Ping Pong

une série de Masaaki Yuasa (2014)

Le triomphe de la subjectivité

Qui se souvient du moi haïssable de Pascal et de ses pénibles, pompeuses, prétentieuses velléités d'abolition des egos ? Loin de la plupart des séries qui, parce qu'elles paressent ou qu'elles ne pigent rien au medium, continuent à prendre leurs personnages pour des objets au service d'une intrigue, Ping Pong plonge dans les psychés de tous ceux qui sont mis en scène, construisant dans une fureur soigneuse une célébration sans précédent de chaque individualité. Rêves, fiertés, illusions : sous couvert d'un anime sportif, il s'agit de réhabiliter une bonne fois pour toutes les vulnérabilités grandioses qui, bien plus que les mirages d'auto-flagellation qui parcourent la pensée occidentale depuis ce salaud de Saint Augustin, définissent l'humanité. Tout un programme, d'une ambition d'autant plus absurde que la série est passionnante à suivre (si si).

Ping Pong naît de la rencontre de deux japonais qui, bien que je ne cache pas grossièrement méconnaître leurs autres travaux à ce jour, n'en semblent pas moins exceptionnels. D'un côté, Taiyou Matsumoto, l'auteur du manga d'origine, artiste peu exporté mais dont l'originalité du trait et la profondeur de propos sont déjà solidement établis, comme en témoignent (paraît-il) la série de science-fiction Number Five ou le plus récent récit semi-autobiographique Sunny. De l'autre, Masaaki Yuasa, qui a fourbi ses armes sur divers postes d'animation avant de connaître plusieurs succès de réalisation, parmi lesquels le surréaliste et éclectique Mind Game. Ping Pong est donc l'adaptation en onze épisodes d'une série de Matsumoto, portant en premier lieu sur les déboires de plusieurs lycéens pratiquant le tennis de table en compétition. Onze épisodes, comme autant de points à marquer pour gagner une partie. Onze épisodes pour essayer de faire le tour de ces petits héros, de ces figures micro-tragiques, en ayant bien conscience qu'une partie ne fait pas un jeu, à plus forte raison une carrière, et encore moins une vie, mais qu'elle conjure suffisamment de sentiments chez ses participants pour qu'il soit permis d'en dresser des portraits profonds, précis et sensibles. Les incursions dans les vies familiales ou scolaires (ou même amoureuses) des personnages restent toujours minimes, car le prisme du sport révèle largement ce qui les anime, et il serait plutôt redondant et vain de chercher à en raconter plus pour, en définitive, en dire autant. Humble et talentueux.

Cela dit, avant d'expliquer qui est qui et pourquoi, Ping Pong se charge déjà d'administrer une grosse gifle stylistique à son public. Dites adieu aux traits lisses et dégradés de couleur sages de l'essentiel de la production japonaise : ici, les angles sont légion, les tracés tremblent, les aquarelles des arrière-plans bavent, les silhouettes sont des puzzles de monochromes, et les idoles de la régularité agonisent au bûcher pendant que l'aberration géométrique est proclamée reine. Les visages s'esquissent en un minimum de lignes craquelées et grotesques, les teintes pastel abondent... Une ribambelle de choix désarmants qui stimulent l'attention, qui l'irritent pour mieux l'apprivoiser ; un univers d'atours enfantins d'un irréalisme tellement radical qu'il s'arrache des environnements de fiction qui nous sont connus, détruit nos barrières de méfiance et d'indifférence, et émerge ainsi comme un monde à la fois familier et crédible. Peu d'artistes s'aventurent à pratiquer ce paradoxe génial, complexe, et hautement foireux. Le Garçon et le Monde, récente révélation d'animation brésilienne, en est une manifestation flagrante. Une magie qui se retrouve aussi dans la musique de Panda Bear, avec ses visions extatiques ou cauchemardesques, ses arrangements psychédéliques, ses distorsions pleinement assumées, et ses textes glorieusement intimes.

Le reste des équipes techniques fait preuve de moins de fantaisie, mais se montre à la hauteur pour accompagner ce contenu visuel phénoménal. L'anime hérite par exemple du manga une étude assez fine sur les postures des joueurs. Mais le plus intéressant est en fait ce qui était absent de la série d'origine, en particulier les split screens. Certains, bizarres et du coup cohérents, s'amusent à représenter un personnage selon plusieurs points de vue, ou alors rejouent une même situation plusieurs fois à l'identique. Dans tous les cas, les découpages parviennent efficacement à dynamiser les scènes concernées, et suscitent un genre de plaisir cinéphilique non négligeable. Côté musique, des thèmes sportifs (sans rire), mais aussi introvertis, militaires, joueurs, et que sais-je encore. Une composition à dominante électronique qui demeure souvent en arrière-plan, mais n'en reste pas moins de très bonne facture. Même histoire pour le mixage son : rien d'extravagant ni d'appuyé, mais une efficacité subtile et irréprochable, notamment lorsqu'il s'agit de donner du caractère à une raquette qui frappe une balle. Un vrai travail d'orfèvre.

