Je triture le problème depuis plus d'un mois maintenant. Comment parler de L'Énigme de Kaspar Hauser sans rentrer en contradiction avec son aversion envers un langage trop rationnel ? Même mon orgueil ne me permettra pas d'échapper à une logique aussi élémentaire. Et me voilà déjà à manier des notions de causalité quand je voudrais de tout cœur les fuir. Le mieux à faire est de reconnaître d'emblée mon échec : je n'écris pas pour tenter d'enseigner ou de partager à d'autres ce que j'ai déjà assimilé, mais sous la contrainte d'une addiction, d'une promesse passée, celle de commenter l'intégralité de la filmographie de Herzog, qui me permet d'injecter du sens dans ma cinéphilie, dans mes actions, Sartre-avait-raison.
Mais par quel moyen peut-on se mettre en dehors du langage pour tenter de le concevoir ? Comment raisonner sans parler ? Seul Kaspar Hauser, captif d'une geôle aveugle et muette pendant quinze ans, jusqu'à être jeté à la civilisation et à la langue allemande, pourrait répondre à cette horreur béante. Il préfère oublier son douloureux rattrapage civilisationnel, et chérit le rêve d'un bédouin errant dans le désert. Même sans connaître la fin de son histoire nomade, c'est un trésor plus précieux que n'importe quel mot.
Mes châteaux de carte discursifs me donnent la nausée ; impossible d'écrire sans m'en excuser. Qui se rappelle du personnage de Winter Sleep qui finit par vomir de trop parler ? Et par se rappeler, je ne veux pas dire : capable d'en parler comme d'un argument ou d'une anecdote, mais : le vivre encore quelque part en soi, l'avoir assimilé plutôt que consommé, et connaître les limites et les risques de la parole, et marcher et discuter tout en gardant ce dégoût sourd au fond de la gorge.
Des anecdotes, j'en ai. Kaspar Hauser était selon certaines sources un descendant de la famille royale de Bade, selon d'autres un fils naturel de Napoléon, selon d'autres encore un écuyer de cirque enfui. Bruno S. a été battu et interné dans sa jeunesse, d'où une certaine prédisposition à l'interprétation de Kaspar. Lotte Eisner a écrit l'ouvrage de référence sur l'expressionisme allemand, L'Écran démoniaque, en mal de réédition depuis des années, et la dédicace que Herzog adresse à son amie se double d'un hommage visuel par le biais de plans d'ouverture envoûtants, sans autre intérêt narratif qu'une très vague exposition rurale, visions granuleuses et surexposées d'un patrimoine, d'une culture, d'un esprit allemands. Lucki Stipetic, demi-frère et producteur attitré de Herzog, est à l'origine de la capture Super 8 des temples de Bagan en Birmanie, réinvestie en stock-shot circonstanciel lorsque Kaspar raconte un de ses rêves à son père d'adoption.
Les faits ne m'excitent pas assez. Ils sont ou seront documentés, renseignés, révolus. Ils ne sont plus libres. Les décors domestiques asservis qui succèdent à l'intensité des visions expressionnistes me révoltent. Je reste hantée par cette cape ténébreuse, impitoyable, absolue, tout juste échappée d'un Murnau. Heureusement, avec Herzog, je n'ai pas à m'inquiéter. Je sais qu'il sait que la narration n'est jamais une fin en soi. Et c'est un savoir inné, qui l'empêche de marivauder autour d'un spectacle d'illusions. Sans tentation pour la creuse chronique, il ne peut pas commettre d'erreur.
I see things all of a sudden, and I try to recreate it. [...] It needs to be there.
Fata Morgana s'adressait à l'inconscient. Kaspar Hauser revient parler à la raison, mais pour lui expliquer que la communication la plus prégnante se passe justement d'arguments. Herzog, après s'y être pleinement livré, écrit son droit à la recherche de vérités extatiques.
