C'est amusant, et en fait surtout révélateur, qu'Agnès Varda, lancée dans le premier projet ouvertement autobiographique de sa carrière, se mette si rapidement en retrait de la caméra, pour montrer ses collaborateurs (récents ou non, jeunes ou non), sa famille, ses amis, et une quantité infinie d'anonymes avec qui elle a interagi au cours de sa carrière. Son identité et son but semblent avoir toujours été de tenter de se rapprocher des autres, qu'ils partagent ou non ses valeurs, pour leur offrir une existence au cinéma, ne serait-ce que de quelques minutes, parce qu'elle les croit, parce qu'elle les sait dignes de la même adulation que les stars les plus connues. Peut-être les aide-t-elle un peu à tromper la mort, ou peut-être s'agit-il plus modestement de les impliquer dans un monde poétique qu'ils ne sont pas toujours capables de convoquer à eux seuls, comme elle le regrettait avec douceur à la fin des Daguerréotypes. Les Plages d'Agnès, mais pas celles d'Agnès-Varda : toujours cette proximité, cette humilité, ce désir de rencontre...
Agnès aborde le cinéma avec simplicité, et dans sa candeur, elle semble parfois dépassée par ses propres créations, comme lorsqu'elle fait assembler une baleine mobydickienne sur le sable afin de s'y filmer quelques secondes, le temps d'évoquer un souvenir d'enfance. Sans doute, l'expérience de production compte-t-elle autant pour elle que la bobine finale, ce qui se sent d'ailleurs plus explicitement dans la mise en place du dispositif des miroirs sur la plage belge. Elle serait sans doute prête à définir le cinéma comme un jeu qui permet d'assouvir une rêverie : en ça, je me sens particulièrement proche de sa démarche. Et pourquoi ne pas célébrer la dimension ludique du tournage plus que ne le font traditionnellement les réalisateurs, puisque de toute façon les rêveries sont condamnées à ne se matérialiser qu'incomplètes ?
L'esthétique bigarrée de l'Agnès de quatre-vingts balais m'a rappelé de façon surprenante celle d'Alejandro Jodorowsky, dont elle ne partage pourtant aucunement la mégalomanie ni la virulence (que je n'évoque pas à des fins péjoratives). Quelques bouts de carton pour composer les décors, des enfantillages graphiques, un montage et un découpage des plans qui ne se plient à aucune règle, un désintérêt pour la sur-intellectualisation de l'espace scénique au profit des individus qui le traversent, bref plein de fantaisie et, surtout, de spontanéité.
Il est moins surprenant de constater que ces deux légendes, Agnès et Jodo, dans le crépuscule éclatant de leurs carrières d'artistes respectives, se retrouvent avec une préoccupation comparable de la mémoire et de la mort, plus prégnante que jamais dans leur expression. Agnès traverse ses plages à reculons, pour écrire ses souvenirs tant qu'elle en distingue encore les contours, désormais dangereusement flous. Elle ne voile pas l'échec de ses tentatives : d'un ton enjoué, invaincu, elle admet que la visite des lieux de son enfance suscite à peine les réminiscences escomptées, d'où ce recadrage sur les personnes dont elle peut sincèrement dire qu'elles ont marqué sa vie.
La mémoire est cet assemblage de scènes déconnectés, emmêlées, on pense avoir tout parcouru dans l'ordre chronologique, et on s'aperçoit qu'il faut revenir dans le temps, repartir dans un autre pays pour combler une zone d'ombre brusquement frappée par le soleil, le cirrus dissous à la faveur d'un vent capricieux. Parenthèses imbriquées jusqu'à en perdre son latin, éclats connectés par la logique mais définitivement brisés pour l'instinct, cette fragmentation temporelle de l'identité, ce délitement irrépressible, rejoint l'idée des portraits impossibles qui parcourent la filmographie d'Agnès, depuis le couple d'amoureux qui échappe au regard omniscient dans une cour intérieure de l'Opéra Mouffe jusqu'à la polyphonie des témoignages sur Mona dans Sans toit ni loi.
Depuis le début, Agnès savait qu'elle ne parviendrait jamais à connaître pleinement quelqu'un. Elle ne prétend même pas y être parvenue avec Jacques Demy, ni avec ses enfants. Et ça ne l'a jamais empêché d'aller vers les autres. On ne peut pas les atteindre, mais on peut toujours s'en rapprocher. Et puisqu'il y a une infinité de chemin à parcourir, on peut y consacrer sa vie sans crainte de l'épuiser.
