Faire ou ne pas faire prépa : telle n'a jamais été la question. Collectionnant avec insouciance les meilleures notes de la classe primaire au baccalauréat, et animé par une douce et illusoire fascination pour le déterminisme des mathématiques, mes professeurs n'ont sans doute jamais douté de ma transition en milieu préparationnaire. Mes parents, pas plus familiers des CPGE que du moindre parcours universitaire, ont dûment écouté les avis des conseillers d'orientation pour leur fils aîné. Guidé sans impératif explicite par toutes ces mains tendues vers la garantie d'excellence et les promesses d'emploi, encore intéressé par la pratique scientifique à défaut d'en être passionné, c'était décidé : j'irais en MPSI, Maths-Physique-Sciences de l'Ingénieur.
La nuit dernière, huit ans, une chambre d'étudiant et trois appartements plus tard, je me réveille en sueur à la suite d'un de ces cauchemars réguliers et stupides. Arrivé dans une ville inconnue, je passais la nuit dans un hôtel quelconque dans l'attente de mes oraux pour les concours d'écoles d'ingénieur le lendemain matin. Naturellement, je me réveille trop tard, les bus semblent ne jamais vouloir arriver, les lignes se confondent, le temps est plus détraqué que dans un tableau de Dalí. Bien pire encore, je ressens une culpabilité écrasante pour avoir oublié de réviser les piles de leçons qui remplissent ma valise. L'issue, invariable, invisible mais suffisamment crainte pour l'anticiper douloureusement, prendra la forme d'une collection de notes exécrables sanctionnant mon manque de travail. Je suis démuni et impuissant.
La panique d'abord. Panique qui s'évanouit immédiatement dès que j'ouvre les yeux et que je reprends conscience de qui je suis, en dehors du rêve. Vient ensuite la frustration, celle d'avoir si longtemps cru pouvoir remettre le rêve sur ses rails ; l'entêtement, l'acharnement en dépit de la souffrance, mais dont il était écrit dès le départ qu'ils ne pourraient se solder autrement qu'avec la décision du réveil, le plus brutal des forfaits. L'embarras enfin, celui lié à la fierté de savoir occasionnellement reconnaître un environnement onirique afin de basculer dans un rêve conscient, et cependant de rester complètement incapable et piégé au fond de ce cauchemar récurrent, soumis et aveugle face à une bêtise pourtant manifeste.
Je sais bien, cette fois, pourquoi ce rêve était de retour. J'ai traversé la fin du printemps dans un état de stress inhabituel, du fait d'un déménagement dont je me serais bien passé. Si ma personnalité n'est pas prompte à reconnaître un tel état, je crois que mon corps a su s'en charger de façon autonome. J'ai découvert qu'un neurologue avait pris les devants et baptisé les tremblements chroniques qui assaillaient ma paupière gauche depuis plusieurs semaines sous le doux nom de « fasciculation ». Vu qu'elles se font moins fréquentes depuis que je suis installé chez moi, j'en déduis, ou du moins j'espère, qu'elles étaient effectivement liées au stress, sentiment que je n'ai guère connu avant la prépa.
Aux origines du rêve se trouve aussi, sans nul doute, le fait que je sois en passe d'accueillir mon petit frère qui va, à son tour, affronter les oraux des grandes écoles. Je pourrais sans doute encore ajouter au chaudron inconscient une présentation publique portant sur mes travaux de recherche, que j'aurai à faire dans dix jours et qui, du fait d'autres contraintes professionnelles, ne pourra simplement pas être préparée avec tout le temps que j'aurais souhaité lui accorder. Parmi ces contraintes se trouve notamment une semaine complète de formation que je ne pourrai pas aborder sans avoir révisé le week-end pour me remettre à niveau dans le domaine concerné, une source de contrariété que j'associe une fois de plus à la prépa.
