Starseed Pilgrim

un jeu de droqen (2013)

Les idées germent, la joie se cueille

Je m'accorderais sans doute plus de temps à découvrir des jeux vidéo si je n'avais pas la sensation que les productions actuelles offrent des expériences trop semblables les unes aux autres. Prenez la ribambelle de FPS qui se reproduisent incestueusement depuis... Halo ? Half-Life ? Doom ? Si j'ai tendance à regarder de haut ce filon AAA, ce n'est pas tant parce que je trouve les mécaniques du genre intrinsèquement limitées, ni même parce que le souci du divertissement éclipse largement les réflexions thématiques dans lesquelles pourraient s'aventurer les studios. Non, ce qui m'ennuie surtout, c'est de savoir exactement ce qu'on attend de moi, et que le jeu me demande de répéter des comportements, loot, stealth ou bourrinage, dont j'ai déjà largement fait le tour par le passé.

Et je n'ai pas moins de reproches à adresser aux FPS luxueux qu'aux multiples jeux issus de la sphère indépendante. Malgré leurs directions artistiques remarquables, je regrette de voir en The Swapper une version retravaillée The Misadventures of P.B. Winterbottom où les clones du joueur ne reproduisent plus ses mouvements ailleurs dans le temps, mais ailleurs dans l'espace. Et, faisant un tour sur Steam, le premier jeu indé sur lequel je clique au hasard s'empresse d'appuyer mon propos : en l'occurrence Momentum, un Super Monkey Ball aux visuels moins cartoonesques mais dont les principes se laissent immédiatement identifier.

Les communautés de joueurs, encouragées par une industrie satisfaite de ne pas avoir à engager sa responsabilité dans des projets créatifs, sont largement décomplexées vis-à-vis de la ressassée de formules prémâchées, au point de s'y référer par des termes consacrés : Doom clones, roguelikes, GTA clones... En théorie, l'appartenance de deux jeux à un même genre ne signifie pas que l'un des deux imite l'autre. Mais j'ai, hélas, l'impression que cette réserve tient de l'idéalisme. Que les jeux d'un même genre se suivent et se ressemblent, plaçant la nécessité de se conformer à leurs prédécesseurs largement devant la volonté de se démarquer avec du contenu inédit.

Il s'agit en somme de la même chose que l'on peut observer au cinéma, où les compères Marvel/DC ont écrasé la production américaine de super-héros au point que, depuis la pépite Chronicle en 2012, seul le doublet Teenage Mutant Ninja Turtles a su émerger du marasme. En ce qui me concerne, j'ai trouvé le premier suffisamment répugnant pour le distinguer du catalogue des deux écuries consacrées, mais qu'on me défende qu'il ne s'agit que d'un calque raté des leaders du marché, et j'acquiescerais sans hésitation. Dans ce paysage morose, Starseed Pilgrim est l'équivalent en puzzle game de Vincent n'a pas d'écailles : une sortie inattendue et discrète, modeste par ses moyens mais ample par son indépendance d'esprit, qui propose une alternative plus que rafraichissante.

Si j'ai beaucoup parlé de ce que Starseed Pilgrim n'est pas, c'est qu'une part significative de son attrait s'appuie sur la surprise qu'il peut susciter. Je ne suis pas un fervent défenseur de la notion de spoiler, même plutôt le contraire ; quand un réalisateur de cinéma ne parvient pas à emporter un spectateur qui dispose à l'avance de quelques éléments du scénario, c'est généralement qu'il lui manque des pans entiers de travail de mise en scène. J'approche Starseed Pilgrim différemment, parce que ses points de force n'ont rien à voir avec une quelconque intrigue, mais avec des éléments d'interactivité qui font le cœur du média jeu vidéo. Alors que les rebondissements d'un film peuvent à mes yeux revêtir un intérêt secondaire face à des prestations d'acteur exceptionnelles ou un travail de photographie lumineux, les mécaniques d'un jeu vont conditionner la façon dont le public reçoit l'ensemble de l'expérience. Parmi les exemples les plus parlants, le lien fraternel qui caractérise l'aventure Brothers s'exprimait avant tout via la mise en action simultanée des personnages à l'aide de deux joysticks d'un même contrôleur.

Minimaliste, Starseed Pilgrim restreint les outils physiques de l'interaction aux flèches directionnelles et à la barre espace. Bien que le déplacement se révèle progressivement aussi travaillé que si un platformer 2D avait été dépouillé des power-ups et des ennemis usuels, le game design est de toute façon moins préoccupé par l'ergonomie que par les règles internes qui vont permettre au joueur de tracer son chemin au sein de tableaux étranges. C'est le domptage de ces mécaniques variées qui constitue le but de l'expérience du joueur ; une maîtrise de l'environnement érigée sans honte comme finalité, loin du sauvetage de princesse ou autre complétion de parcours scripté derrière lesquels s'abritent trop de jeux rougissant de leur propre fondement interactif.

