La note contraint le débat autant que le langage contraint la pensée.
Alors je me débrouille avec un profil SC sans notes (en limitant les efforts).
Ah, et à la fin du texte je me rapproche du sens de la vie.
Prélude
En terminale puis en prépa, je ne complétais que rarement mes dissertations de philosophie. La matière me passionnait, pourtant écrire relevait de la bataille. J'avais l'habitude de passer les premières heures de chaque épreuve à tirer les ficelles des idées, à choyer la structure de mon plan, à y faire foisonner les exemples. Si je parvenais à rendre une copie intégralement rédigée, nécessairement il avait fallu que je me précipite dans la dernière demi-heure, signant l'ultime ponctuation dans les secondes qui suivaient le carillon de la cloche réprobatrice. Plus souvent, au grand dam de mes professeurs, je produisais une poignée de pages proprettes jusqu'au moment où, pressé par l'horloge autant que blasé par l'exercice, je déclarais forfait : en proie à la culpabilité, ce fléau familier aux flemmards, mais aussi discrètement cajolé par l'outrecuidance de ma rebelle attitude, je m'empressais de recopier les intitulés des sections que je n'avais pas développées, en les agrémentant malproprement d'arguments griffonnés à la va-vite. Si tant est que mes raisonnements fussent pertinents, je trahissais certainement la force de mes illustrations en procédant ainsi. Je n'ignorais pas que l'exercice consistait autant à développer un argumentaire qu'à embellir l'enveloppe dans laquelle il était présenté, mais ne prenant guère plaisir à cette activité cosmétique (le syndrome d'un idéalisme qui concède uniquement à contrecœur que les pensées justes ne se suffisent pas à elles-mêmes), je ne parvenais pas à réunir assez de motivation pour mener l'affaire à son bout ; je m'arrêtais à démontrer que j'en étais capable et m'excusais implicitement d'être plus préoccupé par les idées qu'il n'était attendu.
Ceux qui suivent un peu mon profil SensCritique savent que je n'ai guère changé. J'aime, de temps à autre, soumettre des textes plus travaillés, de préférence pour appuyer des jugements qui vont au-delà de l'œuvre critiquée. Mais je me garde bien de me soumettre aux mêmes efforts, sources quasi invariables de stress et de déplaisir, pour les créations restantes qui ne font qu'effleurer mes préoccupations esthétiques. En effet, les occasions où la satisfaction que je tire d'une belle composition contrebalance le laborieux investissement du processus d'écriture, quoique primordiales pour l'évolution de mon jugement autant que pour mon amour-propre, restent minoritaires. Cependant la volonté d'éclaircir les impressions qu'ont suscitées une œuvre chez moi, de la juger avec une profondeur digne de l'investissement artistique dont elle témoigne, et finalement de partager mon avis à ceux qui voudront l'entendre : ces désirs irrépressibles me motivent à écrire au moins une broutille, sinon plusieurs paragraphes, à chaque nouvelle découverte, tout en ignorant le préjugé qui voudrait que je leur accorde une attention et un investissement indépendants de mon appréciation.
Voilà mon excuse, et surtout ma revendication, pour l'inégale qualité de mes productions sur le présent site ; une réhabilitation de la paresse formelle qui vaut aussi pour la suite de cet SC sur essai, essai sur SC, sans laquelle je m'exposerais au risque de ne jamais conclure. En plus, avec Proust et ses tournures serpentines, boaesques, qui déteignent sur moi depuis plusieurs semaines, j'aurais tendance à croire que quelques relâchements et un style moins essayiste de ma part profiteraient de façon significative à la communication d'idées et au débat. Ne parvinssé-je d'ailleurs qu'à provoquer quelques escarbilles, mon projet serait nettement plus accompli que si le bichonnage de la rhétorique de mon manifeste se soldait par un unique silence.
Or donc, je souhaitais parler des notes. Présent depuis mi-2014 sur SC, ma cinéphilie a évolué vers un état où les raisons pour lesquelles j'ai apprécié un film m'obsèdent autant que l'appréciation elle-même (la distinction est peut-être contre-intuitive, mais c'est un des enjeux de la discussion que je lance : à quel point peut-on aimer sans comprendre ? et rationnaliser sans aimer ?). Du coup, j'ai eu pas mal de temps pour m'interroger sur le sens de ces chiffres que les serveurs du site engrangent à la chaîne. J'ai aussi pu en discuter avec d'autres membres, notamment Maratz, défenseur d'un 5/10 universel depuis bien avant que je commence à me poser des question sur le sujet, pour « privilégier le texte par rapport à la note ». Maratz développe sa position sur sa page de profil, qui sera sans doute d'intérêt pour tous ceux que le sujet préoccupe. Bien que nos avis se recoupent à plusieurs reprises, je me sens d'apporter des explications supplémentaires avec le présent texte, mais aussi d'aller plus loin en affirmant que la note, en plus d'être effectivement inutile quand elle accompagne un texte, est généralement nocive au débat.
La note en général
Les critiques culturels n'ont pas attendu SC pour commencer à attribuer des notes à tout et n'importe quoi. Indépendamment de notre site bien-aimé (enfin, s'il y avait moins de pubs et moins de bugs, ça ne ferait de mal à personne), tentons en premier lieu de synthétiser le sens que porte la note chez celui qui l'attribue, ainsi que les conséquences occasionnées chez ceux qui la lisent.
Donner une note à une œuvre, c'est suivre un certain système de pensée, réagir à certains critères. Qu'importe, même du point de vue du premier intéressé, que ces critères soient formulables ou même cohérents, ça n'empêche pas de visualiser une note, souvent presque par instinct. Ceux qui notent avant tout pour eux-mêmes n'ont à répondre de personne, même si le concept de note affecte leur propre pensée d'une manière qui me semble problématique (j'y reviendrai). Mais si la note est aussi un message destiné à être diffusé, que ce soit sur IMDb, sur SC ou dans la presse, alors elle n'a de sens que s'il est possible de partager ces critères. Soit alors il faut d'une façon ou d'une autre que ces critères soient rationnels et opposables, soit la note fait appel à une définition universelle, irréductible, objective.
J'ai du mal à voir comment la première situation pourrait ne pas plonger dans un chaos général, étant donné que chacun possède des valeurs différentes (à tort ou à raison, ce n'est pas la question, en tout cas pas encore). En se baladant parmi les profils et les textes du site, sans s'arrêter aux non-explications de type « génial/.../bien/.../atroce » dont chacun des dix paliers pourrait toujours recouvrir mille sens, on peut constater que ce désordre irréconciliable concerne aussi bien la variété des critères retenus que leur transcription en note. Parmi ces critères, au hasard : la présence ou non de thèses féministes dans n'importe quel type d'œuvre, ou encore le ratio prix/durée de vie d'un jeu vidéo, en passant par la quantité de larmes versées et l'exactitude d'une reconstitution historique au sein d'un film. Quant à la transcription, je parle de l'impossibilité d'une équivalence critère/point autant que des disparités globale d'échelle d'un noteur à un autre, ce qui aboutit à des systèmes si arbitraires ou alambiqués qu'ils ne manquent pas de me faire sourire, par exemple chez Zogarok (dont, toutes choses égales par ailleurs, j'estime la cinéphilie). Dans de telles conditions, comprendre une note se rapporte à comprendre en détail celui qui la donne. Mais si le donneur de note s'est, par je ne sais quel miracle, complètement expliqué au receveur, la synthèse que représente la note a perdu l'essentiel de son intérêt...
Les plus sages ne prétendront pas connaître toutes les mécaniques de leurs propres notations, et invoqueront une notation implicite, auto-suffisante, ou du moins censée l'être. Mais cette tentative de rationalisation me pose encore problème, car elle présuppose une comparaison universelle entre œuvres qui, d'une part porte atteinte à la valeur intrinsèque de l'œuvre évaluée, et d'autre part entretient le concept mensonger de l'objectivité (haters gonna hate).
Vis-à-vis du premier point, sans même partir dans le débat tarte-à-la-crème du « Est-ce que tout est comparable ? » (ma réponse étant oui, simplement parce que rien n'est capable de me forcer au silence), je trouve dommage de se concentrer sur les questions « Est-ce que le dernier film du réalisateur X vaut un point de plus que le précédent ? » ou encore « Est-ce que les thrillers de Y valent plus que ceux de son successeur spirituel Z ? » à la place de « Où sont les différences entre ces films, qu'est-ce qui les a provoquées, (puis seulement) est-ce que c'était pertinent ou réussi ? ». Avec la note vient le risque de rompre l'équilibre entre les rôles de la compréhension et du jugement dans l'acte critique. Ces deux facettes m'intéressent à égale mesure (et je les développe plus bas), mais j'ai la sensation que beaucoup se précipitent vers le jugement facile permis par la note, de sorte à s'épargner les efforts d'une compréhension non superficielle de l'œuvre. Et en se privant du réflexe de se poser les questions moins évidentes, je suis d'avis qu'on perd la saveur de nombreuses œuvres, et qu'on se ferme en partie à la progression de son propre sens critique.
Pour le second point, je dois avouer qu'il me manque le courage nécessaire pour développer un long argumentaire contre la notion d'objectivité, la raison principale étant que Tevis Thompson a écrit à ce propos un réquisitoire fantastique auquel je ne vois plus grand-chose à ajouter, et dont la fluidité et l'intensité occasionnelle dépassent allégrement mes menus talents stylistiques. Un texte dont je revendique par ailleurs l'influence pour l'écriture du présent essai. Il n'est pas court, mais j'en recommande vivement la lecture à ceux pour qui le débat objectivité/subjectivité importe ; le cœur de la question est traité dans la section IV, mais les précédentes dressent idéalement le contexte. Je citerai juste, pour tenter de mettre l'eau à la bouche de ceux qui ne seraient pas convaincu de la pertinence de cette lecture :
There is another name for this death cult and it is objectivity. Objectivity is many things, wears many faces, but none of them are about owning it. No, objectivity is the opposite of owning it. It is a deferral, an appeal to outside authority, a paternalistic grasping for power. Objectivity is a status quo that does not know itself. It posits a world without perception or persons. It supposes a reality to which it alone has privileged access. It presumes universal standards to hide its motives, even from itself.
Objectivity is ultimately a lack of confidence.