Je ne viens pas écrire pour me plaindre. Dans une certaine mesure, la prépa a été bonne avec moi : comme je n'ai longtemps pas su me contenter de moins que le meilleur, j'ai rempilé pour une troisième année, mais les trois années qui ont suivi en école d'ingénieur ont été l'occasion d'excellentes rencontres, de prise de recul sur moi-même notamment par le biais de diverses associations d'élèves, et ultimement d'un boulot dans lequel je trouve globalement un sens d'accomplissement et une certaine satisfaction, ce sur quoi je n'aurais jamais osé parier et qui me place, j'en garde conscience, dans une catégorie assez privilégiée de ma génération.
Mais. Mais ce rêve d'impuissance me poursuit depuis cinq ans déjà, et ne trahit aucun signe qui me laisse penser qu'il disparaitra jamais complètement. À quel stade devient-il approprié de parler de traumatisme ? Pour être honnête, exhaustif, je reconnais ici que les obsessions trahies par mes rêves ne sont en rien latentes : elles ne constituent à mes yeux que les symptômes de préoccupations qui, si j'ai appris à les rendre silencieuses, n'en sont pas moins profondément nichées dans ma personnalité quotidienne, au premier rang desquelles un perfectionnisme maladif, et par corollaire la quasi impossibilité d'être satisfait de mon propre travail. Si je préfère réagir aux films que je vois sous la forme de commentaires qui, sur un fil d'actualité, ne seront pas mis en avant au même titre que les critiques, c'est après tout parce que je considère ces témoignages, sans recherche ni raffinements, indignes des efforts que je pourrais déployer pour mes lecteurs et pour moi-même.
Je n'avais pas conscience de cette attitude, aussi professionnellement productive que personnellement destructrice, avant de voir Black Swan en 2011. Si je me suis rapidement identifié au personnage de Natalie Portman, ça n'avait rien à voir avec mes aptitudes au ballet (inexistantes, sans trop de regrets), mais à la poignée de troubles obsessionnels compulsifs dont elle souffre, les griffures qu'elle s'inflige, ou encore l'ongle qu'elle s'arrache parce qu'elle pensait y voir une irrégularité. J'ai moi-même mon lot de TOCs, obnubilé à plus ou moins grande échelle par les mains propres, les irrégularités de peau, le rangement de mon appartement, parfois la position dans laquelle se retrouve un objet que j'ai placé n'importe où...
En ayant appris à me connaître, je comprends aussi maintenant que le « WHORE » tracé au rouge à lèvres sur un miroir des vestiaires, et que Nina tente d'effacer dans la panique et l'horreur après son flirt pourtant inconséquent avec son professeur, correspond à ces méconnues phobies d'impulsion : il s'agit d'une de ces idées incontrôlables, généralement agressives ou suicidaires, qui sont formulées en pensée comme de mauvais réflexes, et mettent de la sorte à l'épreuve le contrôle de soi chez ceux qui en sont particulièrement obsédé. « Et si je me jetais dans le vide ? », par exemple, sorti de nulle part, qui pousse en général à s'écarter brusquement d'une fenêtre avant même de se raisonner, de réaliser que l'idée rentre en contradiction avec les pensées conscientes, légitimes. Nina a brusquement peur de la promo canapé alors qu'elle est une fille prude, appliquée et talentueuse. Moi, ces derniers mois, sans explication autre que ce mécanisme impulsif, j'ai eu des pensées homophobes, racistes et antisémites, ce qui effectivement n'a à premier abord aucun sens vis-à-vis des valeurs que je promeus et de qui j'ai pu mettre dans mon lit.