« On lit tes émotions sur ton visage, » s'entend dire Smile au détour d'un entraînement, alors qu'il arbore une inexpressivité majeure. Cette réplique, formulée sur le ton de la blague et pas appuyée une seule seconde, suffit pourtant à révéler l'étendue de la sagacité de Ping Pong. Déjà, ce que l'anime maquille en plaisanterie est en réalité une vérité aussi simple que profonde de conséquences : Makoto Tsukimoto, dit Smile, est un gouffre émotionnel (quasi) sans fond. Si son visage ne laisse jamais rien paraître, c'est parce qu'il n'a pas grand-chose à y inscrire, ni joie, ni frustration, ni excitation, ni colère. Ou peut-être qu'il ne le souhaite pas ? A la fin du parcours, il est amusant de constater que la plupart des clés pour comprendre le personnage étaient présentes dès le premier épisode. Mais les onze sont nécessaires pour l'approcher, tisser des liens, et le voir grandir. Sans dévoiler le profil psychologique impressionnant dressé en partant de ce renfermement, à base de soupçon d'actes manqués, de jeux vidéo, de harcèlement et de visions robotiques, disons juste qu'il n'a presque pas à rougir devant celui de Tony Soprano, et qu'il n'est pas aussi froidement exécuté. Je ne suis pas sûr de savoir être plus élogieux.

L'autre dimension de la réplique, c'est son aspect méta, sa référence masquée aux choix graphiques effectués, et une explication simple de la philosophie qui se cache derrière : si visuellement l'anime est aussi brut et bariolé, c'est probablement moins pour une question d'immersion que de fidélité aux personnages. Ping Pong pratique une représentation à fleur de peau qui complète avec une efficacité incomparable la narration. La première fois que Sakuma apparaît, avec ses yeux verticaux et son sourire reptilien, il n'a pas besoin de prononcer un mot que le public sait déjà qu'il carbure à la rivalité, à l'envie et à la frustration. Idem pour Kazuma, son crâne lisse, ses traits fermés, sa bosse frontale, anatomiquement impossible, qui suggère des sourcils constamment froncés et soucieux. Le gars est rongé d'angoisses, et vaincre est une fonction qu'il se doit d'accomplir. Son fardeau n'est explicité qu'autour du septième épisode, parce que chaque chose en son temps ma brave dame, mais les échos de sa backstory se lisent dès le départ dans ses expressions et sa gestuelle. Joueurs de premier ou de second rang, entraîneurs ou simples spectateurs, figures principales ou non, ils sont près d'une quinzaine à recevoir les honneurs d'un portrait humaniste, précis et pénétrant. Et Ping Pong, c'est la mise en scène et l'entrelacement touchant de toutes ces histoires personnelles. Quoi de plus approprié en guise de générique que cet assemblage de séquences de styles distincts, qui se cherche et évolue épisode après épisode ?

Bien sûr, il faudrait être naïf pour croire que le rythme de production infernal n'a pas joué dans le travail de l'équipe d'animateurs sous la direction de Yuasa. J'ai cru comprendre qu'ils n'avaient pas plus d'une semaine pour livrer chaque épisode, et il va sans dire que, dans une telle situation, la possibilité de se dispenser de polir les tracés ne se refuse pas. Avec tous ces plans empruntés au reste du pilote, il est pareillement évident que le premier générique a été composé complètement à l'arrache. Et puis, d'un épisode à l'autre, plusieurs dessins sont recyclés, souvent pour insister sur une idée qui obsède un personnage. En ce qui me concerne, la transformation de ces contraintes frénétiques en des décisions graphiques originales et cohérentes rend le produit final encore plus impressionnant et admirable.