Se dire objectif, c'est se prétendre capable de se détacher de soi-même pour adopter une position vers laquelle chacun devrait tendre. Mais comment un tel état pourrait-il exister ? Et plus encore, que permet-il d'accomplir, autant par rapport aux autres qu'à soi ? Certains pensent que s'assumer pleinement constituerait un rempart à la communication, à l'échange. J'échoue grossièrement à situer le fondement de cette position. Je n'y vois guère qu'une excuse pour camoufler un manque irraisonné d'assurance envers ses propres valeurs, doublée d'une réminiscence insidieuse de la pensée scolaire qui souhaite quantifier tout ce qui lui tombe sous la main pour pouvoir classer expéditivement. Peu de choses me semblent plus arrogantes et inutiles que de qualifier une œuvre de « nécessaire » ou d'« indispensable », tant les destinataires de ces mots sont réduits à un sujet impersonnel qui devrait respect et obéissance à l'omnipotente objectivité montée de toutes pièces par le rédacteur...
La transmutation de cette objectivité (plus ou moins catégorique selon ses défenseurs) en une valeur numérique amène des problèmes supplémentaires, dont notamment un effet de groupe qui garrote le débat. Le cumul des notes et la rapidité de consultation des moyennes établissent rapidement des consensus qui s'installent sur la durée, et pour de nombreux esprits critiques malléables (rien de directement dépréciatif dans le terme), que ce soit parce qu'ils ont vu une note ou bien que l'artiste possède une aura sans même qu'ils en connaissent les raisons, la découverte d'une œuvre est trop souvent susceptible de tourner à la prophétie auto-accomplie.
Ainsi apprend-on à respecter Kurosawa et à l'ériger en étalon du cinéma classique japonais, et son excellente réputation, que l'on connaît par des chiffres plutôt que par des idées qui encourageraient plus au débat, freine à la fois l'expression de certaines réserves et la découverte de metteurs en scène qui lui étaient contemporains. De la même manière, nombreux sont les cinéphiles qui se sont faits à l'idée de mourir d'ennui devant un Rivette, parce que c'est un réalisateur que ses quelques adeptes (bien leur en fasse, en ce qui me concerne je ne m'y retrouve pas du tout) ont réussi à établir. Et quand je presse certains membres de me faire comprendre le sens de ces 6 et ces 7 (je m'excuse d'être lourd :') ), et qu'on me répond que c'était essentiellement vide, pénible ou déjà vu, je ne peux que m'ahurir des contradictions et des invraisemblances engendrées par le système de notes. À noter que l'observation vaut aussi dans l'autre sens. Il est en effet généralement mal vu de noter au même niveau que des œuvres consacrées, d'autres créations plus légères, plus accessibles ou plus intimes, et qui ont pourtant parfois plus résonné en nous. Vient alors la schizophrénie du nanar, qu'on embrasse par le cœur mais qu'on rejette par la note, parce qu'il se pose en infraction au « bon goût », ici avatar bête et méchant de l'objectivité déjà décriée.
Un effet encore plus pervers des notes se manifeste avec les raccourcis de jugement facilités chez les observateurs par ces chiffres muets. Qu'on accorde une mauvaise note à une œuvre qu'un autre individu admire, et il ne sera pas rare que celui-ci se braque, décrédibilise dans ses pensées le noteur, et préfère s'enfermer dans son propre avis. Même dans le cas où le noteur s'est échiné à argumenter sa position par l'intermédiaire d'un texte de qualité, la connaissance de la note au préalable risque fort de faire que le texte ne sera pas lu. Et dans la situation utopique où l'observateur est assez curieux pour chercher à découvrir un avis qui a priori s'oppose au sien, le texte devra redoubler d'efforts pour surmonter cette défiance initiale qui n'est pourtant pas liée à l'œuvre. C'est un peu le même phénomène lorsqu'on observe une note qui se démarque de la tendance majoritaire, qui contraste avec la moyenne : avant même de pouvoir présenter sa défense, l'observateur est susceptible de s'imaginer avoir affaire à un original qui ne mérite pas d'être pris au sérieux. Ainsi la note fait-elle parfois voir des pisse-froid, des prétentieux ou des trolls en lieu et place de critiques légitimes et estimables. Comme si ça n'était pas déjà assez difficile d'intéresser un internaute plus souvent inconnu que le contraire, il faut en plus s'attendre à ce que la note puisse saboter le texte !
Je vois une utilité à la note dans sa capacité à attirer l'attention, mais seulement chez les lecteurs de critiques préoccupés de découvrir ce qu'ils n'ont pas expérimenté eux-mêmes, que le texte aille déjà dans leur sens ou non. En pratique, hélas, je crains que la plupart des lecteurs cherchent d'abord à retrouver un texte qui exprime leur propre position, plutôt qu'à se confronter à un avis un tant soit peu divergent. Seul l'établissement d'une certaine confiance entre le lecteur et le critique peut maintenir dans le temps cette valeur d'interpellation de la note. C'est en partie l'idée qui anime la rédaction de Kill Screen, qui a conscience que les écarts de note attirent l'attention publique (tout particulièrement dans le milieu culturel du jeu vidéo, sinistré par l'obsession de l'agrégateur Metacritic) et espère retenir le lectorat curieux à l'aide de textes éloquents. Mais enfin si, comme souvent, ce public est déjà acquis à la lecture des textes critiques, la note me semble revenir à une broutille quasi dispensable.
Accordons finalement une pensée à l'évolution de la critique dans le temps. Comment imaginer aujourd'hui un désaveu de l'ordre de celui qui a frappé l'art académique, dit « pompier », ou bien une réhabilitation aussi marquante que celle de Hitchcock, alors que la réputation des artistes repose désormais si fort sur des chiffres publics, auto-entretenus, peu ou prou gravés dans le marbre ? En désapprouvant la réévaluation de productions artistiques passées, la note est responsable d'une inertie critique inédite. Et bien qu'à elle seule, tout comme les mesures de fréquentation telles que le box-office, elle ne soit pas capable de réduire au silence la créativité d'artistes modernes, du moins le noyage des avis positifs dans une moyenne majoritairement perplexe face à la nouveauté risque-t-il de ralentir l'émergence des idées fraiches, et d'encourager plutôt au recyclage ad nauseam de formules à succès.
La note sur SC
Je crois me souvenir que ce qui m'avait d'abord attiré sur SC, c'était la possibilité d'historiser mes découvertes culturelles. L'idée que des membres puissent me suggérer des œuvres pertinentes ne m'avait pas encore touché : je possédais déjà une todo-list bien assez conséquente pour ne pas avoir à chercher activement à l'agrandir. Quant aux notes, même si à l'époque, je scribouillais pour mon journal étudiant de maigres textes conclus par de mignonnes petites étoiles (textes que j'avais repostés ici quelques mois après mon inscription, et que je conserve désormais bien moins pour leur pertinence critique que pour constater le chemin parcouru depuis quatre à cinq ans), la perspective de faire pareil sur SC ne rencontrait que mon indifférence polie.
Ma genèse n'a rien d'exceptionnel, et la suite non plus : en dépit de mes intentions d'origine, j'ai plongé comme bien d'autres avant moi, et encore plus depuis, dans l'addiction aux notes. Sans doute pas la plus radicale qui soit, mais suffisamment marquée pour qu'elle m'apparaisse regrettable, avec le recul. Triant mes griefs, et après d'innombrables échanges avec d'autres membres, j'ai pu identifier plusieurs comportements propres à SC qui, en ce qui me concerne, n'offrent aucune véritable contrepartie positive.
Commençons par le grand tabou du site : combien de membres réguliers connaissent encore le plaisir de regarder un film ou de progresser dans un livre sans peser et triturer et rééquilibrer la note qu'ils attribueront à la fin de l'œuvre ? Si ces pensées irrépressibles et maniaques ne vous ont jamais habité, vous pouvez vous féliciter de votre insensibilité au système SC. Moi, je confesse sans mal les avoir connues, et avoir souvent regretté que mes expériences soient perverties par ces songes parasites, et aussi avoir souvent caché le problème sous le tapis jusqu'à ce qu'il reparaisse un ou deux films plus tard. En offrant la possibilité de noter à la va-vite sans plus encourager à s'expliquer, il est logique que l'interface du site nourrisse ce réflexe aussi insidieux que nuisible. Le phénomène est d'autant plus déplorable pour les œuvres de qualité : face à un travail artistique qui résonne et tend à nous enchanter, quoi de plus distrayant, étriqué et inhibiteur que de s'extasier devant le fait que ça vaille un 9, ou peut-être juste un 8, ou quand même, pourquoi pas un 9, je n'en accorde pas souvent mais là je pense que ça peut valoir le coup, hum oui il y a des chances que je mette 9, et au pire 8 ça montrera déjà que j'étais à fond dedans ?
En plus de cette facilité à noter, SC propose une exploration culturelle infinie : impossible de s'arrêter à ce qu'on a prévu de découvrir alors que, avec ou sans éclaireurs, et soutenu par un système d'envies bien pratique, le site nous propose mille mondes à aborder. Je n'ai pas de reproche à adresser directement à cet outillage dédié à l'exploration, même si c'est évidemment dans l'intérêt commercial du site d'y maintenir ses membres (faut bien faire du profit, par la pub ou les stats). Par contre, l'association notes/collection n'est pas sans danger, car la note risque toujours de devenir une signature creuse à apposer prestement à la fin de chaque découverte. L'œuvre se change peu à peu en un produit à consommer vite et bien : non seulement le parcours culturel, profond et intime, se dégrade sous la forme d'une complétion vaniteuse d'un tableau de chasse public, mais il faut aussi, dans une certaine mesure, s'efforcer de trouver satisfaction dans la plupart des œuvres, aller au bout de chacune d'entre elles, se faire croire qu'on ne gaspille pas les biens envers lesquels on s'est, en quelque sorte, engagé. Courir après des médailles et s'en montrer reconnaissant. Mais pour qui, et à quel effet ? Je ne suis pas en train de dénoncer un complot de détournement actif de la pensée de ses membres par SC, mais enfin je crois fermement qu'utiliser quotidiennement le site tend à faire oublier ce que l'on cherche pour soi-même.