Ce perfectionnisme insidieux, ou plus exactement ses conséquences néfastes, Aronofsky le transfère graduellement du monde intérieur de Nina vers sa sphère publique. Après avoir sacrifié son corps pour la danse, Nina s'aliène sa mère, ses collègues. Et le film de terminer, suite au triomphe de sa performance pour Le Lac des cygnes, sur son visage béat, baigné, submergé par la lumière blanche et artificielle des projecteurs de la scène. « It was perfect. » Possible, illusoire peut-être, subjectif tout du moins, mais à quel prix ? Car Nina, dans son délire, s'est poignardée avec un éclat de miroir. Cette réconciliation avec son propre reflet, manifestement plus expéditive que plusieurs années de psychothérapie, lui a permis d'interpréter à merveille les deux rôles complémentaires qui lui étaient demandés, mais la perspective de n'accomplir cette guérison qu'au seuil de la mort n'est pas des plus enthousiasmantes.
Ma litote cache en fait une réaction assez radicale : Aronofsky m'ayant convaincu que ma position face à mes études préparationnaires était non seulement naïve mais surtout dangereuse, son clap de fin résonnait comme une condamnation à mort personnelle à moins d'un changement immédiat d'attitude. Alors, mes mains, par la bizarrerie vite lassante des troubles psychosomatiques, ont décidé de jouer les paralysées. Mes doigts restaient bloqués dans une position vaguement agglutinée sans que je sois en mesure de les déplacer du moindre millimètre. Le souffle court, j'ai dit à mon copain et aux amis qui nous accompagnaient que j'allais prendre l'air sur l'esplanade de la Défense, en pensant que la situation allait rapidement se régulariser. J'ai filé dehors, un peu claudiquant, pour m'imprégner de l'air vivifiant de février. Je ne savais pas exactement de quoi rire, mais je l'ai fait, quand, ayant parcouru une moitié de la dalle, mes doigts toujours ankylosés étaient incapables d'actionner la glissière de mon portable pour répondre à mes amis qui commençaient à se poser des questions. Et puis finalement, peu à peu, au bout d'une heure, j'avais retrouvé jusqu'à l'usage préhensile de mon pouce. Je regagnais le haut de la chaîne alimentaire : j'étais sauvé.
À ce jour, je ne sais toujours pas si je devrais me limiter à voir dans cet évènement un signe terre-à-terre de fatigue extrême, ou s'il est permis d'y interpréter un sursis, un avertissement d'une part enfouie de moi-même. En 2011, n'ayant pas non plus accompli une prise de conscience intégrale en l'espace d'un seul film, j'ai préféré rester sobre et avancer la première explication. J'ai, depuis, eu le temps d'apprendre à me laisser séduire par la justification alternative, plus instinctive mais paradoxalement, en l'occurrence, plus rationnelle.
Mon ouverture à ces pensées moins déterministes, moins strictes et, si je peux me le permettre, plus humaines, découle d'un travail actif sur moi-même, toujours en cours, quoiqu'avec bien moins d'insistance qu'il y a quelques années. Il en est de même pour un certain nombre de chantiers progressivement lancés pour rentrer dans les frais de mon perfectionnisme, pour composer un équilibre vivable où il soit suffisamment adouci pour que je puisse le satisfaire. Limiter les TOCs et accepter ce qu'il en reste. Raisonner et savoir refuser de s'attribuer les pensées impulsives. Rejeter le réflexe de se frapper ou de s'insulter. Valoriser les compliments que j'ai pu recevoir. Progresser plutôt que chercher à être irréprochable, et se rappeler que même la progression n'est pas une fin en soi...
Fort de mon doublement, et mis à part une rupture assez pénible, j'ai pu terminer la prépa de façon relativement agréable, en tout cas moins bringuebalante que l'année précédente où un mélange de maladie tropicale et d'anxiété m'avait fait fuir les cours pendant deux ou trois semaines. Si je n'ai pas osé retranscrire immédiatement mes préceptes progressistes à mes études, me permettant de débarquer là où je le souhaitais, en plein centre de Paris, sans pour autant constituer une contrainte financière pour mes parents, en revanche je n'ai pas hésité à accompagner mes nouveaux camarades de grandes écoles dans la découverte de l'absentéisme, qui s'est ensuite muée en indifférence complète et en travail minimal pour les matières dont j'avais acquis la certitude qu'elles ne me resserviraient jamais (vade retro, comptabilité analytique). Mon investissement associatif, quoique rogné par mes découvertes cinéphiles, m'a tout de même laissé l'envie de me familiariser avec l'informatique, puis les réseaux, puis la sécurité des réseaux. Bien que je n'aie rien d'un ingénieur incollable, ce que d'ailleurs je n'envisage pas de devenir, j'ai mes domaines d'expertise, et ils sont au bout de quelques mois d'emploi une source d'assurance bienvenue.