Quand Haneke exhale l'échec de la communication, il assigne encore des responsabilités. La faute du Code Inconnu échoit à des individus imparfaits. Mais Herzog est encore moins drôle : aucune bonne intention ne rattrapera l'impasse du langage. Ses limites sont intrinsèques. Péniblement acquis, le vocabulaire et la syntaxe s'avèrent avilis, savons du lien social salis par un greffier figurant et futile, un succédané de logicien condescendant, et une confrérie fricotante, précieuse et pouffante. Débauche de mots aussi stérile, sinon moins évidente, que celle du prédicateur dogmatique, dans un système auto-entretenu qui se congratule d'une vaniteuse et illusoire prééminence socio-culturelle.
La révolte. L'impossibilité de concevoir une autre parole ne peut pas freiner le besoin compulsif de son existence et de sa recherche. Sur le papier, face à la condamnation inéluctable, des cathédrales de complexes démesurés s'échafaudent sur nos convulsions frénétiques : le délire de puissance, l'errance expérimentale... Persister à parler, et se noyer dans la détestation du langage jusqu'à céder à l'amertume belligérante, tel le vagabond de Naked et les victimes indifférenciées de ses invectives malades. Ou bien renoncer à cet outil fallacieux, et prévenir les abcès de frustration par le biais d'une toute autre expression. En filmant Fata Morgana. En écoutant ses rêves.
Man is a god when he dreams, but a beggar when he reflects.
Avec Herzog l'onirisme n'est pas une échappatoire, mais au contraire un retour à notre identité, une révélation narcotique de notre essence. Si le metteur en scène ne se contente pas seulement d'exposer l'inconscient de ses personnages, mais aussi de le fabriquer, qu'il s'agisse des projections de Fini Straubinger dans Le Pays du silence et de l'obscurité, des déclamations séditieuses d'Aguirre ou encore de la confession camélidée de Kaspar Hauser, c'est parce qu'il ne cherche pas à forcer des visions fantaisistes sur un public en mal d'émerveillement, mais plutôt parce qu'il suggère à chaque spectateur de se réapproprier ses propres obsessions enfouies. Et la voie des réminiscences doit contourner l'infection du langage.
It is not only my dreams. My belief is that all these dreams are yours as well. The only distinction between me and you is that I can articulate them. And that is what poetry or painting or literature or filmmaking is all about... and it is my duty because this might be the inner chronicle of what we are. We have to articulate ourselves, otherwise we would be cows in the field.
Fascinant paradoxe que cette adoration pour la vie intérieure chez cet inénarrable voyageur. Avouée ou non, il faut s'interroger sur sa soif de rencontres et de contact humain. En effet son intransigeance antisociale légendaire n'a rien d'une misanthropie, et le plateau de Kaspar Hauser devait permettre de le vérifier à tout moment. Sans compter les heures consacrées à mettre à l'aise et à rassurer attentivement Bruno S., la liste généreuse de figurants est éloquente : sa mère en tout premier lieu, le musicien Florian Fricke, le cinéaste Kidlat Tahimik, le sculpteur (et accessoirement sauteur à ski) Walter Steiner, l'historien du cinéma Enno Patalas, et encore d'autres amis poètes... La filmographie de Herzog s'enrichira de nombreux portraits, et j'ose croire que la piste de l'altérité s'y fera plus tangible.
Ai-je répondu à quoi que ce soit ? L'équilibre entre contact humain et apnée spirituelle est une lueur vacillante à l'horizon. Les trivialités trompeuses de la communication quotidienne valent peut-être mieux que l'amorphie recluse. Quant à l'impression de ne pas exister dans le bon monde, ça reste une impression d'exister, et c'est peut-être sad prix. Dans la quête chimérique du métalangage fondamental, qui déliera la langue de son propre carcan, le cinéma se profile à la fois comme une réponse et une fuite. Rien n'y est démontrable, mais je ne me laisserai pas démonter.