Un troisième piège qui m'a nettement moins affecté mais que j'ai pu observer, c'est la croyance latente que la note possède une quelconque valeur par rapport au film. Je dirais que l'idée est illusoire mais plutôt inoffensive par rapport aux risques précédents. Qu'il s'agisse de se délecter d'une gifle retournée à une œuvre déplaisante sous la forme d'une mauvaise note, ou au contraire de se réjouir de pouvoir flatter une œuvre satisfaisante à l'aide d'une note élevée, il me semble que la stérilité de telles conceptions est manifeste. Ce constat reste assez inchangé d'un point de vue extérieur, pour ceux qui se désolent ou applaudissent suite à l'attribution d'une note. (Le comble serait encore de faire preuve de retenue en attribuant une note, afin de n'offusquer aucun abonné.) On ne fait jamais que se féliciter soi-même pour ses propres goûts. C'est la même chose qui est en jeu lorsque certains considèrent noter plus ou moins que leur avis direct, pour « rééquilibrer » une moyenne : comme si celle-ci, perçue trop haute ou trop basse, salissait l'œuvre au point qu'il faille considérer son avis personnel comme supérieur à tous ceux exprimés par les membres précédents. Encore une fois, c'est une affaire de vanité, mais dans la mesure où ça ne nuit pas franchement à la possibilité de se montrer constructif (parce que le temps infime consommé par ces illusions, même si on le souhaitait reconverti en bien, ne suffirait pas à adopter un comportement plus utile, plus pertinent), je ne vois que peu de raisons de m'en offusquer.
Enfin, un peu en rapport avec le point précédent, j'évoquerai brièvement les textes amateurs qui citent leur propre note comme s'il s'agissait d'un argument de débat. « J'ai décidé de mettre 6 parce que... » La note est, au mieux, la synthèse implicite d'un texte : elle ne peut en aucun cas constituer la finalité d'une œuvre (j'espère du moins que personne ne croit que vivre l'art, c'est lui assigner des chiffres), et puis en parler nommément, c'est redondant et assez inélégant. Je grimace intérieurement à chaque fois qu'un membre, à l'écrit ou de vive voix, me parle d'une œuvre avec sa note : non seulement parce que je ne sais pas ce que celle-ci représente (pour toutes les raisons évoquées précédemment), mais aussi parce que, dans un dialogue plus que partout ailleurs, l'œuvre n'existe pas pour être mesurée et classée sur une étagère personnelle, mais pour être discutée, déconstruite, débattue, louée ou vilipendée avec le langage de chacun. Parce qu'une note s'adresse d'abord à celui qui l'attribue, en sortie de séance, aussi creux soient-ils, au mieux introductifs et au pire cache-misères, je préfère encore entendre le timide « ça m'a plu » et l'inénarrable « c'était intéressant » !
Mon profil SC
Il y a une attitude qui m'insupporte dans certaines œuvres, et en fait partout ailleurs dans la vie : celle des petits malins qui se contentent de détruire sans jamais reconstruire, de cracher leur bile et d'étaler leur colère sans chercher à résoudre les maux qu'ils dénoncent. Tant d'énergie dilapidée pour si peu de résultats. Dans une moindre mesure, je suis comme tout le monde, j'aime me plaindre de temps en temps. Par contre quand mes problèmes stagnent depuis un moment, je me bouge pour mettre en œuvre des solutions. Et donc, suite à mes premiers paragraphes un brin pamphlétaires, je soumets à votre examen les mesures que j'ai adoptées. Il a fallu quelques mois pour que ces histoires de notes qui me trottaient en tête aboutissent à des changements sur mon profil SC, de sorte que l'évolution n'a jamais été précipitée ni forcée (au sens où, même si je me suis remué un peu, j'ai toujours suivi ce qui me semblait approprié pour ce que je visais et, par extension, ce qui m'était agréable). En tout cas, avec les choix plus ou moins alternatifs listés ci-dessous, j'ai l'impression de contenter mes besoins et d'avoir atteint une certaine stabilité.
Déjà, commenter quasi tout ce que je découvre. L'intégralité des films, parce que c'est avec la cinéphilie que j'ai acquis le plus d'aisance critique. Et puis aussi les jeux vidéo, qui me tiennent à cœur bien que l'industrie actuelle en fasse globalement une passion plus ingrate que le cinéma. Et en fait aussi presque toutes les autres œuvres, parce que j'ai envie de structurer ma pensée et de m'exprimer rien qu'un peu à leur sujet, et mes lacunes dans tel ou tel domaine ne suffisent pas à m'en décourager. Sur ce point, je ne fais que réinventer l'eau tiède : d'autres membres agissent de même, depuis Morrinson à (feu) Cultural Mind, en passant par trineor, Maratz, Antofisherb, Alfred Tordu, et sans doute encore d'autres que je connais moins.
Les commentaires que je laisse sont de longueurs inégales, pour plusieurs raisons évidentes, la plus importante étant que je ne me force à rien. J'ai déjà évoqué le déplaisir que pouvait me susciter l'écriture, et je n'ai évidemment aucun intérêt à me fixer un cahier des charges désagréable. Du coup, j'écris quand ça me chante, directement après un film ou plusieurs jours après une séance, et l'étendue et la pertinence du texte sont fonctions du temps dont je dispose, de mon humeur, de la richesse de l'œuvre considérée, et surtout des affinités (ou, plus rarement, de l'antipathie) que j'ai pu éprouver. Je reste curieux et je peux me lancer une petite série ouzbèke à l'occasion, mais je garde conscience des domaines où je peux me montrer pertinent. De temps en temps je touche à des idées que je n'ai pas vues exprimées ailleurs, le commentaire grandit en conséquence, et il arrive que je le retape un peu pour le poster dans la catégorie « critiques » du site, rejoignant un peu en ça les « avis bruts » de Morrinson. Cette démarche improvisée reste assez différente de la majorité des textes présents sur la liste privilégiée que j'avais déjà citée.
Je savais déjà que le concept de notation me rebutait, mais après deux à trois semaines passées à tout commenter en plus de tout noter, je me suis aperçu qu'il ne me restait ni l'envie ni le besoin de noter. Je me suis donc interrogé sur la façon de profiter au mieux de l'interface SC tout en arrêtant les notes. Comme le site est une plaie lorsqu'il s'agit de simplement signaler qu'on a achevé une œuvre (encore une fois, c'est de bonne guerre : la note d'un utilisateur, représentant plus d'information, possède après tout plus de valeur commerciale qu'un simple « vu »), j'ai d'abord choisi de « recommander » tout ce que je découvrais. De cette façon, non seulement j'apparais sur mon propre fil d'actualités, ce qui me laisse encore la possibilité de poser mon commentaire et de le retrouver rapidement plus tard. Mais j'apparais aussi sur le fil d'actualités de mes abonnés (dont j'imagine que je n'ai pas été choisi comme éclaireur pour rester silencieux... ou alors on s'est très mal compris), et mon commentaire leur reste aussi facilement accessible à l'avenir : sur le panneau des éclaireurs de la fiche d'une œuvre, je n'apparais pas dans l'onglet des éclaireurs qui ont noté, mais dans l'onglet coup de cœur juste à côté, qui permet ensuite de tomber directement sur l'archive du fil d'actualités correspondant à l'œuvre en question. Avec une différence d'un ou deux clics seulement, je n'ai pas l'impression d'avoir perdu grand-chose.
Premier complément par rapport au point précédent : en fait, je ne recommande pas tout. Comme je n'ai pas expliqué ce système à mes abonnés dès le moment où je l'ai utilisé, et un peu par résilience des réflexes hiérarchiques, j'ai tenu à introduire une distinction entre, grossièrement, ce que j'étais content d'avoir vu/lu/joué/etc., et le reste. Mes découvertes sont donc soit des recommandations, soit des en cours (option choisie pour les mêmes raisons pratiques que les recos). Maintenant que le présent texte est posté, et avec le recul, je me pose la question de supprimer cette distinction et de tout repasser en reco. Je ne suis pas sûr de savoir si c'est plutôt la flemme qui me retient, ou bien la pensée semi-optimiste que la différenciation entre reco et en cours encourage mes abonnés à lire au moins les textes que j'écris pour les recos. Si un jour vient où on me voit spammer un tas de recos sur des œuvres immondes, vous saurez de quoi il s'agit !
Deuxième complément : je maintiens une liste de commentaires sur les films qui est redondante par rapport à mes commentaires sur les fils d'actualité, à la manière de Morrinson et de quelques autres membres. Sauf que, face à une liste sans index valable et dans laquelle il faut farfouiller un moment pour retrouver l'information souhaitée, je trouve mon système de recos nettement plus pratique pour remonter à un commentaire passé (que ce soit pour l'abonné ou pour soi-même). De temps en temps je parcours cette liste comme un journal perso, mais je ne suis pas sûr qu'elle ait un grand intérêt pour mes abonnés.
Troisième et dernier complément : j'utilise encore des notes dans mes critiques. Je m'en passerais bien si l'interface de SC l'autorisait, mais ça n'est pas le cas... Pourquoi alors ne pas préférer le 5 automatique de Maratz ? D'une part, ça évite de confronter le passant innocent à une note arbitraire qui va l'interloquer, et qui appelle un minimum à ce que je déballe mes considérations sur les notes (extensives, comme vous pouvez le constater). Quand je poste une critique plutôt qu'un simple commentaire, c'est que je vise un peu à m'adresser à plus de gens que d'habitude, et par conséquent, conciliant, je ne cherche pas à convaincre ni même troubler le client d'une opinion qu'il n'était pas du tout venu chercher. D'autre part, il s'avère que je n'ai pas trop de mal à attribuer une note une fois arrivé à la fin d'un texte. C'est d'autant plus simple que ça ne veut presque rien dire, vu que le texte contient déjà tout le sens de mon appréciation. Quant à ceux qui ignorent le texte et ne voient que par la note, je ne peux pas grand-chose pour eux, et puis je ne cherche pas à être qui que ce soit pour eux non plus.
Enfin, à titre purement indicatif, je fournis une liste de top/flop ciné [màj : plus maintenant] qui donne un bon aperçu de mes sensibilités. Il m'est arrivé de classer par notes la collection de certains membres pour voir ce qui leur plaisait ou leur déplaisait le plus ; voilà mon équivalent qui, je trouve, permet bien mieux de cerner n'importe qui plutôt qu'avec un top 10 parfumé.