En décrivant ces troubles qui ont pu se résorber à partir de l'école d'ingénieur, je ne cherche pas non plus à dépeindre la prépa comme source de tous les maux. Pour être clair, je n'ai pas attendu la prépa pour avoir du mal à être heureux. Mon lycée n'était pas une période trop épanouie, et le fait de récolter les bonnes notes sans peine n'a pas prévenu l'apparition de sentiments dépressifs. Des sentiments qui persistent encore aujourd'hui, que je combats sur un autre front que le perfectionnisme, et que je suis aussi parvenu, sous certaines dimensions, à apprivoiser. Jusqu'où est-il permis de remonter ? Le déménagement à la fin du collège qui m'a coupé de mes amis ? Les classes de primaire sautées qui ont instauré une différence d'âge durable avec mes camarades ? Mes parents qui, comme la mère de Nina, plaçaient probablement trop de rigueur dans mon éducation ? Mais puis-je leur en vouloir si les contraintes qu'ils m'imposaient correspondaient à leurs propres exigences envers eux-mêmes, de la même façon que je n'étais auparavant pas satisfait à moins de me sentir irréprochable dans mes actes ?
Remonter cette chaîne des responsabilités, aussi infinie qu'arbitraire, ne me semble pas pertinent. J'aurai plutôt tendance à retenir que la prépa, avant de former un endroit où j'aurais pu épanouir une éventuelle curiosité scientifique, était d'abord une étape terrible par rapport à mes instincts perfectionnistes. Je ne lui reproche pas de ne pas m'en avoir soigné ; je l'accuse par contre, dans son éloge irréfléchi du dépassement de soi, de m'avoir indifféremment malmené, d'avoir empiré ma situation psychologique, et de laisser nombre d'étudiants avec des séquelles de désamour-propre béantes. Je dis ça, et je fais partie des chanceux à qui les concours ont souri...
Qu'est-ce que la prépa m'a permis de faire, que je n'aurais pu accomplir ailleurs ? Les méthodes de travail, je les ai acquises en autodidacte. L'excellence scientifique, comme promis par des professeurs honnêtes, ne m'a servi à presque rien, et ce dès l'école d'ingénieur. Et justement, l'accès aux grandes écoles ? Non seulement le processus de sélection s'appuie sur des critères qui ne reflètent globalement pas du tout le travail d'un ingénieur en poste, mais en plus ceux à qui les grandes écoles profitent le plus, pour l'accès aux cabinets de conseil en stratégie et tutti quanti, sont ceux qui exploiteront le moins cet enseignement rigoureux. Aujourd'hui, je travaille au sein d'une équipe compétente, passionnée, communicative, presque intégralement issue de cursus universitaires. Mais de toute façon, l'éducation ne pèse plus grand-chose en face de la curiosité et de la souplesse d'esprit.
Après la panique, la frustration et l'embarras, je choisis le témoignage. Une tentative d'exorcisme de vieux démons, doublée d'une déclaration contre les classes préparatoires. Inutile de jouer ces prolongations spartiates du lycée généraliste, en particulier pour ceux qui connaissent déjà les domaines qu'ils souhaitent approfondir. J'émets l'hypothèque que la prépa, sans être un enfer universel, demeure pour beaucoup la source d'une insatisfaction sourde mais permanente. Le jeu n'en vaut pas la chandelle : par rapport à ce que j'en garde, il y avait bien trop à détruire.