En ignorant ces éléments cosmétiques, Starseed Pilgrim risquait toutefois de perdre les joueurs conditionnés pour courir après de vaines récompenses (un lot avec lequel je n'ai pas rompu tous les liens, je le reconnais sans problème). Comment générer de la motivation en l'absence d'histoire ou d'achievements ? La réponse de droqen, le créateur du jeu, est relativement simple : le but, ce n'est pas uniquement la maîtrise des règles, mais leur assimilation. Avant de voir la matrice, il faut l'étudier ; avant le contrôle, il y a l'apprentissage.

Il est, par conséquent, tout sauf étonnant de retrouver Jonathan Blow se fendre d'une recommandation indirecte : « As long as you still have questions, continue. » Le brillant The Witness, sorti en début d'année, repose de façon très semblable sur la curiosité intellectuelle du joueur qui le confronte. Comme il n'existe aucune limite en vie ou en temps et que le jeu n'est aucunement punitif (tant que le joueur n'a pas cerné les vastes options qui s'offrent à lui), l'apprentissage par trial and error est tout indiqué. Et droqen a parfaitement conscience de l'attrait de ce cheminement, proposant notamment en tout début de jeu un tutoriel aussi creux qu'ironique.

Pour autant, il ne s'agit pas de séparer la compréhension et la mise en pratique en deux phases distinctes. En fait, dans les tableaux que le joueur peut explorer, la limite entre le bac à sable et le terrain de mission est diffuse : c'est d'abord dans un espace vide, sans obstacle ni enjeu (autre que l'apprentissage) qu'il lui est offert de tracer son chemin, puis vient un moment, ou plutôt un emplacement, où il va décider arbitrairement de cesser sa progression désintéressée et de remplir un objectif. Ce schéma se répète au fil du jeu, dans les différents tableaux qui modifient chacun une règle spécifique, générant pour la plupart des cas à la fois un avantage et une contrainte avec lesquels il est nécessaire de se familiariser pour avancer.

L'excellence de Starseed Pilgrim, c'est d'entretenir cette flamme de la découverte en parallèle de la complétion des objectifs. Même une fois qu'un joueur se lance dans l'assaut final d'un tableau, il est d'habitude soumis à une contrainte de temps qui va le stimuler pour comprendre et s'approprier encore un peu mieux les règles. Plus tard, lorsque tous les tableaux auront été découverts, le jeu fait miroiter un défi dont la complexité est, à premier abord, aussi effrayante qu'excitante. S'y attaquer, c'est se lancer dans une quête obsessionnelle, mais la marge de perfectionnement qui subsiste s'avère tellement large qu'elle désamorce les risques d'abrutissement liés à cet exercice de tentatives répétées. En l'occurrence, la contrainte de temps que j'évoquais va se doubler d'enjeux renouvelés de positionnement, qui seront par ailleurs l'occasion de profiter de règles jusqu'ici négligées. Une véritable aventure d'expertise, qui légitime d'autant plus le refus initial de tutoriel.

Cet équilibre délicat est inséparable d'une certaine part d'aléatoire dans les options qui s'offrent au joueur. En effet, si les mécaniques de Starseed Pilgrim étaient entièrement déterministes, l'apprentissage revêtirait un aspect forcé, un peu piégeur, qui lui ferait grandement perdre en attrait. Pour autant, les coups de malchance fatals sont rares ; une écrasante majorité des échecs sont à attribuer, soit à une méconnaissance des choix à disposition, soit à la panique. Rien à voir, par exemple, avec le hasard qui vient ruiner certaines expéditions de FTL: Faster Than Light.

Ainsi Starseed Pilgrim, comme d'autres créations aussi diverses que The Witness, Super Hexagon et The Void, rejette la simplicité tout en s'efforçant de ne pas être punitif. Même les étapes les plus sensibles du jeu, relatives au défi mentionné précédemment, peuvent généralement être complétées du premier coup. Le secret de ces réussites en apparence inespérées repose sur une philosophie aussi originale que perspicace : la décorrélation entre le game design et le level design. Le succès établi contre un tableau globalement vide passe par l'assimilation des règles en vigueur. De ce fait, une fois plongé dans le tableau situationnel qui lui succède, il suffit au joueur d'évaluer tranquillement la situation pour ensuite appliquer ce qu'il sait déjà, et en ressortir vainqueur.