Pour revenir sur le « grand tabou » que j'évoquais précédemment, j'ai vraiment été surpris de la rapidité avec laquelle, une fois que j'avais arrêté de noter sur SC, j'ai cessé de penser aux notes pendant les films, les albums, les jeux. Tout au plus deux semaines. Il y a clairement une porte de sortie, et elle est accessible pour trois fois rien. Après, je reconnais qu'au fur et à mesure que mes commentaires ont gagné en assurance, je me suis mis à me demander ce que je pouvais exprimer sur le film que j'étais en train de regarder... ce qui tend à se confondre avec ce que j'envisageais d'aller écrire sur SC à la fin de la séance. Mais je n'envisage pas ça non plus comme un mal qui m'aurait rattrapé, car je suis incapable de vivre, d'apprécier un film, sans le réfléchir en direct. Dans le fait d'organiser mes pensées et de trouver les formulations qui frappent, je m'adresse à moi-même bien plus qu'à mes potentiels lecteurs, et c'est un processus qui me semble essentiel pour développer ma cinéphilie ainsi que mon esprit critique, donc je n'ai plus du tout la même impression d'être poursuivi par le site jusque dans mes pensées. Quand bien même, je préfère amplement me livrer à des analyses thématiques et stylistiques concrètes plutôt que de me demander si j'ai affaire à un 6 ou un 7 en changeant vingt fois d'avis.
Mon sens critique
[...] la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le désœuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la création [...]
J'ai été témoin de plus d'un réalisateur de cinéma venu cracher sa bile en plein film sur des critiques trop peu conciliantes à son goût (coucou ignare itou), mais en dépit de la puissance des images, aucun ne me semble avoir approché la force de ce revers cinglant asséné par Proust, l'irruption subite et comme incidente de cette analogie ne faisant que renforcer l'apparente évidence d'une condamnation implacable. Dans toute cette histoire, la note n'est qu'une broutille ; une fois évacuée, il s'agit de regarder en face son propre sens critique et de le mettre à l'épreuve. Et je comprends en écrivant ces mots que je me lance dans une critique de mon sens critique... La course à la conscience de soi est une sacrée cocasserie. Essayez de le répéter dix fois très vite.
Je n'ai jamais suivi d'études de cinéma, mon intérêt de dilettante pour sa théorie a tout juste fêté son premier anniversaire, alors pensez bien qu'en parlant de théorie de la critique, je risque fort de débiter des âneries. Nonobstant, je cerne quatre exercices qui s'entremêlent dans le sens critique, et par corollaire, pour l'écriture d'une critique (sans reparler du travail de formulation qui leur succède) : la description, l'analyse, l'interprétation, le jugement.
Au plus bas niveau, la description, factuelle, s'apparente à un synopsis, mais qui concernerait l'œuvre dans toutes ses dimensions, et pas simplement celle de l'intrigue.
L'analyse désigne la lecture des concepts que l'artiste a activement cherché à partager via son œuvre. Cette partie tend idéalement à rester détachée de tout avis personnel (rassurez-vous, elle ne tuerait personne si elle venait à se fondre un peu dans l'interprétation).
L'interprétation recouvre l'expression des idées effectivement transmises par l'œuvre. La distinction avec l'analyse peut paraître fine. Une première différence, certes floue car dépendante de l'expérience acquise par le critique, repose sur le caractère ouvert de l'analyse, lorsque l'artiste ne se montre pas catégorique ou qu'il embarque des références dont lui-même n'a pas conscience. Une seconde tient au fait que chaque critique possède un passif, des connaissances et des affinités qui vont soutenir ou orienter la réflexion en complément de l'analyse.
J'entends enfin par jugement la phase la plus subjective qui correspond à l'évaluation de la pertinence de l'œuvre, quel que soit le sens de cette pertinence que chacun juge bon d'entretenir.
Il n'y a pas de recette magique pour l'écriture d'un bon texte. En fonction de l'œuvre et du critique, ces axes seront plus ou moins approfondis ; parfois ils se prêtent à une présentation séquentielle, tandis qu'ailleurs c'est une synthèse transverse qui sera privilégiée. Et je n'y vois pas une hiérarchie, dans le sens où n'importe qui est en droit de préférer l'analyse au jugement, et inversement. Par contre, il existe pour moi des implications strictes, c'est-à-dire qu'il est rare qu'une analyse m'apparaisse pertinente si la description/observation n'a pas été globalement accomplie (au moins pour soi ; pas forcément besoin de l'écrire), de même de l'interprétation par rapport à l'analyse, et du jugement par rapport à l'interprétation.
Dans les textes que je lis, il est rare que la description ou l'analyse m'intéressent, vu qu'il y a de fortes chances que j'aie déjà accompli ces réflexions de mon côté, et que par conséquent je n'aie rien à découvrir de plus sur ces plans-là. Par contre l'interprétation est plus susceptible de me faire découvrir des choses, à la fois sur l'œuvre et sur celui qui écrit la critique. Le texte qu'a livré guyness sur Captain Fantastic, par exemple, illustre à la fois un pan du film que j'avais largement placé en retrait dans ma propre approche, et un autoportrait de parent qui m'est aussi étranger qu'émouvant. Et dans l'autre sens, naturellement, j'écris les textes que je voudrais lire, autrement dit je ne m'embarrasse pas de la description et de l'analyse qui ont été couvertes ailleurs (dans d'autres textes ou par le spectateur lui-même), et je développe des idées sur la base de l'œuvre mais sans l'assurance que les artistes ou les autres spectateurs les aient pareillement explorées, quitte à rejeter complètement la posture trompeuse selon laquelle une critique devrait être exhaustive et globale.
Ça peut sembler étonnant de s'intéresser à l'auteur d'une critique presque autant qu'à l'œuvre critiquée, de chercher à en dresser un portrait plus ou moins parcellaire au fil des textes livrés. De vouloir aller au-delà du sujet direct du texte. Mais pourquoi pas ? En quoi, d'ailleurs, cette approche serait-elle si éloignée de la pratique d'interprétation que j'ai brièvement décrite, et qui est communément pratiquée sur les œuvres ? Refuser cette vision, ce serait dénier la valeur de création, la dimension d'œuvre que porte un texte critique (et plus largement : l'exercice du sens critique), ce qui me semble insensé particulièrement quand le critique ne cherche pas à s'assujettir à l'œuvre commentée et exerce pleinement sa subjectivité, comme Clode ou djaevel [depuis ubrukelig].
On touche à ce que je pense avoir compris, depuis plus ou moins un an, des motivations de mon exploration culturelle et de ma pratique du sens critique. Enfin, ce n'est pas non plus comme si je pouvais le faire taire à ce stade, et ça n'est pas sans répercussions sociales, mais je passe en revue déjà trop d'idées pour ne pas avoir à développer ces complications ici.
Dans ma lecture de critiques, je m'intéresse aux autres, car dans mon écriture de critiques, je m'intéresse à moi. Je formule et partage mon travail d'interprétation d'abord parce que ça m'aide à arranger mes pensées autour du sens que porte une œuvre à mes yeux, et ensuite parce que ça peut intéresser d'autres critiques dans leurs propres cheminements et que ça peut mener à des discussions enrichissantes. Il y a, soit dit en passant, autant d'altruisme que d'orgueil là-dedans : je reconnais que mon ego fragile n'est pas au-dessus d'une flatterie rassurante de temps en temps, sous la forme du like occasionnel et, largement mieux, du respect de la part d'autres critiques que j'estime !
Ensuite l'interprétation me permet de passer un jugement sur l'œuvre, qui s'adresse avant tout à moi-même. Pratiquement pas à mes éventuels lecteurs, que je n'aurai pas la vanité de chercher activement à intéresser à ma petite vie. Et encore moins à l'œuvre elle-même, qui existe indépendamment de la critique ; qu'on l'encense ou qu'on la détruise elle n'en subira aucune altération. Je juge pour moi, certes pour avoir une idée de ce qui me plaît ou non, mais plus largement (j'avais prévenu que je n'y mettrai pas les formes, alors ne craignons pas les expressions rebattues) pour comprendre qui je suis, d'où je viens, vers quoi je me dirige.
Être, c'est à la portée de tous, mais se connaître, en tout cas pour moi, ça n'a rien d'acquis. Et je ne sais pas à quel point c'est valable ailleurs, mais en ce qui me concerne, il ne suffit pas de me dire quelque chose pour que je l'assimile ; il faut que je me l'approprie, que j'en rejoue le raisonnement d'un bout à l'autre avant d'admettre que je puisse être concerné, voire que j'agisse en conséquence. Dans ce contexte, ma recherche de bonheur, et plus précisément l'étouffement de mes frustrations (ataraxie stoïcienne ftw), ont trouvé un allié inespéré en mon sens critique. Les textes de ma fameuse liste privilégiée, en général, sont suffisamment explicites. Une poignée d'exemples parmi ceux-ci : celui sur l'anime Ping Pong qui m'a fait cerner le poids social d'une ambition que je ne possède pas, celui sur le jeu Starseed Pilgrim qui m'a rappelé ce soir que m'attaquer à des domaines professionnels qui me sont méconnus restaurerait sans doute de mon enthousiasme au boulot, ou encore, très clairement, celui sur Black Swan qui m'a aidé à dompter mon perfectionnisme, allant jusqu'à faire disparaître en quelques heures des spasmes musculaires qui me poursuivaient depuis plusieurs semaines. Ces multiples constats, restons modestes, n'ont pas mené à des virages de vie spectaculaires. Cependant chacun d'entre eux a affecté mes pensées, et a posteriori mon comportement ; leur accumulation a tenu un rôle déterminant dans l'identification de mes limites, dans la fortification de mon amour-propre, bref dans l'amélioration progressive de ma vie.
Dès lors et une fois n'est pas coutume, dans sa précipitation à formuler une généralité qui claque, Proust apparaît en tort. Je concède que l'exercice du sens critique, érudit ou non, me semble trop souvent s'apparenter à une pratique masturbatoire, sans autre finalité que de se nourrir lui-même. Mais je ne vois ni désœuvrement ni stérilité dans celui que je pratique, bien au contraire.
Évidemment, toute cette réflexion ne s'est pas menée en un jour, et j'ai parcouru des étapes contrastées que je ne renie pas. Je me rappelle d'un temps où l'enchaînement de cinq ou six séances de cinéma en une journée m'excitait, où il me fallait découvrir toutes les sorties un tant soit peu médiatisées en plus de celles des réalisateurs qui m'étaient familiers, où je voyais la participation à des avant-premières ou à des festivals comme le privilège le plus satisfaisant... Malgré cette agitation prenante, j'avais toujours quelques scrupules à me qualifier de cinéphile. Je sais désormais que ce qui me dérangeait, c'était d'être nettement plus cinéphage. Et aujourd'hui, bien que je n'aie jamais été aussi réticent à me lancer n'importe quel film n'importe quand et dans n'importe quelles conditions, et bien que le rythme de mes découvertes se soit tassé (en même temps, je sais bien mieux ce que je veux découvrir), je me sens largement plus en accord avec ma passion.