The best you can is good enough
Faire ou ne pas faire prépa : telle n'a jamais été la question. Collectionnant avec insouciance les meilleures notes de la classe primaire au baccalauréat, et animé par une douce et illusoire fascination pour le déterminisme des mathématiques, mes professeurs n'ont sans doute jamais douté de ma transition en milieu préparationnaire. Mes parents, pas plus familiers des CPGE que du moindre parcours universitaire, ont dûment écouté les avis des conseillers d'orientation pour leur fils aîné. Guidé sans impératif explicite par toutes ces mains tendues vers la garantie d'excellence et les promesses d'emploi, encore intéressé par la pratique scientifique à défaut d'en être passionné, c'était décidé : j'irais en MPSI, Maths-Physique-Sciences de l'Ingénieur.
La nuit dernière, huit ans, une chambre d'étudiant et trois appartements plus tard, je me réveille en sueur à la suite d'un de ces cauchemars réguliers et stupides. Arrivé dans une ville inconnue, je passais la nuit dans un hôtel quelconque dans l'attente de mes oraux pour les concours d'écoles d'ingénieur le lendemain matin. Naturellement, je me réveille trop tard, les bus semblent ne jamais vouloir arriver, les lignes se confondent, le temps est plus détraqué que dans un tableau de Dalí. Bien pire encore, je ressens une culpabilité écrasante pour avoir oublié de réviser les piles de leçons qui remplissent ma valise. L'issue, invariable, invisible mais suffisamment crainte pour l'anticiper douloureusement, prendra la forme d'une collection de notes exécrables sanctionnant mon manque de travail. Je suis démuni et impuissant.
La panique d'abord. Panique qui s'évanouit immédiatement dès que j'ouvre les yeux et que je reprends conscience de qui je suis, en dehors du rêve. Vient ensuite la frustration, celle d'avoir si longtemps cru pouvoir remettre le rêve sur ses rails ; l'entêtement, l'acharnement en dépit de la souffrance, mais dont il était écrit dès le départ qu'ils ne pourraient se solder autrement qu'avec la décision du réveil, le plus brutal des forfaits. L'embarras enfin, celui lié à la fierté de savoir occasionnellement reconnaître un environnement onirique afin de basculer dans un rêve conscient, et cependant de rester complètement incapable et piégé au fond de ce cauchemar récurrent, soumis et aveugle face à une bêtise pourtant manifeste.
Je sais bien, cette fois, pourquoi ce rêve était de retour. J'ai traversé la fin du printemps dans un état de stress inhabituel, du fait d'un déménagement dont je me serais bien passé. Si ma personnalité n'est pas prompte à reconnaître un tel état, je crois que mon corps a su s'en charger de façon autonome. J'ai découvert qu'un neurologue avait pris les devants et baptisé les tremblements chroniques qui assaillaient ma paupière gauche depuis plusieurs semaines sous le doux nom de « fasciculation ». Vu qu'elles se font moins fréquentes depuis que je suis installé chez moi, j'en déduis, ou du moins j'espère, qu'elles étaient effectivement liées au stress, sentiment que je n'ai guère connu avant la prépa.
Aux origines du rêve se trouve aussi, sans nul doute, le fait que je sois en passe d'accueillir mon petit frère qui va, à son tour, affronter les oraux des grandes écoles. Je pourrais sans doute encore ajouter au chaudron inconscient une présentation publique portant sur mes travaux de recherche, que j'aurai à faire dans dix jours et qui, du fait d'autres contraintes professionnelles, ne pourra simplement pas être préparée avec tout le temps que j'aurais souhaité lui accorder. Parmi ces contraintes se trouve notamment une semaine complète de formation que je ne pourrai pas aborder sans avoir révisé le week-end pour me remettre à niveau dans le domaine concerné, une source de contrariété que j'associe une fois de plus à la prépa.
