Un rêve solaire

un film de Patrick Bokanowski (2016)

vu le 10 septembre 2016 au Forum des images

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Assoupi dans un train, bercé par la lumière du soleil à travers les arbres qui défilent, le cinéaste rêve. Il rêve de vieilles connaissances, ombres mouvantes et indistinctes, reflets perdus d'un passé enfoui sous le sable miroitant d'une plage sans fin. Il rêve de son petit-fils, peut-être, silhouette dansante, rédemption de joie et de vitalité accompagnée de percussions candides. Il rêve de son propre travail, des prises de vue dans son laboratoire, de la découpe manuelle de pellicule, des tentatives répétées pour obtenir l'éclairage le plus frappant ; tâches fastidieuses pour l'esprit qui chérit avant tout les idées, façonnage délicat rejoué en accéléré par le prisme fantasmatique du songe.

Ce Rêve solaire, généreusement composé par Patrick Bokanowski, n'est pas dénué d'obsessions concrètes et même banales. Mais il ignore absolument tout enjeu narratif, se classant parmi les œuvres les plus radicales du cinéma dit expérimental. Les préoccupations du quotidien, déjà subverties par un filtre onirique, constituent au mieux un prétexte pour se livrer à des créations visuelles fabuleuses. Ce festival d'abstractions renoue avec une essence profonde et exceptionnelle du septième art : non pas raconter une histoire, ce que n'importe qui peut commencer à faire de vive voix, mais mettre en image ce qui est inconcevable pour l'expérience humaine.

Un tel programme garantit une double désorientation, d'abord de par sa représentation d'artefacts impossibles, mais aussi du fait de l'écrasante majorité de metteurs en scène préférant refléter la réalité (et donc, refléter le public à lui-même) plutôt qu'accomplir ce détachement privilégié et fantastique. Le rejet du réel passe dans l'esprit populaire pour une bizarrerie, un geste loufoque excusé dans la condescendance et la confusion. Mais la fidélité du cinéma à ce qui existe et à ce qui est concevable, quoique rassurante, ne devrait pas passer avec autant d'évidence pour un acquis. Patrick Bokanowski a choisi le camp des résistants bafoués, celui des rêveurs sans scrupule, et l'alternative qu'il représente est déjà raison suffisante pour le remercier.

Le Rêve s'ouvre sur une figure absconse : créature aquatique anguleuse ? peinture arbitrairement déformée ? chimère fictive mais raisonnée ? Cette vision introductive, très littéralement, dépasse l'entendement. Sans encore laisser prévoir leur disparité, elle annonce l'étrangeté des multiples procédés qui vont se succéder par la suite, au fil de scènes de quelques minutes chacune. Des myriades d'étoiles pyrotechniques rongent les décors, un comédien se retrouve enfoui dans un mur à la faveur d'une inversion de la profondeur, un cavalier parcourt l'écume des mers, une danseuse se dissout en peinture, ou peut-être l'inverse...

Certains passages rivalisent d'intensité avec les assauts stridents de Peter Tscherkassky, tandis que d'autres s'épanouissent dans une poésie paisible. Le rythme du montage global, assoupli par un travail sonore conséquent, se rationalise facilement à travers l'alternance entre sollicitation et répit qui guide le spectateur, ainsi que le renouvellement d'idées destiné à relancer son excitation. L'approche se doit d'être distincte de la somnolence contemplative, car il faut lutter régulièrement, renégocier chaque séquence.

Mais les visuels en eux-mêmes échappent à la description. Cause ou conséquence, les techniques déployées pour leur création relèvent du même mystère indicible. Les accomplissements graphiques sont d'autant plus fascinants que, contrairement par exemple à The Forbidden Room, la magie programmée du numérique paraît n'y avoir joué qu'un rôle infime. Le langage se retrouve face à un mur, les mots ne parviennent pas à traduire plus d'une fraction insignifiante des merveilles qui naissent et meurent à l'écran. Je me flatte de jouir d'un vocabulaire pas miséreux et d'une aisance à conceptualiser tout et n'importe quoi, mais face à Un rêve solaire, je me sens, sans affabulation, tenue en échec. Et réjouie d'une telle impuissance. Il s'agit, dans toute sa simplicité irréductible et grandiose, de l'expérience du sublime.

J'ai le sentiment de verser dans le cliché de la critique en abordant cette notion esthétique, mais c'est précisément sur cela que repose la proposition de Patrick Bokanowski. Sans m'aventurer dans une discussion comparée entre philosophes, qui ne ferait que trahir la connaissance très superficielle du domaine que j'évoque, il me semble que le Rêve solaire illustre bien le sublime tel que décrit par Edmund Burke (laissons Kant au placard, pour une fois). Une sensation écrasante, antithétique de la beauté, causée par le caractère difforme, inconcevable, inenglobable de ce dont on est témoin, et qui n'a pas moins de raisons d'être rencontrée dans l'artifice que dans la nature.

Burke se démarque particulièrement par ses considérations physiologiques sur le sublime. En effet, pour lui, la source visuelle du sublime est physiquement douloureuse pour les yeux de celui qui y assiste, comme les flashs incandescents qui accompagnaient l'enfant de Midnight Special. Le contentement extatique, forcément ultérieur, naît de la capacité du spectateur à échapper à cette tension tétanisante ; non pas en fuyant la confrontation, mais en la surmontant. Et cette capacité s'acquerrait par un entraînement musculaire volontaire, visant à empêcher l'engourdissement du système optique.

Bien que je rechigne à lier une félicité indescriptible avec la manifestation bassement physique d'un bouquet de nerfs, je suis plutôt séduite par cette idée d'une gymnastique intérieure de la perception, un brin masochiste. Rester ouverte, apprendre à accueillir ce que le cinéma propose de plus écrasant, afin de savourer toujours plus les rencontres à venir. Dans cet exercice incessant contre la passivité, Un rêve solaire est une consécration radieuse.