Pourquoi une narration étoffée serait-elle plus indispensable à un film que la maîtrise du travelling aérien, ou encore l'utilisation de musique classique ?
Je m'interroge.
L'explosion des structures narratives est un exercice de haute voltige. Le procédé ne flatte pas particulièrement le box-office, mais il est la marque de plus d'un film culte, depuis 2001 jusqu'à Mulholland Drive en 2001 (coïncidence ou conspiration mondiale? lâchez-vous dans les commentaires). Paul Thomas Anderson en a presque fait sa signature : passé le massif choral Magnolia en guise d'introduction sage, l'homme a empoché sa statuette dorée avec un There Will Be Blood grotesquement déséquilibré vers sa scène d'épilogue, pour ensuite dégommer allègrement les conventions, livrant coup sur coup le sublimement syncopé The Master, puis l'antithèse follement fluide Inherent Vice. Quitte à se mettre à dos l'essentiel du public et, de façon fort regrettable, une part sans cesse croissante des cinéphiles.
Kubrick comme PTA n'hésitent pas à asservir les principes de narration au profit des sensations qu'ils souhaitent suggérer. Entre leurs mains, le récit n'est qu'un des outils à disposition, au même titre que la musique, la caméra, les acteurs. Ils peuvent être malmenés, déconstruits, repensés, car c'est en sortant des sentiers battus que le travail d'un réalisateur sera non seulement remarquable, mais surtout extrêmement fidèle à sa vision. Je me réveille parfois en pleine nuit, tremblotant, me demandant par quelle sorcellerie le terriblement hermétique Lost Highway attire plus de faveurs que les derniers efforts de PTA, à peine moins mystérieux mais nettement plus divertissants. Hollywood prend un malin plaisir à faire et défaire ses réalisateurs, et j'ai la sensation que cette affliction a fini par toucher le public, qui préfère négliger avec condescendance deux films obscurs plutôt que d'explorer leur complexité.
Le préjudice critique de ce diktat du récit est évidemment plus manifeste vis-à-vis des films à grand spectacle. Il serait vain de soutenir Lucy, Transformers, ou d'autres blockbusters dont la vacuité des intrigues ne camoufle aucune autre réflexion que la recherche du profit maximal. Ternis par cette boue commerciale indifférenciée, cependant, certains joyaux bruts tels que Gravity ou Fury Road méritent amplement de voir leur attitude scénaristique réhabilitée. Ce duo de créations récentes, bien que dissonant sur le sujet de l'utilisation des technologies numériques, partage de façon inattendue des moyens narratifs et une visée globale très similaires. Le pari est le même : écrire un personnage de façon suffisamment intime pour que le public s'identifie à lui, sans pour autant verser dans un investissement émotionnel touffu, afin de faire dudit personnage un proxy sensoriel du public qui va expérimenter au plus proche le maelström dantesque d'action et de menace qui émaillent le film. Une histoire de sens, plus que de sentiments, afin de titiller l'instinct de survie de chacun. Cuarón aussi bien que Miller (et à l'opposé de Nolan...) ont parfaitement conscience que les émotions primales qu'ils tentent de convoquer ne peuvent pas prendre appui sur un bottin scénaristique, d'où leur choix assumé et totalement légitime de se départir au maximum de la notion d'intrigue, et d'épurer la trame de leur récit jusqu'à ce qu'elle tienne sur ce fameux timbre-poste trop rapidement décrié.
Cette fureur de vivre, parfaitement mise en relief, s'appuie sur des fondements philosophiques si limpides qu'ils auraient presque pu figurer au générique, n'en déplaise encore une fois aux bien-pensants qui discréditent le film de façon expéditive. « Hope is a mistake », nous dit Tom Hardy, ton résigné, visage neutre. Le cinéma a-t-il jamais exhibé un tel manifeste de la pensée de Camus ? Les personnages parcourent des terres désolées, ocre corrosif contre ciel bleu dégradé, à la limite de l'abstraction. La poussière qu'ils soulèvent et les véhicules qu'ils font rugir, productions humaines par excellence, sont les seules marques qui s'opposent à ces vastes espaces vides de sens. Les sujets d'Immortan Joe tentent de se consoler avec un ersatz de divinité, mais la toute-puissance de leur maître n'est qu'un leurre. De même, le suicide glorieux et protocolaire que recherchent les War Boys, simulacre de sens dénoncé par Camus au même titre que la religion, est dévalorisé par le pragmatisme et l'énergie invincible dont font preuve Max et Furiosa. D'ailleurs, la saga a toujours fermement rejeté une vision romanesque de la mort : en un éclair, en un plan ultra-rapproché sur le visage, en un crash, les bad guys des deux premiers opus meurent et disparaissent d'une seconde à l'autre du scénario. Max, héros des âmes perdues, juge et victime de l'absurdité qui s'est abattue avec fracas sur son monde, tourne, erre, se perd dans une tempête infernale, survit contre toute raison. Éternel prisonnier d'étendues désolées, explorateur solitaire, contraint par des scénaristes retors à échapper inlassablement aux mêmes maniaques, ou encore à revenir sur ses pas après s'être naïvement mis en quête d'un havre de paix, il n'est qu'une incarnation post-apocalyptique du Sisyphe mythologique. Dans toute sa splendeur et sa misère, Max est l'homme révolté par excellence.