Enfin, après cette odyssée, il n'est sans doute pas inutile de rappeler que la position que j'ai considérablement explicitée par ce texte, même si elle ne se prive pas d'en érafler quelques-unes, ne cherche pas à s'attaquer à la légitimité de conceptions différentes du sens critique. Il appartient à chacun de juger du bien-fondé de sa propre démarche. Et même, avant ça, d'évaluer l'utilité de procéder à une telle analyse ! Moi qui peine à agir sans triturer le sens de mes actions, je ne pouvais pas faire l'impasse dessus, toutefois rien ne vous force à suivre cette voie. Mais n'ai-je point fait poindre chez vous les étincelles de la curiosité ?
Un sens critique
tl;dr
La note contraint le débat autant que le langage contraint la pensée.
Alors je me débrouille avec un profil SC sans notes (en limitant les efforts).
Ah, et à la fin du texte je me rapproche du sens de la vie.
Prélude
En terminale puis en prépa, je ne complétais que rarement mes dissertations de philosophie. La matière me passionnait, pourtant écrire relevait de la bataille. J'avais l'habitude de passer les premières heures de chaque épreuve à tirer les ficelles des idées, à choyer la structure de mon plan, à y faire foisonner les exemples. Si je parvenais à rendre une copie intégralement rédigée, nécessairement il avait fallu que je me précipite dans la dernière demi-heure, signant l'ultime ponctuation dans les secondes qui suivaient le carillon de la cloche réprobatrice. Plus souvent, au grand dam de mes professeurs, je produisais une poignée de pages proprettes jusqu'au moment où, pressé par l'horloge autant que blasé par l'exercice, je déclarais forfait : en proie à la culpabilité, ce fléau familier aux flemmards, mais aussi discrètement cajolé par l'outrecuidance de ma rebelle attitude, je m'empressais de recopier les intitulés des sections que je n'avais pas développées, en les agrémentant malproprement d'arguments griffonnés à la va-vite. Si tant est que mes raisonnements fussent pertinents, je trahissais certainement la force de mes illustrations en procédant ainsi. Je n'ignorais pas que l'exercice consistait autant à développer un argumentaire qu'à embellir l'enveloppe dans laquelle il était présenté, mais ne prenant guère plaisir à cette activité cosmétique (le syndrome d'un idéalisme qui concède uniquement à contrecœur que les pensées justes ne se suffisent pas à elles-mêmes), je ne parvenais pas à réunir assez de motivation pour mener l'affaire à son bout ; je m'arrêtais à démontrer que j'en étais capable et m'excusais implicitement d'être plus préoccupé par les idées qu'il n'était attendu.
Ceux qui suivent un peu mon profil SensCritique savent que je n'ai guère changé. J'aime, de temps à autre, soumettre des textes plus travaillés, de préférence pour appuyer des jugements qui vont au-delà de l'œuvre critiquée. Mais je me garde bien de me soumettre aux mêmes efforts, sources quasi invariables de stress et de déplaisir, pour les créations restantes qui ne font qu'effleurer mes préoccupations esthétiques. En effet, les occasions où la satisfaction que je tire d'une belle composition contrebalance le laborieux investissement du processus d'écriture, quoique primordiales pour l'évolution de mon jugement autant que pour mon amour-propre, restent minoritaires. Cependant la volonté d'éclaircir les impressions qu'ont suscitées une œuvre chez moi, de la juger avec une profondeur digne de l'investissement artistique dont elle témoigne, et finalement de partager mon avis à ceux qui voudront l'entendre : ces désirs irrépressibles me motivent à écrire au moins une broutille, sinon plusieurs paragraphes, à chaque nouvelle découverte, tout en ignorant le préjugé qui voudrait que je leur accorde une attention et un investissement indépendants de mon appréciation.
Voilà mon excuse, et surtout ma revendication, pour l'inégale qualité de mes productions sur le présent site ; une réhabilitation de la paresse formelle qui vaut aussi pour la suite de cet SC sur essai, essai sur SC, sans laquelle je m'exposerais au risque de ne jamais conclure. En plus, avec Proust et ses tournures serpentines, boaesques, qui déteignent sur moi depuis plusieurs semaines, j'aurais tendance à croire que quelques relâchements et un style moins essayiste de ma part profiteraient de façon significative à la communication d'idées et au débat. Ne parvinssé-je d'ailleurs qu'à provoquer quelques escarbilles, mon projet serait nettement plus accompli que si le bichonnage de la rhétorique de mon manifeste se soldait par un unique silence.
Or donc, je souhaitais parler des notes. Présent depuis mi-2014 sur SC, ma cinéphilie a évolué vers un état où les raisons pour lesquelles j'ai apprécié un film m'obsèdent autant que l'appréciation elle-même (la distinction est peut-être contre-intuitive, mais c'est un des enjeux de la discussion que je lance : à quel point peut-on aimer sans comprendre ? et rationnaliser sans aimer ?). Du coup, j'ai eu pas mal de temps pour m'interroger sur le sens de ces chiffres que les serveurs du site engrangent à la chaîne. J'ai aussi pu en discuter avec d'autres membres, notamment Maratz, défenseur d'un 5/10 universel depuis bien avant que je commence à me poser des question sur le sujet, pour « privilégier le texte par rapport à la note ». Maratz développe sa position sur sa page de profil, qui sera sans doute d'intérêt pour tous ceux que le sujet préoccupe. Bien que nos avis se recoupent à plusieurs reprises, je me sens d'apporter des explications supplémentaires avec le présent texte, mais aussi d'aller plus loin en affirmant que la note, en plus d'être effectivement inutile quand elle accompagne un texte, est généralement nocive au débat.
La note en général
Les critiques culturels n'ont pas attendu SC pour commencer à attribuer des notes à tout et n'importe quoi. Indépendamment de notre site bien-aimé (enfin, s'il y avait moins de pubs et moins de bugs, ça ne ferait de mal à personne), tentons en premier lieu de synthétiser le sens que porte la note chez celui qui l'attribue, ainsi que les conséquences occasionnées chez ceux qui la lisent.
Donner une note à une œuvre, c'est suivre un certain système de pensée, réagir à certains critères. Qu'importe, même du point de vue du premier intéressé, que ces critères soient formulables ou même cohérents, ça n'empêche pas de visualiser une note, souvent presque par instinct. Ceux qui notent avant tout pour eux-mêmes n'ont à répondre de personne, même si le concept de note affecte leur propre pensée d'une manière qui me semble problématique (j'y reviendrai). Mais si la note est aussi un message destiné à être diffusé, que ce soit sur IMDb, sur SC ou dans la presse, alors elle n'a de sens que s'il est possible de partager ces critères. Soit alors il faut d'une façon ou d'une autre que ces critères soient rationnels et opposables, soit la note fait appel à une définition universelle, irréductible, objective.
J'ai du mal à voir comment la première situation pourrait ne pas plonger dans un chaos général, étant donné que chacun possède des valeurs différentes (à tort ou à raison, ce n'est pas la question, en tout cas pas encore). En se baladant parmi les profils et les textes du site, sans s'arrêter aux non-explications de type « génial/.../bien/.../atroce » dont chacun des dix paliers pourrait toujours recouvrir mille sens, on peut constater que ce désordre irréconciliable concerne aussi bien la variété des critères retenus que leur transcription en note. Parmi ces critères, au hasard : la présence ou non de thèses féministes dans n'importe quel type d'œuvre, ou encore le ratio prix/durée de vie d'un jeu vidéo, en passant par la quantité de larmes versées et l'exactitude d'une reconstitution historique au sein d'un film. Quant à la transcription, je parle de l'impossibilité d'une équivalence critère/point autant que des disparités globale d'échelle d'un noteur à un autre, ce qui aboutit à des systèmes si arbitraires ou alambiqués qu'ils ne manquent pas de me faire sourire, par exemple chez Zogarok (dont, toutes choses égales par ailleurs, j'estime la cinéphilie). Dans de telles conditions, comprendre une note se rapporte à comprendre en détail celui qui la donne. Mais si le donneur de note s'est, par je ne sais quel miracle, complètement expliqué au receveur, la synthèse que représente la note a perdu l'essentiel de son intérêt...
Les plus sages ne prétendront pas connaître toutes les mécaniques de leurs propres notations, et invoqueront une notation implicite, auto-suffisante, ou du moins censée l'être. Mais cette tentative de rationalisation me pose encore problème, car elle présuppose une comparaison universelle entre œuvres qui, d'une part porte atteinte à la valeur intrinsèque de l'œuvre évaluée, et d'autre part entretient le concept mensonger de l'objectivité (haters gonna hate).
Vis-à-vis du premier point, sans même partir dans le débat tarte-à-la-crème du « Est-ce que tout est comparable ? » (ma réponse étant oui, simplement parce que rien n'est capable de me forcer au silence), je trouve dommage de se concentrer sur les questions « Est-ce que le dernier film du réalisateur X vaut un point de plus que le précédent ? » ou encore « Est-ce que les thrillers de Y valent plus que ceux de son successeur spirituel Z ? » à la place de « Où sont les différences entre ces films, qu'est-ce qui les a provoquées, (puis seulement) est-ce que c'était pertinent ou réussi ? ». Avec la note vient le risque de rompre l'équilibre entre les rôles de la compréhension et du jugement dans l'acte critique. Ces deux facettes m'intéressent à égale mesure (et je les développe plus bas), mais j'ai la sensation que beaucoup se précipitent vers le jugement facile permis par la note, de sorte à s'épargner les efforts d'une compréhension non superficielle de l'œuvre. Et en se privant du réflexe de se poser les questions moins évidentes, je suis d'avis qu'on perd la saveur de nombreuses œuvres, et qu'on se ferme en partie à la progression de son propre sens critique.