Je ne viens pas écrire pour me plaindre. Dans une certaine mesure, la prépa a été bonne avec moi : comme je n'ai longtemps pas su me contenter de moins que le meilleur, j'ai rempilé pour une troisième année, mais les trois années qui ont suivi en école d'ingénieur ont été l'occasion d'excellentes rencontres, de prise de recul sur moi-même notamment par le biais de diverses associations d'élèves, et ultimement d'un boulot dans lequel je trouve globalement un sens d'accomplissement et une certaine satisfaction, ce sur quoi je n'aurais jamais osé parier et qui me place, j'en garde conscience, dans une catégorie assez privilégiée de ma génération.
Mais. Mais ce rêve d'impuissance me poursuit depuis cinq ans déjà, et ne trahit aucun signe qui me laisse penser qu'il disparaitra jamais complètement. À quel stade devient-il approprié de parler de traumatisme ? Pour être honnête, exhaustif, je reconnais ici que les obsessions trahies par mes rêves ne sont en rien latentes : elles ne constituent à mes yeux que les symptômes de préoccupations qui, si j'ai appris à les rendre silencieuses, n'en sont pas moins profondément nichées dans ma personnalité quotidienne, au premier rang desquelles un perfectionnisme maladif, et par corollaire la quasi impossibilité d'être satisfait de mon propre travail. Si je préfère réagir aux films que je vois sous la forme de commentaires qui, sur un fil d'actualité, ne seront pas mis en avant au même titre que les critiques, c'est après tout parce que je considère ces témoignages, sans recherche ni raffinements, indignes des efforts que je pourrais déployer pour mes lecteurs et pour moi-même.
Je n'avais pas conscience de cette attitude, aussi professionnellement productive que personnellement destructrice, avant de voir Black Swan en 2011. Si je me suis rapidement identifié au personnage de Natalie Portman, ça n'avait rien à voir avec mes aptitudes au ballet (inexistantes, sans trop de regrets), mais à la poignée de troubles obsessionnels compulsifs dont elle souffre, les griffures qu'elle s'inflige, ou encore l'ongle qu'elle s'arrache parce qu'elle pensait y voir une irrégularité. J'ai moi-même mon lot de TOCs, obnubilé à plus ou moins grande échelle par les mains propres, les irrégularités de peau, le rangement de mon appartement, parfois la position dans laquelle se retrouve un objet que j'ai placé n'importe où...
En ayant appris à me connaître, je comprends aussi maintenant que le « WHORE » tracé au rouge à lèvres sur un miroir des vestiaires, et que Nina tente d'effacer dans la panique et l'horreur après son flirt pourtant inconséquent avec son professeur, correspond à ces méconnues phobies d'impulsion : il s'agit d'une de ces idées incontrôlables, généralement agressives ou suicidaires, qui sont formulées en pensée comme de mauvais réflexes, et mettent de la sorte à l'épreuve le contrôle de soi chez ceux qui en sont particulièrement obsédé. « Et si je me jetais dans le vide ? », par exemple, sorti de nulle part, qui pousse en général à s'écarter brusquement d'une fenêtre avant même de se raisonner, de réaliser que l'idée rentre en contradiction avec les pensées conscientes, légitimes. Nina a brusquement peur de la promo canapé alors qu'elle est une fille prude, appliquée et talentueuse. Moi, ces derniers mois, sans explication autre que ce mécanisme impulsif, j'ai eu des pensées homophobes, racistes et antisémites, ce qui effectivement n'a à premier abord aucun sens vis-à-vis des valeurs que je promeus et de qui j'ai pu mettre dans mon lit.