Il n'y a pas de récompense matérielle ultime à l'issue de Starseed Pilgrim. Acte de résistance dans une société frappée de collectionite aigüe, de la même manière qu'aucune médaille n'est délivrée à la fin d'un film (quoique SensCritique soit l'occasion de l'arrêter à une note... mais ce n'est pas l'endroit pour s'engager dans ce débat), l'enrichissement proposé par droqen s'appuie, comme déjà évoqué, sur l'assimilation des règles du jeu, mais aussi sur la compréhension du jeu en lui-même. Il est demandé au joueur de s'interroger sur sa propre expérience, sur ce qui peut faire sa frustration ou sa satisfaction, en espérant que la pensée alternative à l'œuvre derrière le jeu l'aide à remettre en question les standards de l'industrie qu'il a intégrés au long des années. À l'image de Braid, Starseed Pilgrim offre les fragments d'une poésie aussi délicate que louvoyante en tant que supports de réflexion. Je m'aventure ci-dessous à quelques commentaires parcellaires, qui pour l'essentiel ne font jamais que décliner ce que j'ai déjà pu expliciter.


Doubtless, I pursued the sky
And had no heed to wonder why
I climbed the clouds cheered on by crowds
Of blue sky dreams with bursting seams

Comme chaque verset il me semble, celui-ci contient une référence à la capacité spéciale qui fait la particularité du tableau. Il s'agit ici du pilgrim dont les structures se construisent plus vite que la normale. Les deux premiers vers, plus largement, me font penser à l'absence d'objectif clair qui n'empêche pourtant pas de s'investir dans le jeu et d'explorer le vide blanc. Les deux suivants paraissent s'amuser du fait que le plaisir du joueur ne vienne pas d'une reconnaissance poursuivie auprès d'autres personnes, mais simplement de l'excitation de l'inconnu que procure le jeu.


With arms outstretched and skyward bound
I'd reached the clouds and lost the ground;
I reached for stars and they reached back;
I reached too far and tasted black.

Les trois premières lignes sont pleinement tournées vers le ciel. Elles témoignent d'un enthousiasme, d'une envie, d'une ambition dévorante. La dernière est une chute (stylistique) cruelle : à mon sens, elle dénonce la gourmandise dont il est courant de faire preuve dans les derniers mètres qui nous séparent d'un objectif.


Starseed Pilgrim, I broke our heart
To keep the sky from coming apart
Gain from loss one does not measure
But broken hearts yield starseed treasure

J'avoue que je ne trouve pas de vision d'ensemble cohérente lorsque le jeu parle de cœur ou de perte. Est-ce que les pilgrims sont tous une seule et même personne fragmentée ? Est-ce que les tableaux représentent chacun un voyage dans une mémoire particulière, et qu'une fois le vide touché, il faut revenir d'entre les morts à l'aide du chemin qu'on a construit et de souvenirs éparpillés ? Je ne sais pas à quel point le jeu a modulé ses métaphores pour développer un ensemble de mécaniques ludiques, donc je ne m'aventurerais pas non plus à des interprétations trop tirées par les cheveux. Mais si vous en avez à proposer, je les écouterai attentivement !


Ignorance is bliss. What you don't know can't hurt you. Out of sight out of mind. 'Tis folly to be wise. Knowledge is suffering. Turn a blind eye. It pays to be stupid. What you don't know can't hurt you. Little white lies. Ignorance is bliss.

Derrière cet éloge acerbe de l'aveuglement révélé à la toute fin du jeu, plutôt qu'une attaque sarcastique envers le profil de joueur qui aura refusé de déployer la curiosité que Starseed Pilgrim exige, je choisis principalement de voir un avertissement qui synthétise les choix de game design. L'apprentissage est essentiel à l'expérience humaine ; une fois qu'un sujet a été exploré de fond en comble et qu'aucune zone d'ombre ne subsiste, il est difficile, voire impossible, de trouver la motivation pour continuer à le parcourir. En somme, il n'y a pas de bien-être sans une part d'inconnu.

Starseed Pilgrim est un jeu militant, en cela qu'il ne livre pas sur un plateau les clés de son originalité, et promeut le plaisir face à l'inconnu. Son désintérêt par rapport aux structures narratives recentre l'expérience sur les aspects interactifs, qui font l'essence du média. Celui qui s'y attaque doit accepter que le dispositif ne se conforme pas à ses attentes, maieditcs l'esprit d'ouverture qu'il convoque est déjà une récompense. Mon seul regret est de constater que cette demande relève de la transgression, qu'il s'agit pour l'instant nettement plus d'une exception que d'une norme. De cette graine atypique, j'espère bien voir fleurir de nombreux projets qui manifesteront autant d'estime à l'égard des joueurs.