Pour le second point, je dois avouer qu'il me manque le courage nécessaire pour développer un long argumentaire contre la notion d'objectivité, la raison principale étant que Tevis Thompson a écrit à ce propos un réquisitoire fantastique auquel je ne vois plus grand-chose à ajouter, et dont la fluidité et l'intensité occasionnelle dépassent allégrement mes menus talents stylistiques. Un texte dont je revendique par ailleurs l'influence pour l'écriture du présent essai. Il n'est pas court, mais j'en recommande vivement la lecture à ceux pour qui le débat objectivité/subjectivité importe ; le cœur de la question est traité dans la section IV, mais les précédentes dressent idéalement le contexte. Je citerai juste, pour tenter de mettre l'eau à la bouche de ceux qui ne seraient pas convaincu de la pertinence de cette lecture :
Se dire objectif, c'est se prétendre capable de se détacher de soi-même pour adopter une position vers laquelle chacun devrait tendre. Mais comment un tel état pourrait-il exister ? Et plus encore, que permet-il d'accomplir, autant par rapport aux autres qu'à soi ? Certains pensent que s'assumer pleinement constituerait un rempart à la communication, à l'échange. J'échoue grossièrement à situer le fondement de cette position. Je n'y vois guère qu'une excuse pour camoufler un manque irraisonné d'assurance envers ses propres valeurs, doublée d'une réminiscence insidieuse de la pensée scolaire qui souhaite quantifier tout ce qui lui tombe sous la main pour pouvoir classer expéditivement. Peu de choses me semblent plus arrogantes et inutiles que de qualifier une œuvre de « nécessaire » ou d'« indispensable », tant les destinataires de ces mots sont réduits à un sujet impersonnel qui devrait respect et obéissance à l'omnipotente objectivité montée de toutes pièces par le rédacteur...
La transmutation de cette objectivité (plus ou moins catégorique selon ses défenseurs) en une valeur numérique amène des problèmes supplémentaires, dont notamment un effet de groupe qui garrote le débat. Le cumul des notes et la rapidité de consultation des moyennes établissent rapidement des consensus qui s'installent sur la durée, et pour de nombreux esprits critiques malléables (rien de directement dépréciatif dans le terme), que ce soit parce qu'ils ont vu une note ou bien que l'artiste possède une aura sans même qu'ils en connaissent les raisons, la découverte d'une œuvre est trop souvent susceptible de tourner à la prophétie auto-accomplie.
Ainsi apprend-on à respecter Kurosawa et à l'ériger en étalon du cinéma classique japonais, et son excellente réputation, que l'on connaît par des chiffres plutôt que par des idées qui encourageraient plus au débat, freine à la fois l'expression de certaines réserves et la découverte de metteurs en scène qui lui étaient contemporains. De la même manière, nombreux sont les cinéphiles qui se sont faits à l'idée de mourir d'ennui devant un Rivette, parce que c'est un réalisateur que ses quelques adeptes (bien leur en fasse, en ce qui me concerne je ne m'y retrouve pas du tout) ont réussi à établir. Et quand je presse certains membres de me faire comprendre le sens de ces 6 et ces 7 (je m'excuse d'être lourd :') ), et qu'on me répond que c'était essentiellement vide, pénible ou déjà vu, je ne peux que m'ahurir des contradictions et des invraisemblances engendrées par le système de notes. À noter que l'observation vaut aussi dans l'autre sens. Il est en effet généralement mal vu de noter au même niveau que des œuvres consacrées, d'autres créations plus légères, plus accessibles ou plus intimes, et qui ont pourtant parfois plus résonné en nous. Vient alors la schizophrénie du nanar, qu'on embrasse par le cœur mais qu'on rejette par la note, parce qu'il se pose en infraction au « bon goût », ici avatar bête et méchant de l'objectivité déjà décriée.
Un effet encore plus pervers des notes se manifeste avec les raccourcis de jugement facilités chez les observateurs par ces chiffres muets. Qu'on accorde une mauvaise note à une œuvre qu'un autre individu admire, et il ne sera pas rare que celui-ci se braque, décrédibilise dans ses pensées le noteur, et préfère s'enfermer dans son propre avis. Même dans le cas où le noteur s'est échiné à argumenter sa position par l'intermédiaire d'un texte de qualité, la connaissance de la note au préalable risque fort de faire que le texte ne sera pas lu. Et dans la situation utopique où l'observateur est assez curieux pour chercher à découvrir un avis qui a priori s'oppose au sien, le texte devra redoubler d'efforts pour surmonter cette défiance initiale qui n'est pourtant pas liée à l'œuvre. C'est un peu le même phénomène lorsqu'on observe une note qui se démarque de la tendance majoritaire, qui contraste avec la moyenne : avant même de pouvoir présenter sa défense, l'observateur est susceptible de s'imaginer avoir affaire à un original qui ne mérite pas d'être pris au sérieux. Ainsi la note fait-elle parfois voir des pisse-froid, des prétentieux ou des trolls en lieu et place de critiques légitimes et estimables. Comme si ça n'était pas déjà assez difficile d'intéresser un internaute plus souvent inconnu que le contraire, il faut en plus s'attendre à ce que la note puisse saboter le texte !
Je vois une utilité à la note dans sa capacité à attirer l'attention, mais seulement chez les lecteurs de critiques préoccupés de découvrir ce qu'ils n'ont pas expérimenté eux-mêmes, que le texte aille déjà dans leur sens ou non. En pratique, hélas, je crains que la plupart des lecteurs cherchent d'abord à retrouver un texte qui exprime leur propre position, plutôt qu'à se confronter à un avis un tant soit peu divergent. Seul l'établissement d'une certaine confiance entre le lecteur et le critique peut maintenir dans le temps cette valeur d'interpellation de la note. C'est en partie l'idée qui anime la rédaction de Kill Screen, qui a conscience que les écarts de note attirent l'attention publique (tout particulièrement dans le milieu culturel du jeu vidéo, sinistré par l'obsession de l'agrégateur Metacritic) et espère retenir le lectorat curieux à l'aide de textes éloquents. Mais enfin si, comme souvent, ce public est déjà acquis à la lecture des textes critiques, la note me semble revenir à une broutille quasi dispensable.
Accordons finalement une pensée à l'évolution de la critique dans le temps. Comment imaginer aujourd'hui un désaveu de l'ordre de celui qui a frappé l'art académique, dit « pompier », ou bien une réhabilitation aussi marquante que celle de Hitchcock, alors que la réputation des artistes repose désormais si fort sur des chiffres publics, auto-entretenus, peu ou prou gravés dans le marbre ? En désapprouvant la réévaluation de productions artistiques passées, la note est responsable d'une inertie critique inédite. Et bien qu'à elle seule, tout comme les mesures de fréquentation telles que le box-office, elle ne soit pas capable de réduire au silence la créativité d'artistes modernes, du moins le noyage des avis positifs dans une moyenne majoritairement perplexe face à la nouveauté risque-t-il de ralentir l'émergence des idées fraiches, et d'encourager plutôt au recyclage ad nauseam de formules à succès.
La note sur SC
Je crois me souvenir que ce qui m'avait d'abord attiré sur SC, c'était la possibilité d'historiser mes découvertes culturelles. L'idée que des membres puissent me suggérer des œuvres pertinentes ne m'avait pas encore touché : je possédais déjà une todo-list bien assez conséquente pour ne pas avoir à chercher activement à l'agrandir. Quant aux notes, même si à l'époque, je scribouillais pour mon journal étudiant de maigres textes conclus par de mignonnes petites étoiles (textes que j'avais repostés ici quelques mois après mon inscription, et que je conserve désormais bien moins pour leur pertinence critique que pour constater le chemin parcouru depuis quatre à cinq ans), la perspective de faire pareil sur SC ne rencontrait que mon indifférence polie.
Ma genèse n'a rien d'exceptionnel, et la suite non plus : en dépit de mes intentions d'origine, j'ai plongé comme bien d'autres avant moi, et encore plus depuis, dans l'addiction aux notes. Sans doute pas la plus radicale qui soit, mais suffisamment marquée pour qu'elle m'apparaisse regrettable, avec le recul. Triant mes griefs, et après d'innombrables échanges avec d'autres membres, j'ai pu identifier plusieurs comportements propres à SC qui, en ce qui me concerne, n'offrent aucune véritable contrepartie positive.
Commençons par le grand tabou du site : combien de membres réguliers connaissent encore le plaisir de regarder un film ou de progresser dans un livre sans peser et triturer et rééquilibrer la note qu'ils attribueront à la fin de l'œuvre ? Si ces pensées irrépressibles et maniaques ne vous ont jamais habité, vous pouvez vous féliciter de votre insensibilité au système SC. Moi, je confesse sans mal les avoir connues, et avoir souvent regretté que mes expériences soient perverties par ces songes parasites, et aussi avoir souvent caché le problème sous le tapis jusqu'à ce qu'il reparaisse un ou deux films plus tard. En offrant la possibilité de noter à la va-vite sans plus encourager à s'expliquer, il est logique que l'interface du site nourrisse ce réflexe aussi insidieux que nuisible. Le phénomène est d'autant plus déplorable pour les œuvres de qualité : face à un travail artistique qui résonne et tend à nous enchanter, quoi de plus distrayant, étriqué et inhibiteur que de s'extasier devant le fait que ça vaille un 9, ou peut-être juste un 8, ou quand même, pourquoi pas un 9, je n'en accorde pas souvent mais là je pense que ça peut valoir le coup, hum oui il y a des chances que je mette 9, et au pire 8 ça montrera déjà que j'étais à fond dedans ?
En plus de cette facilité à noter, SC propose une exploration culturelle infinie : impossible de s'arrêter à ce qu'on a prévu de découvrir alors que, avec ou sans éclaireurs, et soutenu par un système d'envies bien pratique, le site nous propose mille mondes à aborder. Je n'ai pas de reproche à adresser directement à cet outillage dédié à l'exploration, même si c'est évidemment dans l'intérêt commercial du site d'y maintenir ses membres (faut bien faire du profit, par la pub ou les stats). Par contre, l'association notes/collection n'est pas sans danger, car la note risque toujours de devenir une signature creuse à apposer prestement à la fin de chaque découverte. L'œuvre se change peu à peu en un produit à consommer vite et bien : non seulement le parcours culturel, profond et intime, se dégrade sous la forme d'une complétion vaniteuse d'un tableau de chasse public, mais il faut aussi, dans une certaine mesure, s'efforcer de trouver satisfaction dans la plupart des œuvres, aller au bout de chacune d'entre elles, se faire croire qu'on ne gaspille pas les biens envers lesquels on s'est, en quelque sorte, engagé. Courir après des médailles et s'en montrer reconnaissant. Mais pour qui, et à quel effet ? Je ne suis pas en train de dénoncer un complot de détournement actif de la pensée de ses membres par SC, mais enfin je crois fermement qu'utiliser quotidiennement le site tend à faire oublier ce que l'on cherche pour soi-même.