La parole cajole, geôle sous un azur infini dont les murs se matérialisent dès lors qu'ils sont craints. Elle ne se laisse maîtriser que pour mieux nous enfermer.
Dialectique du langage
Je triture le problème depuis plus d'un mois maintenant. Comment parler de L'Énigme de Kaspar Hauser sans rentrer en contradiction avec son aversion envers un langage trop rationnel ? Même mon orgueil ne me permettra pas d'échapper à une logique aussi élémentaire. Et me voilà déjà à manier des notions de causalité quand je voudrais de tout cœur les fuir. Le mieux à faire est de reconnaître d'emblée mon échec : je n'écris pas pour tenter d'enseigner ou de partager à d'autres ce que j'ai déjà assimilé, mais sous la contrainte d'une addiction, d'une promesse passée, celle de commenter l'intégralité de la filmographie de Herzog, qui me permet d'injecter du sens dans ma cinéphilie, dans mes actions, Sartre-avait-raison.
Mais par quel moyen peut-on se mettre en dehors du langage pour tenter de le concevoir ? Comment raisonner sans parler ? Seul Kaspar Hauser, captif d'une geôle aveugle et muette pendant quinze ans, jusqu'à être jeté à la civilisation et à la langue allemande, pourrait répondre à cette horreur béante. Il préfère oublier son douloureux rattrapage civilisationnel, et chérit le rêve d'un bédouin errant dans le désert. Même sans connaître la fin de son histoire nomade, c'est un trésor plus précieux que n'importe quel mot.
Mes châteaux de carte discursifs me donnent la nausée ; impossible d'écrire sans m'en excuser. Qui se rappelle du personnage de Winter Sleep qui finit par vomir de trop parler ? Et par se rappeler, je ne veux pas dire : capable d'en parler comme d'un argument ou d'une anecdote, mais : le vivre encore quelque part en soi, l'avoir assimilé plutôt que consommé, et connaître les limites et les risques de la parole, et marcher et discuter tout en gardant ce dégoût sourd au fond de la gorge.
Des anecdotes, j'en ai. Kaspar Hauser était selon certaines sources un descendant de la famille royale de Bade, selon d'autres un fils naturel de Napoléon, selon d'autres encore un écuyer de cirque enfui. Bruno S. a été battu et interné dans sa jeunesse, d'où une certaine prédisposition à l'interprétation de Kaspar. Lotte Eisner a écrit l'ouvrage de référence sur l'expressionisme allemand, L'Écran démoniaque, en mal de réédition depuis des années, et la dédicace que Herzog adresse à son amie se double d'un hommage visuel par le biais de plans d'ouverture envoûtants, sans autre intérêt narratif qu'une très vague exposition rurale, visions granuleuses et surexposées d'un patrimoine, d'une culture, d'un esprit allemands. Lucki Stipetic, demi-frère et producteur attitré de Herzog, est à l'origine de la capture Super 8 des temples de Bagan en Birmanie, réinvestie en stock-shot circonstanciel lorsque Kaspar raconte un de ses rêves à son père d'adoption.
Les faits ne m'excitent pas assez. Ils sont ou seront documentés, renseignés, révolus. Ils ne sont plus libres. Les décors domestiques asservis qui succèdent à l'intensité des visions expressionnistes me révoltent. Je reste hantée par cette cape ténébreuse, impitoyable, absolue, tout juste échappée d'un Murnau. Heureusement, avec Herzog, je n'ai pas à m'inquiéter. Je sais qu'il sait que la narration n'est jamais une fin en soi. Et c'est un savoir inné, qui l'empêche de marivauder autour d'un spectacle d'illusions. Sans tentation pour la creuse chronique, il ne peut pas commettre d'erreur.
Fata Morgana s'adressait à l'inconscient. Kaspar Hauser revient parler à la raison, mais pour lui expliquer que la communication la plus prégnante se passe justement d'arguments. Herzog, après s'y être pleinement livré, écrit son droit à la recherche de vérités extatiques.
