007 Spectre

Spectre

un film de Sam Mendes (2015)

vu le 11 novembre 2015
au Max Linder Panorama

Le beurre et l'agent du beurre

Je vais sauter quelques paragraphes déjà écrits ailleurs et passer directement à la scène de torture. Pourquoi la menace de ces perceuses de poche lobotomisantes se dégonfle-t-elle totalement une fois mise à exécution ? Ce qui aurait pu être un traumatisme pour Bond et les spectateurs prend des allures de pétard noyé dès que 007 saute de sa chaise et emballe Léa Seydoux. La minute clinquante qui suit confirme l'inconséquence totale du supplice : l'espion gambade dans les couloirs aux côtés de sa belle, ouvre à la volée une porte qui va s'encastrer dans le nez d'un homme de main qui attendait gentiment derrière, one-shot une demi-douzaine de gardes à cent mètres de distance, pour finalement regarder d'un air blasé la base secrète se désintégrer dans une déflagration complètement disproportionnée. Sans rire, la scène est littéralement entrée dans les Guinness World Records en tant que plus grosse explosion jamais filmée. La voilà, la finalité grotesque de l'avertissement de Q quant à l'alarme un peu forte de sa montre-gadget, une réplique glissée avec si peu d'emphase que Mendes donnait l'impression de l'avoir affectueusement rattrapée parmi les scènes coupées.

Mais revenons au fauteuil de dentiste du cerveau. La perceuse de droite est censée changer le centre auditif de Bond en bouillie grise, et celle de gauche devrait faire des œufs brouillés avec sa mémoire, avec l'impact angoissant que le bonhomme ne reconnaîtrait plus aucune de ses zouz. Si le passage n'a aucun effet sur Bond, la raison est simple : il n'a besoin d'aucune opération pour déjà souffrir de ces maux. La surdité, symbolique, représente les critiques qui sont adressées au personnage sans jamais être écoutées par les producteurs et, transitivement, les scénaristes et les acteurs. James Bond, c'est un mec de la haute qui se la joue, et Daniel Craig n'a même plus aucun scrupule à déclarer en public qu'il s'agit d'un séducteur misogyne, dans le fond méprisable. Roger Moore, de son côté, affirmait il y a quelques jours que 007 ne pouvait que rester un mec et un hétéro (il n'a pas ajouté « blanc », mais c'est pas passé loin). Des propos pas tant misogynes ou homophobes que pragmatiques, reflets cruels des attentes des spectateurs, bien sûr teintées par l'aversion au risque ressentie par des exécutifs assis sur une franchise profitable.

L'interprétation de la seconde perceuse ne pâtit même plus d'ambiguïté : chaque épisode voit un nouveau couple de Bond girls s'inviter dans la saga pour en disparaître aussitôt. Si leur dénomination n'était pas déjà suffisamment rabaissante (la faute au concept, en même temps), les rôles qui leur sont écrits d'un film à l'autre ne varient que sur des broutilles. Vesper Lynd fait partie d'une poignée d'exceptions, et ce n'est pas pour rien que, dix ans après sa mort, même si son souvenir laisse Bond insensible, le public se rappelle encore d'elle. Microchirurgie du lobe occipital ou non, ses comparses sont bel et bien interchangeables, et ce d'un point de vue physique tout autant que narratif.

Il y a donc une part de scénario dotée d'une conscience aigüe des abus de la saga, et prête à les formuler avec justesse. Mais le reste l'empêche de s'exprimer au grand jour et manque de courage. L'échappée post-torture en est symptomatique : 007 retombant sur ses pattes de la manière la plus outrée possible, faut-il y voir une ironie critique ou bien la célébration de formules consacrées ? Sans doute les deux à la fois, fatale conséquence d'un script quadricéphale. Dans Spectre, on parle de service d'espions brutal et dépassé, finalement réhabilité pas pour sa propre valeur mais parce qu'on ne peut pas laisser un guignol d'arriviste comme C s'installer avec son programme. Dans Spectre, on autorise M, Q et Moneypenny à prendre part à une poursuite tout en laissant 007 cagoulé et ligoté, plus vulnérable que jamais, mais finalement le gars exécute ses bourreaux sans même les voir et s'en sort tout seul les doigts dans le nez. Dans Spectre, on jette au smash cut Léa Seydoux dans les bras de Bond après un peu de bagarre dans un train, on accorde au spectateur d'en rire, puis on lui octroie le temps de se demander si la blague était de bon goût. Ce numéro d'équilibrisme paraissait sans doute séduisant et intellectuellement stimulant sur le papier, mais une fois porté à l'écran, aussi complexe et maîtrisé soit-il, ses relents schizophrènes m'ont plus désorienté et gêné que convaincu ou diverti.