Un troisième piège qui m'a nettement moins affecté mais que j'ai pu observer, c'est la croyance latente que la note possède une quelconque valeur par rapport au film. Je dirais que l'idée est illusoire mais plutôt inoffensive par rapport aux risques précédents. Qu'il s'agisse de se délecter d'une gifle retournée à une œuvre déplaisante sous la forme d'une mauvaise note, ou au contraire de se réjouir de pouvoir flatter une œuvre satisfaisante à l'aide d'une note élevée, il me semble que la stérilité de telles conceptions est manifeste. Ce constat reste assez inchangé d'un point de vue extérieur, pour ceux qui se désolent ou applaudissent suite à l'attribution d'une note. (Le comble serait encore de faire preuve de retenue en attribuant une note, afin de n'offusquer aucun abonné.) On ne fait jamais que se féliciter soi-même pour ses propres goûts. C'est la même chose qui est en jeu lorsque certains considèrent noter plus ou moins que leur avis direct, pour « rééquilibrer » une moyenne : comme si celle-ci, perçue trop haute ou trop basse, salissait l'œuvre au point qu'il faille considérer son avis personnel comme supérieur à tous ceux exprimés par les membres précédents. Encore une fois, c'est une affaire de vanité, mais dans la mesure où ça ne nuit pas franchement à la possibilité de se montrer constructif (parce que le temps infime consommé par ces illusions, même si on le souhaitait reconverti en bien, ne suffirait pas à adopter un comportement plus utile, plus pertinent), je ne vois que peu de raisons de m'en offusquer.
Enfin, un peu en rapport avec le point précédent, j'évoquerai brièvement les textes amateurs qui citent leur propre note comme s'il s'agissait d'un argument de débat. « J'ai décidé de mettre 6 parce que... » La note est, au mieux, la synthèse implicite d'un texte : elle ne peut en aucun cas constituer la finalité d'une œuvre (j'espère du moins que personne ne croit que vivre l'art, c'est lui assigner des chiffres), et puis en parler nommément, c'est redondant et assez inélégant. Je grimace intérieurement à chaque fois qu'un membre, à l'écrit ou de vive voix, me parle d'une œuvre avec sa note : non seulement parce que je ne sais pas ce que celle-ci représente (pour toutes les raisons évoquées précédemment), mais aussi parce que, dans un dialogue plus que partout ailleurs, l'œuvre n'existe pas pour être mesurée et classée sur une étagère personnelle, mais pour être discutée, déconstruite, débattue, louée ou vilipendée avec le langage de chacun. Parce qu'une note s'adresse d'abord à celui qui l'attribue, en sortie de séance, aussi creux soient-ils, au mieux introductifs et au pire cache-misères, je préfère encore entendre le timide « ça m'a plu » et l'inénarrable « c'était intéressant » !
Mon profil SC
Il y a une attitude qui m'insupporte dans certaines œuvres, et en fait partout ailleurs dans la vie : celle des petits malins qui se contentent de détruire sans jamais reconstruire, de cracher leur bile et d'étaler leur colère sans chercher à résoudre les maux qu'ils dénoncent. Tant d'énergie dilapidée pour si peu de résultats. Dans une moindre mesure, je suis comme tout le monde, j'aime me plaindre de temps en temps. Par contre quand mes problèmes stagnent depuis un moment, je me bouge pour mettre en œuvre des solutions. Et donc, suite à mes premiers paragraphes un brin pamphlétaires, je soumets à votre examen les mesures que j'ai adoptées. Il a fallu quelques mois pour que ces histoires de notes qui me trottaient en tête aboutissent à des changements sur mon profil SC, de sorte que l'évolution n'a jamais été précipitée ni forcée (au sens où, même si je me suis remué un peu, j'ai toujours suivi ce qui me semblait approprié pour ce que je visais et, par extension, ce qui m'était agréable). En tout cas, avec les choix plus ou moins alternatifs listés ci-dessous, j'ai l'impression de contenter mes besoins et d'avoir atteint une certaine stabilité.
Déjà, commenter quasi tout ce que je découvre. L'intégralité des films, parce que c'est avec la cinéphilie que j'ai acquis le plus d'aisance critique. Et puis aussi les jeux vidéo, qui me tiennent à cœur bien que l'industrie actuelle en fasse globalement une passion plus ingrate que le cinéma. Et en fait aussi presque toutes les autres œuvres, parce que j'ai envie de structurer ma pensée et de m'exprimer rien qu'un peu à leur sujet, et mes lacunes dans tel ou tel domaine ne suffisent pas à m'en décourager. Sur ce point, je ne fais que réinventer l'eau tiède : d'autres membres agissent de même, depuis Morrinson à (feu) Cultural Mind, en passant par trineor, Maratz, Antofisherb, Alfred Tordu, et sans doute encore d'autres que je connais moins.
Les commentaires que je laisse sont de longueurs inégales, pour plusieurs raisons évidentes, la plus importante étant que je ne me force à rien. J'ai déjà évoqué le déplaisir que pouvait me susciter l'écriture, et je n'ai évidemment aucun intérêt à me fixer un cahier des charges désagréable. Du coup, j'écris quand ça me chante, directement après un film ou plusieurs jours après une séance, et l'étendue et la pertinence du texte sont fonctions du temps dont je dispose, de mon humeur, de la richesse de l'œuvre considérée, et surtout des affinités (ou, plus rarement, de l'antipathie) que j'ai pu éprouver. Je reste curieux et je peux me lancer une petite série ouzbèke à l'occasion, mais je garde conscience des domaines où je peux me montrer pertinent. De temps en temps je touche à des idées que je n'ai pas vues exprimées ailleurs, le commentaire grandit en conséquence, et il arrive que je le retape un peu pour le poster dans la catégorie « critiques » du site, rejoignant un peu en ça les « avis bruts » de Morrinson. Cette démarche improvisée reste assez différente de la majorité des textes présents sur la liste privilégiée que j'avais déjà citée.
Je savais déjà que le concept de notation me rebutait, mais après deux à trois semaines passées à tout commenter en plus de tout noter, je me suis aperçu qu'il ne me restait ni l'envie ni le besoin de noter. Je me suis donc interrogé sur la façon de profiter au mieux de l'interface SC tout en arrêtant les notes. Comme le site est une plaie lorsqu'il s'agit de simplement signaler qu'on a achevé une œuvre (encore une fois, c'est de bonne guerre : la note d'un utilisateur, représentant plus d'information, possède après tout plus de valeur commerciale qu'un simple « vu »), j'ai d'abord choisi de « recommander » tout ce que je découvrais. De cette façon, non seulement j'apparais sur mon propre fil d'actualités, ce qui me laisse encore la possibilité de poser mon commentaire et de le retrouver rapidement plus tard. Mais j'apparais aussi sur le fil d'actualités de mes abonnés (dont j'imagine que je n'ai pas été choisi comme éclaireur pour rester silencieux... ou alors on s'est très mal compris), et mon commentaire leur reste aussi facilement accessible à l'avenir : sur le panneau des éclaireurs de la fiche d'une œuvre, je n'apparais pas dans l'onglet des éclaireurs qui ont noté, mais dans l'onglet coup de cœur juste à côté, qui permet ensuite de tomber directement sur l'archive du fil d'actualités correspondant à l'œuvre en question. Avec une différence d'un ou deux clics seulement, je n'ai pas l'impression d'avoir perdu grand-chose.
Premier complément par rapport au point précédent : en fait, je ne recommande pas tout. Comme je n'ai pas expliqué ce système à mes abonnés dès le moment où je l'ai utilisé, et un peu par résilience des réflexes hiérarchiques, j'ai tenu à introduire une distinction entre, grossièrement, ce que j'étais content d'avoir vu/lu/joué/etc., et le reste. Mes découvertes sont donc soit des recommandations, soit des en cours (option choisie pour les mêmes raisons pratiques que les recos). Maintenant que le présent texte est posté, et avec le recul, je me pose la question de supprimer cette distinction et de tout repasser en reco. Je ne suis pas sûr de savoir si c'est plutôt la flemme qui me retient, ou bien la pensée semi-optimiste que la différenciation entre reco et en cours encourage mes abonnés à lire au moins les textes que j'écris pour les recos. Si un jour vient où on me voit spammer un tas de recos sur des œuvres immondes, vous saurez de quoi il s'agit !
Deuxième complément : je maintiens une liste de commentaires sur les films qui est redondante par rapport à mes commentaires sur les fils d'actualité, à la manière de Morrinson et de quelques autres membres. Sauf que, face à une liste sans index valable et dans laquelle il faut farfouiller un moment pour retrouver l'information souhaitée, je trouve mon système de recos nettement plus pratique pour remonter à un commentaire passé (que ce soit pour l'abonné ou pour soi-même). De temps en temps je parcours cette liste comme un journal perso, mais je ne suis pas sûr qu'elle ait un grand intérêt pour mes abonnés.
Troisième et dernier complément : j'utilise encore des notes dans mes critiques. Je m'en passerais bien si l'interface de SC l'autorisait, mais ça n'est pas le cas... Pourquoi alors ne pas préférer le 5 automatique de Maratz ? D'une part, ça évite de confronter le passant innocent à une note arbitraire qui va l'interloquer, et qui appelle un minimum à ce que je déballe mes considérations sur les notes (extensives, comme vous pouvez le constater). Quand je poste une critique plutôt qu'un simple commentaire, c'est que je vise un peu à m'adresser à plus de gens que d'habitude, et par conséquent, conciliant, je ne cherche pas à convaincre ni même troubler le client d'une opinion qu'il n'était pas du tout venu chercher. D'autre part, il s'avère que je n'ai pas trop de mal à attribuer une note une fois arrivé à la fin d'un texte. C'est d'autant plus simple que ça ne veut presque rien dire, vu que le texte contient déjà tout le sens de mon appréciation. Quant à ceux qui ignorent le texte et ne voient que par la note, je ne peux pas grand-chose pour eux, et puis je ne cherche pas à être qui que ce soit pour eux non plus.
Enfin, à titre purement indicatif, je fournis une liste de top/flop ciné [màj : plus maintenant] qui donne un bon aperçu de mes sensibilités. Il m'est arrivé de classer par notes la collection de certains membres pour voir ce qui leur plaisait ou leur déplaisait le plus ; voilà mon équivalent qui, je trouve, permet bien mieux de cerner n'importe qui plutôt qu'avec un top 10 parfumé.