Ce perfectionnisme insidieux, ou plus exactement ses conséquences néfastes, Aronofsky le transfère graduellement du monde intérieur de Nina vers sa sphère publique. Après avoir sacrifié son corps pour la danse, Nina s'aliène sa mère, ses collègues. Et le film de terminer, suite au triomphe de sa performance pour Le Lac des cygnes, sur son visage béat, baigné, submergé par la lumière blanche et artificielle des projecteurs de la scène. « It was perfect. » Possible, illusoire peut-être, subjectif tout du moins, mais à quel prix ? Car Nina, dans son délire, s'est poignardée avec un éclat de miroir. Cette réconciliation avec son propre reflet, manifestement plus expéditive que plusieurs années de psychothérapie, lui a permis d'interpréter à merveille les deux rôles complémentaires qui lui étaient demandés, mais la perspective de n'accomplir cette guérison qu'au seuil de la mort n'est pas des plus enthousiasmantes.
Ma litote cache en fait une réaction assez radicale : Aronofsky m'ayant convaincu que ma position face à mes études préparationnaires était non seulement naïve mais surtout dangereuse, son clap de fin résonnait comme une condamnation à mort personnelle à moins d'un changement immédiat d'attitude. Alors, mes mains, par la bizarrerie vite lassante des troubles psychosomatiques, ont décidé de jouer les paralysées. Mes doigts restaient bloqués dans une position vaguement agglutinée sans que je sois en mesure de les déplacer du moindre millimètre. Le souffle court, j'ai dit à mon copain et aux amis qui nous accompagnaient que j'allais prendre l'air sur l'esplanade de la Défense, en pensant que la situation allait rapidement se régulariser. J'ai filé dehors, un peu claudiquant, pour m'imprégner de l'air vivifiant de février. Je ne savais pas exactement de quoi rire, mais je l'ai fait, quand, ayant parcouru une moitié de la dalle, mes doigts toujours ankylosés étaient incapables d'actionner la glissière de mon portable pour répondre à mes amis qui commençaient à se poser des questions. Et puis finalement, peu à peu, au bout d'une heure, j'avais retrouvé jusqu'à l'usage préhensile de mon pouce. Je regagnais le haut de la chaîne alimentaire : j'étais sauvé.
À ce jour, je ne sais toujours pas si je devrais me limiter à voir dans cet évènement un signe terre-à-terre de fatigue extrême, ou s'il est permis d'y interpréter un sursis, un avertissement d'une part enfouie de moi-même. En 2011, n'ayant pas non plus accompli une prise de conscience intégrale en l'espace d'un seul film, j'ai préféré rester sobre et avancer la première explication. J'ai, depuis, eu le temps d'apprendre à me laisser séduire par la justification alternative, plus instinctive mais paradoxalement, en l'occurrence, plus rationnelle.
Mon ouverture à ces pensées moins déterministes, moins strictes et, si je peux me le permettre, plus humaines, découle d'un travail actif sur moi-même, toujours en cours, quoiqu'avec bien moins d'insistance qu'il y a quelques années. Il en est de même pour un certain nombre de chantiers progressivement lancés pour rentrer dans les frais de mon perfectionnisme, pour composer un équilibre vivable où il soit suffisamment adouci pour que je puisse le satisfaire. Limiter les TOCs et accepter ce qu'il en reste. Raisonner et savoir refuser de s'attribuer les pensées impulsives. Rejeter le réflexe de se frapper ou de s'insulter. Valoriser les compliments que j'ai pu recevoir. Progresser plutôt que chercher à être irréprochable, et se rappeler que même la progression n'est pas une fin en soi...
Fort de mon doublement, et mis à part une rupture assez pénible, j'ai pu terminer la prépa de façon relativement agréable, en tout cas moins bringuebalante que l'année précédente où un mélange de maladie tropicale et d'anxiété m'avait fait fuir les cours pendant deux ou trois semaines. Si je n'ai pas osé retranscrire immédiatement mes préceptes progressistes à mes études, me permettant de débarquer là où je le souhaitais, en plein centre de Paris, sans pour autant constituer une contrainte financière pour mes parents, en revanche je n'ai pas hésité à accompagner mes nouveaux camarades de grandes écoles dans la découverte de l'absentéisme, qui s'est ensuite muée en indifférence complète et en travail minimal pour les matières dont j'avais acquis la certitude qu'elles ne me resserviraient jamais (vade retro, comptabilité analytique). Mon investissement associatif, quoique rogné par mes découvertes cinéphiles, m'a tout de même laissé l'envie de me familiariser avec l'informatique, puis les réseaux, puis la sécurité des réseaux. Bien que je n'aie rien d'un ingénieur incollable, ce que d'ailleurs je n'envisage pas de devenir, j'ai mes domaines d'expertise, et ils sont au bout de quelques mois d'emploi une source d'assurance bienvenue.