La mise en scène de Sam Mendes hérite de ce double-jeu déstabilisant. Passé le plan-séquence d'ouverture magistral, seul passage qui semble traduire ses aspirations de cinéma authentiques, le réalisateur s'épanche en excès sans qu'on comprenne si le film lui échappe, ou au contraire si la roue libre est de mise. Craig et Seydoux parcourent le monde d'une scène à l'autre avec la surenchère de dix-huit brochures touristiques. Monica Bellucci est jetée au pieu en deux temps trois mouvements puis envoyée à l'ambassade la plus proche en colissimo express ; nul n'entendit plus jamais parler d'elle. Même destin pour l'homme de main patibulaire, dont le sourire constant, complice du spectateur, semble se moquer de son propre personnage archétypal. Q met toute sa foi et sa candeur à hacker le système, avec une facilité qui ferait rougir n'importe quel film de 2015 se prétendant un brin intelligent. Spectre est présentée comme la pire conspiration jamais mise sur pied, et son dirigeant est censé être un frère caché archi-nemesis de 007, mais Mendes se fatigue à peine à illustrer leur oppression, se contentant tout juste de relier les évènements des trois précédents films de façon rétroactive et fort artificielle, avec une foire finale risible de portraits noir et blanc dans l'ancien MI5.

Max Denbigh fait partie de Spectre, ou peut-être pas, au fond on s'en moque, parce que Mendes s'en moque. Le problème, c'est que c'est son boulot d'en avoir quelque chose à faire, même si c'est un peu à contrecœur qu'il avait signé sa participation à un deuxième Bond en 2013. Je n'ai pas suivi le fil de la production, mais le résultat, longuet et incertain, laisse peu de doute quant à la désillusion et la fatigue qui ont rapidement dû s'installer pendant le tournage. Mendes n'a plus trop envie de proposer des idées, Thomas Newman et sa musique n'essayent pas de surprendre, et puis tous les acteurs sauf Ben Whishaw ont l'air de s'ennuyer. C'est que le scénario ne leur demande pas de prouver quoi que ce soit, ou bien que Mendes ne se sentait pas de diriger des comédiens pour un projet auquel il ne croyait qu'à moitié, laissant libres Craig, Waltz, Seydoux ou encore Fiennes, de reproduire des partitions qu'ils jouaient déjà depuis des années. Parti d'inspirations trop disparates, pas assez évidentes ni sincères, Spectre s'est perdu en route, devenant piteusement un « film de trop » pour l'essentiel de son équipe.

Arrivé dans la planque autrichienne de Mr. White, Bond se laisse surprendre par deux corbeaux qui débarquent brusquement de la pièce à côté et foncent vers la caméra, avec un effet sonore en cordes graves trop appuyé. Cette seconde de jump scare raté que, depuis le dernier rang, je n'ai pas vu faire bouger d'un iota un seul spectateur de la salle, montre à quel point Mendes était à la fois ennuyé et perdu. Importer un effet à deux balles de Paranormal Activity et consorts, c'est un troll triste, un cri de désespoir et un geste acerbe à l'encontre d'un public tellement figé dans ses attentes par rapport à la franchise 007 que les procédés classiques d'autres films à succès le laissent insensibles. Je ne comprends pas où a disparu la motivation du réalisateur de Skyfall, blockbuster atmosphérique, presque manifeste à part entière. Mendes est talentueux, mais son Spectre n'est hanté que par les fantômes de son ambition.