Pour les techniques narratives mises en jeu, par contre, il est impossible de dire que Ping Pong fasse semblant. Avant que s'épanouisse la symbiose entre graphismes et sentiments déjà évoquée, les scripts mettaient déjà en œuvre un monde d'extrême subjectivité. Même si l'anime reste attaché à l'idée de jongler avec une grande partie de ses personnages pendant chaque épisode, plusieurs d'entre eux se rapprochent du character-centric. Ce qui n'empêche en rien, ailleurs, l'utilisation savoureuse et mesurée de flashbacks, de voiceovers pour relayer les pensées, ou encore de visions pures et simples. Contrairement à des séries comme Lost ou The Leftovers qui prospèrent sur la frustration du spectateur par la rétention d'informations (mécanisme d'autant plus douteux que les scénaristes lancent souvent des pistes en se moquant bien de savoir s'ils vont jamais les résoudre), Matsumoto s'est attaché à jouer cartes sur table, et prouve qu'il n'y a pas de meilleur moyen pour susciter un puissant investissement émotionnel de la part du public. Quelques discrètes révélations émaillent bien le fil du récit, mais rien n'est forcé, tout s'y intègre avec fluidité. Lorsqu'elles surviennent, les incursions brutales dans les esprits des personnages sont utiles et jamais choquantes, vu que Ping Pong s'intéresse à la compréhension de soi-même et de l'autre, et au fond se moque assez de savoir qui va gagner la première manche du quart de finale du tournoi inter-lycées du second district de la troisième rue à gauche après le stop. D'ailleurs, et si je ne me plante pas dans mes références à des essentiels que je ne connais pas encore, le fameux affrontement final qui conclut toute série japonaise digne de ce nom est ici presque autant court-circuité que les derniers évènements de Neon Genesis Evangelion. Que les coincés se rassurent, il y a une photo qui traîne au cours de l'épilogue de quelques minutes et qui dit tout ce qu'il y a besoin de savoir. Les progressifs sauront quant à eux savourer la mélancolie paisible de cette ultime séquence, sorte de mise en relief des épisodes passés qui confirme l'impact de cette année d'adolescence (et de n'importe quelle année, en fait) sur le cours des existences de tout ce petit monde.

Avec un tel niveau d'excellence générale, il serait assez insultant de dire que l'anime reste au service des messages qu'il souhaite transmettre ; en tout cas il ne perd jamais de vue son propos, et il fait beaucoup d'efforts pour exprimer et étayer des vérités pas évidentes. D'abord, cette idée que n'importe quel acte, aussi insignifiant puisse-t-il paraître dans le présent, a des répercussions dans l'avenir. Pas forcément imposantes, ni logiques, ni visibles par celui qui en est à l'origine, mais chaque fait a une valeur, et celle-ci est plus relationnelle qu'intrinsèque. Smile disait dans le premier épisode qu'il ne comprenait pas les enfants et qu'il ne voulait pas avoir affaire à eux, et il n'y a pas de lien direct entre son rôle introverti et la position qu'il occupe à la fin de l'histoire. Pourtant la trajectoire qu'il suit et les rencontres qu'il fait au cours de cette année s'avèrent décisives dans l'évolution de son caractère. Le running gag de l'homme de la plage est du même tonneau : cet ex-joueur désabusé cherche à se raccrocher à des rêves « par défaut » d'exploration et de voyage autour du monde, jusqu'à comprendre par hasard, à la lumière de son parcours personnel, que son trip, c'est le ping-pong et pas autre chose. Sa dernière apparition, indifférenciée au milieu d'une foule de spectateurs, traduit sans ambiguïté la valeur universelle de cette leçon de vie.

Dans sa mise en scène de la compétition entre Smile, Peco et Kazuma, poulains respectifs de trois amis d'enfance et ex-sportifs devenus entraîneurs, l'anime prend aussi le risque de formuler le cliché selon lequel l'histoire est toujours amenée à se reproduire, moyennant un saut de quelques générations. Céder à l'appel de la critique facile serait une erreur, car encore une fois, la subtilité est de mise. Cette approche est usée parce que des scénaristes peu scrupuleux s'en servent de façon arbitraire ; à l'opposé, l'orchestration de ce match retour est pleinement justifiée. Il faut voir l'ardeur avec laquelle le vieux Butterfly Joe s'occupe de son protégé Mister Tsukimoto (il n'utilisera pas son prénom avant un passage de l'épilogue qui fait chaud au cœur), et l'acharnement qu'il met dans cette formation qui lui permet de courir après les fantômes d'un succès jamais connu. Évidemment, il ne s'en aperçoit pas autant qu'un spectateur extérieur, mais c'est bien cette volonté qu'ont les individus de plier le présent à l'image du passé qui fait l'originalité de la réflexion.