Quand Haneke exhale l'échec de la communication, il assigne encore des responsabilités. La faute du Code Inconnu échoit à des individus imparfaits. Mais Herzog est encore moins drôle : aucune bonne intention ne rattrapera l'impasse du langage. Ses limites sont intrinsèques. Péniblement acquis, le vocabulaire et la syntaxe s'avèrent avilis, savons du lien social salis par un greffier figurant et futile, un succédané de logicien condescendant, et une confrérie fricotante, précieuse et pouffante. Débauche de mots aussi stérile, sinon moins évidente, que celle du prédicateur dogmatique, dans un système auto-entretenu qui se congratule d'une vaniteuse et illusoire prééminence socio-culturelle.
La révolte. L'impossibilité de concevoir une autre parole ne peut pas freiner le besoin compulsif de son existence et de sa recherche. Sur le papier, face à la condamnation inéluctable, des cathédrales de complexes démesurés s'échafaudent sur nos convulsions frénétiques : le délire de puissance, l'errance expérimentale... Persister à parler, et se noyer dans la détestation du langage jusqu'à céder à l'amertume belligérante, tel le vagabond de Naked et les victimes indifférenciées de ses invectives malades. Ou bien renoncer à cet outil fallacieux, et prévenir les abcès de frustration par le biais d'une toute autre expression. En filmant Fata Morgana. En écoutant ses rêves.
Avec Herzog l'onirisme n'est pas une échappatoire, mais au contraire un retour à notre identité, une révélation narcotique de notre essence. Si le metteur en scène ne se contente pas seulement d'exposer l'inconscient de ses personnages, mais aussi de le fabriquer, qu'il s'agisse des projections de Fini Straubinger dans Le Pays du silence et de l'obscurité, des déclamations séditieuses d'Aguirre ou encore de la confession camélidée de Kaspar Hauser, c'est parce qu'il ne cherche pas à forcer des visions fantaisistes sur un public en mal d'émerveillement, mais plutôt parce qu'il suggère à chaque spectateur de se réapproprier ses propres obsessions enfouies. Et la voie des réminiscences doit contourner l'infection du langage.
Fascinant paradoxe que cette adoration pour la vie intérieure chez cet inénarrable voyageur. Avouée ou non, il faut s'interroger sur sa soif de rencontres et de contact humain. En effet son intransigeance antisociale légendaire n'a rien d'une misanthropie, et le plateau de Kaspar Hauser devait permettre de le vérifier à tout moment. Sans compter les heures consacrées à mettre à l'aise et à rassurer attentivement Bruno S., la liste généreuse de figurants est éloquente : sa mère en tout premier lieu, le musicien Florian Fricke, le cinéaste Kidlat Tahimik, le sculpteur (et accessoirement sauteur à ski) Walter Steiner, l'historien du cinéma Enno Patalas, et encore d'autres amis poètes... La filmographie de Herzog s'enrichira de nombreux portraits, et j'ose croire que la piste de l'altérité s'y fera plus tangible.
Ai-je répondu à quoi que ce soit ? L'équilibre entre contact humain et apnée spirituelle est une lueur vacillante à l'horizon. Les trivialités trompeuses de la communication quotidienne valent peut-être mieux que l'amorphie recluse. Quant à l'impression de ne pas exister dans le bon monde, ça reste une impression d'exister, et c'est peut-être sad prix. Dans la quête chimérique du métalangage fondamental, qui déliera la langue de son propre carcan, le cinéma se profile à la fois comme une réponse et une fuite. Rien n'y est démontrable, mais je ne me laisserai pas démonter.
La parole cajole, geôle sous un azur infini dont les murs se matérialisent dès lors qu'ils sont craints. Elle ne se laisse maîtriser que pour mieux nous enfermer.
Des mots, déments, des songes.