J'aurais pu parler du message d'espoir que constitue pour les blockbusters ce film qui, fidèle à la seule règle de la saga, ose se démarquer stylistiquement des épisodes déjà réalisés. Miller remet ses propres codes en question avec une assurance et un brio ébouriffants, il marie l'ancien et le moderne avec une aisance aberrante, et c'est d'autant plus bienvenu dans une époque étouffée par l'uniformité des assommoirs Marvel. J'aurais pu m'étendre en long et en large sur la portée féministe de l'épisode et de la saga plus largement, qui rappelle avec un naturel complet mais ô combien ressourçant que des personnages féminins forts et émancipés ont pleinement leur place dans les films à gros budget, et qu'il existe tout un spectre de sensibilités entre les « femmes de » et les Michelle Rodriguez. J'aurais enfin pu commenter les innombrables techniques qui permettent de convoyer l'agressivité et le chaos complètement maniaques qui animent tout Fury Road. Rendons au moins hommage à cette scène où Max tatane des albinos à coups de guitare électrique, un genre de destruction inédite du quatrième mur qui le fait s'emparer très littéralement de la musique du film pour en faire une arme. Aucune limite. Madness.
J'aurais pu, mais le sentiment le plus précieux que m'a inspiré cette œuvre possédée, celui que je retiendrai bien après avoir oublié tous les autres, c'est, dans toute sa bêtise et sa complexité, l'impression de vivre. Grâce notamment à sa volonté de se libérer des carcans scénaristiques tout en évoquant des thèmes riches d'interprétation, Fury Road atteint des sommets de grâce insoupçonnée. Quel que soit le moteur métaphysique indéfinissable qui nous place en relation et en conflit avec le monde extérieur, Miller a mis le doigt dessus, il l'a arrosé d'octane pure, et il y a jeté une allumette embrasée. Ca fait chaud au cœur.
Au-delà du dôme du scénario
Pourquoi une narration étoffée serait-elle plus indispensable à un film que la maîtrise du travelling aérien, ou encore l'utilisation de musique classique ?
Je m'interroge.
L'explosion des structures narratives est un exercice de haute voltige. Le procédé ne flatte pas particulièrement le box-office, mais il est la marque de plus d'un film culte, depuis 2001 jusqu'à Mulholland Drive en 2001 (coïncidence ou conspiration mondiale? lâchez-vous dans les commentaires). Paul Thomas Anderson en a presque fait sa signature : passé le massif choral Magnolia en guise d'introduction sage, l'homme a empoché sa statuette dorée avec un There Will Be Blood grotesquement déséquilibré vers sa scène d'épilogue, pour ensuite dégommer allègrement les conventions, livrant coup sur coup le sublimement syncopé The Master, puis l'antithèse follement fluide Inherent Vice. Quitte à se mettre à dos l'essentiel du public et, de façon fort regrettable, une part sans cesse croissante des cinéphiles.
Kubrick comme PTA n'hésitent pas à asservir les principes de narration au profit des sensations qu'ils souhaitent suggérer. Entre leurs mains, le récit n'est qu'un des outils à disposition, au même titre que la musique, la caméra, les acteurs. Ils peuvent être malmenés, déconstruits, repensés, car c'est en sortant des sentiers battus que le travail d'un réalisateur sera non seulement remarquable, mais surtout extrêmement fidèle à sa vision. Je me réveille parfois en pleine nuit, tremblotant, me demandant par quelle sorcellerie le terriblement hermétique Lost Highway attire plus de faveurs que les derniers efforts de PTA, à peine moins mystérieux mais nettement plus divertissants. Hollywood prend un malin plaisir à faire et défaire ses réalisateurs, et j'ai la sensation que cette affliction a fini par toucher le public, qui préfère négliger avec condescendance deux films obscurs plutôt que d'explorer leur complexité.