Les vacances de Léthé
C'est amusant, et en fait surtout révélateur, qu'Agnès Varda, lancée dans le premier projet ouvertement autobiographique de sa carrière, se mette si rapidement en retrait de la caméra, pour montrer ses collaborateurs (récents ou non, jeunes ou non), sa famille, ses amis, et une quantité infinie d'anonymes avec qui elle a interagi au cours de sa carrière. Son identité et son but semblent avoir toujours été de tenter de se rapprocher des autres, qu'ils partagent ou non ses valeurs, pour leur offrir une existence au cinéma, ne serait-ce que de quelques minutes, parce qu'elle les croit, parce qu'elle les sait dignes de la même adulation que les stars les plus connues. Peut-être les aide-t-elle un peu à tromper la mort, ou peut-être s'agit-il plus modestement de les impliquer dans un monde poétique qu'ils ne sont pas toujours capables de convoquer à eux seuls, comme elle le regrettait avec douceur à la fin des Daguerréotypes. Les Plages d'Agnès, mais pas celles d'Agnès-Varda : toujours cette proximité, cette humilité, ce désir de rencontre...
Agnès aborde le cinéma avec simplicité, et dans sa candeur, elle semble parfois dépassée par ses propres créations, comme lorsqu'elle fait assembler une baleine mobydickienne sur le sable afin de s'y filmer quelques secondes, le temps d'évoquer un souvenir d'enfance. Sans doute, l'expérience de production compte-t-elle autant pour elle que la bobine finale, ce qui se sent d'ailleurs plus explicitement dans la mise en place du dispositif des miroirs sur la plage belge. Elle serait sans doute prête à définir le cinéma comme un jeu qui permet d'assouvir une rêverie : en ça, je me sens particulièrement proche de sa démarche. Et pourquoi ne pas célébrer la dimension ludique du tournage plus que ne le font traditionnellement les réalisateurs, puisque de toute façon les rêveries sont condamnées à ne se matérialiser qu'incomplètes ?
L'esthétique bigarrée de l'Agnès de quatre-vingts balais m'a rappelé de façon surprenante celle d'Alejandro Jodorowsky, dont elle ne partage pourtant aucunement la mégalomanie ni la virulence (que je n'évoque pas à des fins péjoratives). Quelques bouts de carton pour composer les décors, des enfantillages graphiques, un montage et un découpage des plans qui ne se plient à aucune règle, un désintérêt pour la sur-intellectualisation de l'espace scénique au profit des individus qui le traversent, bref plein de fantaisie et, surtout, de spontanéité.
Il est moins surprenant de constater que ces deux légendes, Agnès et Jodo, dans le crépuscule éclatant de leurs carrières d'artistes respectives, se retrouvent avec une préoccupation comparable de la mémoire et de la mort, plus prégnante que jamais dans leur expression. Agnès traverse ses plages à reculons, pour écrire ses souvenirs tant qu'elle en distingue encore les contours, désormais dangereusement flous. Elle ne voile pas l'échec de ses tentatives : d'un ton enjoué, invaincu, elle admet que la visite des lieux de son enfance suscite à peine les réminiscences escomptées, d'où ce recadrage sur les personnes dont elle peut sincèrement dire qu'elles ont marqué sa vie.
La mémoire est cet assemblage de scènes déconnectés, emmêlées, on pense avoir tout parcouru dans l'ordre chronologique, et on s'aperçoit qu'il faut revenir dans le temps, repartir dans un autre pays pour combler une zone d'ombre brusquement frappée par le soleil, le cirrus dissous à la faveur d'un vent capricieux. Parenthèses imbriquées jusqu'à en perdre son latin, éclats connectés par la logique mais définitivement brisés pour l'instinct, cette fragmentation temporelle de l'identité, ce délitement irrépressible, rejoint l'idée des portraits impossibles qui parcourent la filmographie d'Agnès, depuis le couple d'amoureux qui échappe au regard omniscient dans une cour intérieure de l'Opéra Mouffe jusqu'à la polyphonie des témoignages sur Mona dans Sans toit ni loi.
Depuis le début, Agnès savait qu'elle ne parviendrait jamais à connaître pleinement quelqu'un. Elle ne prétend même pas y être parvenue avec Jacques Demy, ni avec ses enfants. Et ça ne l'a jamais empêché d'aller vers les autres. On ne peut pas les atteindre, mais on peut toujours s'en rapprocher. Et puisqu'il y a une infinité de chemin à parcourir, on peut y consacrer sa vie sans crainte de l'épuiser.