours béantes. Ma colère est fertile, puisqu'elle me pousse à photographier et à écrire. Mais à quel point est-elle toxique ? À quoi mènent mes condamnations ? Même si je crie à l'injustice, je ne cherche pas (du moins moralement) à imposer à d'autres les épreuves que j'ai dû traverser. Alors, après avoir libéré une rancœur intenable, après avoir déversé mon fiel dans le journal étudiant ou tancé un cinéaste laid dans une critique acerbe, je recouvre les restes fumants du brasier, je confine ma fièvre et patiente dans la dépression.

Une femme qui dort. Qui regarde à l'horizon, là où sa colère et son ennui ont disparu. Là où il n'y a plus rien à endiguer, ni plus rien à sublimer. Là où la dissolution est achevée. Cet au-delà paisible, je le poursuis avec langueur, dans la distraction fébrile d'une broderie, dans le rapt sensoriel d'un jeu de rythme, ou dans l'anesthésie plus lourde des rêves... Mais je ne parviens pas à croire que cette vie somnambule soit un remède. Je me donne les moyens d'oublier temporairement, mais la moindre seconde d'introspection balaye les plaisirs et les joies comme des illusions de pacotille. Tout ce qui s'écarte de mes souffrances fantômes semble relever du mensonge. Reconnue coupable d'hypocrisie, l'accusée se condamne à la réclusion à perpétuité. Comment faire appel ?

Quand tu auras fini de te faire mousser, préviens-moi hein. Tu n'as pas mieux à faire que de t'écrire des élégies larmoyantes ? Ci-gît Oriane, grande martyre des temps modernes. Que sa rage purifie la terre, que son sacrifice lave nos péchés. Non mais quelle blague. Avec tous les soutiens et les encouragements que tu as reçus. Avec tes capacités et tes avantages de blanche bien-élevée-diplômée. Le monde est à ta portée mais tu te cloîtres dans un recoin numérique, tu te dresses des autoportraits narcissiques à coups d'allégories souffreteuses, en fermant les yeux sur les incohérences multiples qui mettraient à mal ton fantasme de victime. Elle est là, la vraie hypocrisie. Tu t'inventes un monde d'excuses pour paresser. Tu te gargarises de tes pouvoirs infinis mais tu trembles au premier engagement venu. Ta souffrance se nourrit d'elle-même. Ta douleur n'a rien d'exceptionnel. Alors arrête d'exhiber tes cicatrices comme des pièces à conviction. Elles ne valent rien. Tu ne vaux rien. Bouge-toi.

Parfois, j'ai l'impression qu'il suffirait d'une seule certitude pour que tout s'imbrique. Pour tout réparer. Mais il n'y a pas de vérité qui tienne. À chaque argument, son contraire. Je poursuis une raison qui prédate mon jugement, une logique transcendante dans laquelle inscrire le témoignage de mon existence, mais j'ai déjà été contaminée par la destitution des idoles. Je porte en moi la ruine des absolus. Et je ne garantis pas que je cherche à vous en épargner.