L'intérêt de la relation entre Smile et son professeur s'étend à une toute autre thématique, celle du rapport maître-esclave. En refusant l'exagération et en intégrant avec une fausse désinvolture cette étude au sein d'une œuvre foisonnante d'intrigues, Ping Pong avance dans des eaux nettement plus troubles (c'était un jeu de mots) que, au hasard, Whiplash. En dépit de ses apparences innocentes, c'est incontestablement une forme de harcèlement psychologique ordinaire qui opère ici. Profitant de l'isolement de l'élève vis-à-vis de ses camarades, l'entraîneur prend progressivement possession de son emploi du temps, de son régime alimentaire, de sa forme physique. Il l'agresse symboliquement à plusieurs reprises (une chute dans les barrières, une balle de ping-pong envoyée sur la tête...), et cherche à l'humilier devant le reste du club. Qu'importent ses motivations, un tel comportement relève de l'abus. Et Smile est d'autant plus vulnérable qu'il n'est pas apprécié des autres joueurs, que son seul ami Peco est toujours absent des entraînements, et que ses parents ont essentiellement déserté le foyer. C'est quand même pas rose, comme situation. Le garçon, à défaut de pouvoir revendiquer de propres envies qui rivalisent avec la passion écrasante du vieil homme, finira par se soumettre à la pression et s'abandonner dans l'entraînement. Là où l'anime se montre à nouveau meilleur que Whiplash, c'est qu'il ne glorifie pas cette dialectique malsaine avec une irruption de génie conclusive. Ping Pong préfère, largement à raison, affirmer qu'une telle dynamique ne garantit aucun résultat, et surtout que la réussite ne tient pas aux médailles ni au potentiel intemporel de l'acte, mais d'abord au plaisir des participants.

Plus que les signes de talent qu'esquisse Smile, c'est son absence de motivation qui fascine et obsède son maître. Parallèlement, si Smile cède devant l'insistance de ce dernier, ce n'est pas dans le but de libérer ses aptitudes, mais parce qu'il n'a pas la volonté de résister. C'est une dynamique qui révèle une énième piste parcourue par cet anime (où s'arrêtera-t-il ?), à savoir les liens entre le sport et le joueur, qui a vite fait de se généraliser aux liens entre toute activité et son pratiquant. Le sens commun considère le niveau de n'importe qui en n'importe quoi comme un équilibre de travail et de talent. Ping Pong, après avoir habilement redéfini le talent comme la conséquence complexe (quoique pas intraçable) d'un ensemble d'évènements incontrôlables pouvant remonter très loin dans le temps, affirme que cette grille de lecture est franchement insuffisante, et ajoute sa troisième dimension : l'ambition. De là le trio d'amis d'enfance et leurs imperfections respectives : au début de l'anime, Peco a le talent et l'ambition sans le travail, Sakuma a l'ambition et le travail sans le talent, et Smile, je vous laisse deviner, vous devriez vous en sortir. Puis Peco se met à bosser, et là bam Super Saiyan. Ou alors en vrai je vous laisse juger, j'en ai déjà bien assez dit. Finalement, dans un genre de twist métaphysique, l'anime révèle son joker déjà évoqué, le plaisir, qui met en perspective les parcours de Kazuma et de Kong Wenge, un exilé chinois chargé de restaurer la réputation d'une équipe de lycéens et qui ne méritait pas que je le mentionne si tard, mais c'est la vie.

Il s'avère impossible de faire le tour des symboles disséminés au cours des onze épisodes, ni des répliques et divers détails qui se font écho d'une scène à une autre, mais il est bien assez clair que Ping Pong, en plus de sa carrosserie clinquante, en a beaucoup sous le capot. Et le petit miracle de cet anime, c'est de parvenir à rester aussi étrange et dense sans jamais submerger le spectateur. Matsumoto et Yuasa proposent une alternative raisonnable au projet de représentation de la conscience collective sur lequel d'éminents réalisateurs, Jodorowsky le premier, se sont cassé les dents, et pourtant ces deux-là ont l'air complètement à l'aise, avec un sourire aux lèvres qui nous invite à rejoindre leur création géniale. Blood tastes like iron, toi et moi ne faisons qu'un ; dans ces dernières scènes où Smile, la personne qui s'approche le plus d'un narrateur, s'efface devant son héros tout en s'identifiant à lui, dédiant en quelque sorte le récit à celui qui, même si leurs chemins semblent s'être séparés, mérite l'ultime plan de l'histoire, la série délivre la plus belle déclaration d'amitié, et en même temps se place toute entière sous le signe de la perception de l'autre. Marier avec une telle maîtrise l'intime et l'universel est une marque établie des œuvres incontournables. Laissez-lui la chance de balayer vos préjugés d'un revers de la raquette, et Ping Pong vous montrera qu'elle joue bel et bien dans cette cour.