Vivre

Ikiru

un film de Akira Kurosawa (1952)

vu le 4 février 2017 au Champo

J'ai déjà dit ailleurs que les jidaigekis de Kurosawa m'ont plus souvent ennuyé que le contraire, mais je craignais aussi qu'un drame contemporain comme Vivre me laisse froid, car l'expressionnisme de Dodes'kaden m'avait encore moins séduit. Eh bien non, je retiendrai pour l'instant Vivre comme l'épisode qui a racheté le maître japonais à mes yeux.

La ligne de fond reste classique : au seuil d'une mort cancéreuse, un vieux bureaucrate juge son potentiel de vie grave inassouvi, et va en conséquence "réapprendre à vivre". Pas de quoi m'impressionner a priori, mais le scénario est tellement bien construit (et le personnage si joliment interprété, émouvant sans sacrifier à la sobriété) que j'ai vraiment pris plaisir à suivre cette eulogie. Il me semble que, contrairement à d'autres films diffus dans leur propos du fait d'un attachement trop appuyé envers l'intrigue, Vivre est méthodique, limpide et plutôt riche dans la couverture de son sujet.

Après un acte d'exposition introduit par pile ce qu'il faut de voix-off, le fonctionnaire va vivre en trois temps : en allant se soûler dans un red district, en entretenant une passion amoureuse, puis en se donnant aux autres. Il faut aussi voir dans cette ultime direction une rébellion mesurée contre sa propre vie passée ; il s'agit d'une vie complémentaire qui, sans cracher vainement sur les trente années précédentes en pantoufles, sans s'appuyer sur une rédemption épaisse et dramatique, parvient à restaurer un équilibre intérieur. (Il manque le volet de l'accomplissement artistique, mais je me doute que Kuro et moi n'avons pas le même point de vue sur la question, haha.)

La dernière heure, de façon inattendue et finalement savoureuse, se joue comme une épitaphe mouvante. Les supérieurs du vieil homme tentent de s'approprier les mérites de ses actions. La dénonciation facile de la bureaucratie qui sous-tendait plusieurs segments de la première moitié du film se prolonge spontanément en une attaque contre tous types de protocoles sociaux, par le biais des conventions de politesse qui permettent à l'adjoint du maire de se rouler dans une immoralité scandaleuse. Bien qu'il concède progressivement une reconnaissance cathartique envers le vieil homme, Kuro marque son indifférence envers les éloges appuyés, et appuie son message sans concession : qu'importent les mots, qu'importent les pensées, seuls les actes comptent.

Enfin je trouve que le film boucle de façon harmonieuse en se faisant un manifeste explicite, en exprimant ce que Kuro espérait accomplir par son cinéma. Profondément empathique, le réalisateur s'est souvent attaché à restaurer la dignité des invisibles et des miséreux, à révéler la noblesse bafouée des pauvres et des malchanceux. Ses efforts sont tendus vers la possibilité de réveiller de l'empathie chez ses spectateurs et, par transitivité, de soulager rien qu'un peu le monde des opprimés. La recherche de reconnaissance semble lui être inconnue, tant il paraît habité par le besoin d'aider son prochain. La simplicité et l'évidence de Vivre ne sont jamais des obstacles à sa beauté.