Le préjudice critique de ce diktat du récit est évidemment plus manifeste vis-à-vis des films à grand spectacle. Il serait vain de soutenir Lucy, Transformers, ou d'autres blockbusters dont la vacuité des intrigues ne camoufle aucune autre réflexion que la recherche du profit maximal. Ternis par cette boue commerciale indifférenciée, cependant, certains joyaux bruts tels que Gravity ou Fury Road méritent amplement de voir leur attitude scénaristique réhabilitée. Ce duo de créations récentes, bien que dissonant sur le sujet de l'utilisation des technologies numériques, partage de façon inattendue des moyens narratifs et une visée globale très similaires. Le pari est le même : écrire un personnage de façon suffisamment intime pour que le public s'identifie à lui, sans pour autant verser dans un investissement émotionnel touffu, afin de faire dudit personnage un proxy sensoriel du public qui va expérimenter au plus proche le maelström dantesque d'action et de menace qui émaillent le film. Une histoire de sens, plus que de sentiments, afin de titiller l'instinct de survie de chacun. Cuarón aussi bien que Miller (et à l'opposé de Nolan...) ont parfaitement conscience que les émotions primales qu'ils tentent de convoquer ne peuvent pas prendre appui sur un bottin scénaristique, d'où leur choix assumé et totalement légitime de se départir au maximum de la notion d'intrigue, et d'épurer la trame de leur récit jusqu'à ce qu'elle tienne sur ce fameux timbre-poste trop rapidement décrié.
Cette fureur de vivre, parfaitement mise en relief, s'appuie sur des fondements philosophiques si limpides qu'ils auraient presque pu figurer au générique, n'en déplaise encore une fois aux bien-pensants qui discréditent le film de façon expéditive. « Hope is a mistake », nous dit Tom Hardy, ton résigné, visage neutre. Le cinéma a-t-il jamais exhibé un tel manifeste de la pensée de Camus ? Les personnages parcourent des terres désolées, ocre corrosif contre ciel bleu dégradé, à la limite de l'abstraction. La poussière qu'ils soulèvent et les véhicules qu'ils font rugir, productions humaines par excellence, sont les seules marques qui s'opposent à ces vastes espaces vides de sens. Les sujets d'Immortan Joe tentent de se consoler avec un ersatz de divinité, mais la toute-puissance de leur maître n'est qu'un leurre. De même, le suicide glorieux et protocolaire que recherchent les War Boys, simulacre de sens dénoncé par Camus au même titre que la religion, est dévalorisé par le pragmatisme et l'énergie invincible dont font preuve Max et Furiosa. D'ailleurs, la saga a toujours fermement rejeté une vision romanesque de la mort : en un éclair, en un plan ultra-rapproché sur le visage, en un crash, les bad guys des deux premiers opus meurent et disparaissent d'une seconde à l'autre du scénario. Max, héros des âmes perdues, juge et victime de l'absurdité qui s'est abattue avec fracas sur son monde, tourne, erre, se perd dans une tempête infernale, survit contre toute raison. Éternel prisonnier d'étendues désolées, explorateur solitaire, contraint par des scénaristes retors à échapper inlassablement aux mêmes maniaques, ou encore à revenir sur ses pas après s'être naïvement mis en quête d'un havre de paix, il n'est qu'une incarnation post-apocalyptique du Sisyphe mythologique. Dans toute sa splendeur et sa misère, Max est l'homme révolté par excellence.
J'aurais pu parler du message d'espoir que constitue pour les blockbusters ce film qui, fidèle à la seule règle de la saga, ose se démarquer stylistiquement des épisodes déjà réalisés. Miller remet ses propres codes en question avec une assurance et un brio ébouriffants, il marie l'ancien et le moderne avec une aisance aberrante, et c'est d'autant plus bienvenu dans une époque étouffée par l'uniformité des assommoirs Marvel. J'aurais pu m'étendre en long et en large sur la portée féministe de l'épisode et de la saga plus largement, qui rappelle avec un naturel complet mais ô combien ressourçant que des personnages féminins forts et émancipés ont pleinement leur place dans les films à gros budget, et qu'il existe tout un spectre de sensibilités entre les « femmes de » et les Michelle Rodriguez. J'aurais enfin pu commenter les innombrables techniques qui permettent de convoyer l'agressivité et le chaos complètement maniaques qui animent tout Fury Road. Rendons au moins hommage à cette scène où Max tatane des albinos à coups de guitare électrique, un genre de destruction inédite du quatrième mur qui le fait s'emparer très littéralement de la musique du film pour en faire une arme. Aucune limite. Madness.
J'aurais pu, mais le sentiment le plus précieux que m'a inspiré cette œuvre possédée, celui que je retiendrai bien après avoir oublié tous les autres, c'est, dans toute sa bêtise et sa complexité, l'impression de vivre. Grâce notamment à sa volonté de se libérer des carcans scénaristiques tout en évoquant des thèmes riches d'interprétation, Fury Road atteint des sommets de grâce insoupçonnée. Quel que soit le moteur métaphysique indéfinissable qui nous place en relation et en conflit avec le monde extérieur, Miller a mis le doigt dessus, il l'a arrosé d'octane pure, et il y a jeté une allumette embrasée. Ca fait chaud au cœur.