En décrivant ces troubles qui ont pu se résorber à partir de l'école d'ingénieur, je ne cherche pas non plus à dépeindre la prépa comme source de tous les maux. Pour être clair, je n'ai pas attendu la prépa pour avoir du mal à être heureux. Mon lycée n'était pas une période trop épanouie, et le fait de récolter les bonnes notes sans peine n'a pas prévenu l'apparition de sentiments dépressifs. Des sentiments qui persistent encore aujourd'hui, que je combats sur un autre front que le perfectionnisme, et que je suis aussi parvenu, sous certaines dimensions, à apprivoiser. Jusqu'où est-il permis de remonter ? Le déménagement à la fin du collège qui m'a coupé de mes amis ? Les classes de primaire sautées qui ont instauré une différence d'âge durable avec mes camarades ? Mes parents qui, comme la mère de Nina, plaçaient probablement trop de rigueur dans mon éducation ? Mais puis-je leur en vouloir si les contraintes qu'ils m'imposaient correspondaient à leurs propres exigences envers eux-mêmes, de la même façon que je n'étais auparavant pas satisfait à moins de me sentir irréprochable dans mes actes ?
Remonter cette chaîne des responsabilités, aussi infinie qu'arbitraire, ne me semble pas pertinent. J'aurai plutôt tendance à retenir que la prépa, avant de former un endroit où j'aurais pu épanouir une éventuelle curiosité scientifique, était d'abord une étape terrible par rapport à mes instincts perfectionnistes. Je ne lui reproche pas de ne pas m'en avoir soigné ; je l'accuse par contre, dans son éloge irréfléchi du dépassement de soi, de m'avoir indifféremment malmené, d'avoir empiré ma situation psychologique, et de laisser nombre d'étudiants avec des séquelles de désamour-propre béantes. Je dis ça, et je fais partie des chanceux à qui les concours ont souri...
Qu'est-ce que la prépa m'a permis de faire, que je n'aurais pu accomplir ailleurs ? Les méthodes de travail, je les ai acquises en autodidacte. L'excellence scientifique, comme promis par des professeurs honnêtes, ne m'a servi à presque rien, et ce dès l'école d'ingénieur. Et justement, l'accès aux grandes écoles ? Non seulement le processus de sélection s'appuie sur des critères qui ne reflètent globalement pas du tout le travail d'un ingénieur en poste, mais en plus ceux à qui les grandes écoles profitent le plus, pour l'accès aux cabinets de conseil en stratégie et tutti quanti, sont ceux qui exploiteront le moins cet enseignement rigoureux. Aujourd'hui, je travaille au sein d'une équipe compétente, passionnée, communicative, presque intégralement issue de cursus universitaires. Mais de toute façon, l'éducation ne pèse plus grand-chose en face de la curiosité et de la souplesse d'esprit.
Après la panique, la frustration et l'embarras, je choisis le témoignage. Une tentative d'exorcisme de vieux démons, doublée d'une déclaration contre les classes préparatoires. Inutile de jouer ces prolongations spartiates du lycée généraliste, en particulier pour ceux qui connaissent déjà les domaines qu'ils souhaitent approfondir. J'émets l'hypothèque que la prépa, sans être un enfer universel, demeure pour beaucoup la source d'une insatisfaction sourde mais permanente. Le jeu n'en vaut pas la chandelle : par rapport à ce que j'en garde, il y avait bien trop à détruire.