Pour revenir sur le « grand tabou » que j'évoquais précédemment, j'ai vraiment été surpris de la rapidité avec laquelle, une fois que j'avais arrêté de noter sur SC, j'ai cessé de penser aux notes pendant les films, les albums, les jeux. Tout au plus deux semaines. Il y a clairement une porte de sortie, et elle est accessible pour trois fois rien. Après, je reconnais qu'au fur et à mesure que mes commentaires ont gagné en assurance, je me suis mis à me demander ce que je pouvais exprimer sur le film que j'étais en train de regarder... ce qui tend à se confondre avec ce que j'envisageais d'aller écrire sur SC à la fin de la séance. Mais je n'envisage pas ça non plus comme un mal qui m'aurait rattrapé, car je suis incapable de vivre, d'apprécier un film, sans le réfléchir en direct. Dans le fait d'organiser mes pensées et de trouver les formulations qui frappent, je m'adresse à moi-même bien plus qu'à mes potentiels lecteurs, et c'est un processus qui me semble essentiel pour développer ma cinéphilie ainsi que mon esprit critique, donc je n'ai plus du tout la même impression d'être poursuivi par le site jusque dans mes pensées. Quand bien même, je préfère amplement me livrer à des analyses thématiques et stylistiques concrètes plutôt que de me demander si j'ai affaire à un 6 ou un 7 en changeant vingt fois d'avis.
Mon sens critique
J'ai été témoin de plus d'un réalisateur de cinéma venu cracher sa bile en plein film sur des critiques trop peu conciliantes à son goût (coucou ignare itou), mais en dépit de la puissance des images, aucun ne me semble avoir approché la force de ce revers cinglant asséné par Proust, l'irruption subite et comme incidente de cette analogie ne faisant que renforcer l'apparente évidence d'une condamnation implacable. Dans toute cette histoire, la note n'est qu'une broutille ; une fois évacuée, il s'agit de regarder en face son propre sens critique et de le mettre à l'épreuve. Et je comprends en écrivant ces mots que je me lance dans une critique de mon sens critique... La course à la conscience de soi est une sacrée cocasserie. Essayez de le répéter dix fois très vite.
Je n'ai jamais suivi d'études de cinéma, mon intérêt de dilettante pour sa théorie a tout juste fêté son premier anniversaire, alors pensez bien qu'en parlant de théorie de la critique, je risque fort de débiter des âneries. Nonobstant, je cerne quatre exercices qui s'entremêlent dans le sens critique, et par corollaire, pour l'écriture d'une critique (sans reparler du travail de formulation qui leur succède) : la description, l'analyse, l'interprétation, le jugement.
Il n'y a pas de recette magique pour l'écriture d'un bon texte. En fonction de l'œuvre et du critique, ces axes seront plus ou moins approfondis ; parfois ils se prêtent à une présentation séquentielle, tandis qu'ailleurs c'est une synthèse transverse qui sera privilégiée. Et je n'y vois pas une hiérarchie, dans le sens où n'importe qui est en droit de préférer l'analyse au jugement, et inversement. Par contre, il existe pour moi des implications strictes, c'est-à-dire qu'il est rare qu'une analyse m'apparaisse pertinente si la description/observation n'a pas été globalement accomplie (au moins pour soi ; pas forcément besoin de l'écrire), de même de l'interprétation par rapport à l'analyse, et du jugement par rapport à l'interprétation.
Dans les textes que je lis, il est rare que la description ou l'analyse m'intéressent, vu qu'il y a de fortes chances que j'aie déjà accompli ces réflexions de mon côté, et que par conséquent je n'aie rien à découvrir de plus sur ces plans-là. Par contre l'interprétation est plus susceptible de me faire découvrir des choses, à la fois sur l'œuvre et sur celui qui écrit la critique. Le texte qu'a livré guyness sur Captain Fantastic, par exemple, illustre à la fois un pan du film que j'avais largement placé en retrait dans ma propre approche, et un autoportrait de parent qui m'est aussi étranger qu'émouvant. Et dans l'autre sens, naturellement, j'écris les textes que je voudrais lire, autrement dit je ne m'embarrasse pas de la description et de l'analyse qui ont été couvertes ailleurs (dans d'autres textes ou par le spectateur lui-même), et je développe des idées sur la base de l'œuvre mais sans l'assurance que les artistes ou les autres spectateurs les aient pareillement explorées, quitte à rejeter complètement la posture trompeuse selon laquelle une critique devrait être exhaustive et globale.
Ça peut sembler étonnant de s'intéresser à l'auteur d'une critique presque autant qu'à l'œuvre critiquée, de chercher à en dresser un portrait plus ou moins parcellaire au fil des textes livrés. De vouloir aller au-delà du sujet direct du texte. Mais pourquoi pas ? En quoi, d'ailleurs, cette approche serait-elle si éloignée de la pratique d'interprétation que j'ai brièvement décrite, et qui est communément pratiquée sur les œuvres ? Refuser cette vision, ce serait dénier la valeur de création, la dimension d'œuvre que porte un texte critique (et plus largement : l'exercice du sens critique), ce qui me semble insensé particulièrement quand le critique ne cherche pas à s'assujettir à l'œuvre commentée et exerce pleinement sa subjectivité, comme Clode ou djaevel [depuis ubrukelig].
On touche à ce que je pense avoir compris, depuis plus ou moins un an, des motivations de mon exploration culturelle et de ma pratique du sens critique. Enfin, ce n'est pas non plus comme si je pouvais le faire taire à ce stade, et ça n'est pas sans répercussions sociales, mais je passe en revue déjà trop d'idées pour ne pas avoir à développer ces complications ici.
Dans ma lecture de critiques, je m'intéresse aux autres, car dans mon écriture de critiques, je m'intéresse à moi. Je formule et partage mon travail d'interprétation d'abord parce que ça m'aide à arranger mes pensées autour du sens que porte une œuvre à mes yeux, et ensuite parce que ça peut intéresser d'autres critiques dans leurs propres cheminements et que ça peut mener à des discussions enrichissantes. Il y a, soit dit en passant, autant d'altruisme que d'orgueil là-dedans : je reconnais que mon ego fragile n'est pas au-dessus d'une flatterie rassurante de temps en temps, sous la forme du like occasionnel et, largement mieux, du respect de la part d'autres critiques que j'estime !
Ensuite l'interprétation me permet de passer un jugement sur l'œuvre, qui s'adresse avant tout à moi-même. Pratiquement pas à mes éventuels lecteurs, que je n'aurai pas la vanité de chercher activement à intéresser à ma petite vie. Et encore moins à l'œuvre elle-même, qui existe indépendamment de la critique ; qu'on l'encense ou qu'on la détruise elle n'en subira aucune altération. Je juge pour moi, certes pour avoir une idée de ce qui me plaît ou non, mais plus largement (j'avais prévenu que je n'y mettrai pas les formes, alors ne craignons pas les expressions rebattues) pour comprendre qui je suis, d'où je viens, vers quoi je me dirige.
Être, c'est à la portée de tous, mais se connaître, en tout cas pour moi, ça n'a rien d'acquis. Et je ne sais pas à quel point c'est valable ailleurs, mais en ce qui me concerne, il ne suffit pas de me dire quelque chose pour que je l'assimile ; il faut que je me l'approprie, que j'en rejoue le raisonnement d'un bout à l'autre avant d'admettre que je puisse être concerné, voire que j'agisse en conséquence. Dans ce contexte, ma recherche de bonheur, et plus précisément l'étouffement de mes frustrations (ataraxie stoïcienne ftw), ont trouvé un allié inespéré en mon sens critique. Les textes de ma fameuse liste privilégiée, en général, sont suffisamment explicites. Une poignée d'exemples parmi ceux-ci : celui sur l'anime Ping Pong qui m'a fait cerner le poids social d'une ambition que je ne possède pas, celui sur le jeu Starseed Pilgrim qui m'a rappelé ce soir que m'attaquer à des domaines professionnels qui me sont méconnus restaurerait sans doute de mon enthousiasme au boulot, ou encore, très clairement, celui sur Black Swan qui m'a aidé à dompter mon perfectionnisme, allant jusqu'à faire disparaître en quelques heures des spasmes musculaires qui me poursuivaient depuis plusieurs semaines. Ces multiples constats, restons modestes, n'ont pas mené à des virages de vie spectaculaires. Cependant chacun d'entre eux a affecté mes pensées, et a posteriori mon comportement ; leur accumulation a tenu un rôle déterminant dans l'identification de mes limites, dans la fortification de mon amour-propre, bref dans l'amélioration progressive de ma vie.
Dès lors et une fois n'est pas coutume, dans sa précipitation à formuler une généralité qui claque, Proust apparaît en tort. Je concède que l'exercice du sens critique, érudit ou non, me semble trop souvent s'apparenter à une pratique masturbatoire, sans autre finalité que de se nourrir lui-même. Mais je ne vois ni désœuvrement ni stérilité dans celui que je pratique, bien au contraire.
Évidemment, toute cette réflexion ne s'est pas menée en un jour, et j'ai parcouru des étapes contrastées que je ne renie pas. Je me rappelle d'un temps où l'enchaînement de cinq ou six séances de cinéma en une journée m'excitait, où il me fallait découvrir toutes les sorties un tant soit peu médiatisées en plus de celles des réalisateurs qui m'étaient familiers, où je voyais la participation à des avant-premières ou à des festivals comme le privilège le plus satisfaisant... Malgré cette agitation prenante, j'avais toujours quelques scrupules à me qualifier de cinéphile. Je sais désormais que ce qui me dérangeait, c'était d'être nettement plus cinéphage. Et aujourd'hui, bien que je n'aie jamais été aussi réticent à me lancer n'importe quel film n'importe quand et dans n'importe quelles conditions, et bien que le rythme de mes découvertes se soit tassé (en même temps, je sais bien mieux ce que je veux découvrir), je me sens largement plus en accord avec ma passion.
Enfin, après cette odyssée, il n'est sans doute pas inutile de rappeler que la position que j'ai considérablement explicitée par ce texte, même si elle ne se prive pas d'en érafler quelques-unes, ne cherche pas à s'attaquer à la légitimité de conceptions différentes du sens critique. Il appartient à chacun de juger du bien-fondé de sa propre démarche. Et même, avant ça, d'évaluer l'utilité de procéder à une telle analyse ! Moi qui peine à agir sans triturer le sens de mes actions, je ne pouvais pas faire l'impasse dessus, toutefois rien ne vous force à suivre cette voie. Mais n'ai-je point fait poindre chez vous les étincelles de la curiosité ?
Quel est votre sens critique ?