Trois couleurs : Bleu

un film de Krzysztof Kieslowski (1993)

Diffraction

Juliette Binoche n'a même pas attendu la trentaine pour porter un film sur ses épaules sans frémir. Ou peut-être est-ce parce que sa sensibilité résonne en moi, que je ne lui connais pas une seule interprétation qui ne m'ait fait ravaler mes larmes, depuis Mauvais Sang jusqu'à Camille Claudel, 1915.

D'individualités, on le verra, il est justement très question dans la série des Trois Couleurs de Kieslowski. Le scénario de Bleu démarre sur un accident traumatisant qui a ouvert la porte à d'innombrables contes misérabilistes. Le film prend rapidement le contre-pied de ce schéma, Julie (Binoche) cherchant à dompter son deuil, à l'étouffer pour ne pas en souffrir. Cette distanciation, intrépide en surface, l'empêche toutefois de consommer sa douleur persistante. Selon une histoire somme toute connue, elle ne parvient à reprendre le fil de sa vie, à ne plus "faire rien", qu'à partir du moment où elle s'autorise à faire face à ses démons. Ce qui est nettement moins conventionnel, c'est la double recherche esthétique menée par Kieslowski.

D'une part, au niveau de la musique. Les frontières de son usage diégétique sont douloureusement brouillées, Julie étant poursuivie par des hallucinations sonores relatives aux compositions classiques (achevées, ou bien encore en potentiel) de son mari décédé. Ces éclairs géniaux brisent à répétition les efforts rationnels de Julie, désespérée d'oublier. Même le montage visuel du film semble parfois s'incliner devant le caractère transcendantal de ces mouvements mélancoliques et écorchés.

D'autre part, au niveau de la couleur (compte tenu du titre et de l'affiche, personne n'est surpris). De multiples teintes de bleu imprègnent les plans du film, avec d'ailleurs suffisamment de variété dans les procédés employés pour que des filtres intégraux, ailleurs grossiers, paraissent ici envoûtants et profonds. L'intervention du bleu dans certains plans, par le biais d'aberrations optiques, confine parfois à l'abstraction ; c'est à ce caractère artificiel que la résurgence colorimétrique doit sa capacité à rivaliser avec la puissance d'évocation des irruptions symphoniques. Kieslowski rend l'interprétation sensorielle des images presque aussi subjective que celle du son. Sa réserve ne doit pas occulter la puissance d'un geste dont la plupart des cinéastes ne comprendraient même pas le principe. On fait battre le coeur du septième art, là, et moi ca me plaît.

Le bleu semble d'abord symboliser le deuil de Julie. La couleur la poursuit incessamment ; son apparition juste avant l'incident lui confère même une dimension de malédiction. Et puis peu à peu, notre regard et celui de Julie changeant simultanément, la teinte honnie n'est plus l'ennemi blessant, mais le marqueur du souvenir.

Enfin la douleur s'érode, et le bleu se révèle comme un compagnon intérieur, qui précède de loin l'accident. Comme l'indiquait après tout sa tentative de suicide, Julie s'était retournée contre elle-même, écoeurée par la culpabilité de la survie. Il fallait qu'elle se redécouvre, accepte à nouveau ses passions, qu'elles soient artistiques, professionnelles, ou sexuelles.

En qualifiant sans ambage Julie de bienfaisante et généreuse, l'ancienne amante de son mari synthétise à fleur de peau ce qu'exprimait, quelques scènes auparavant, sa voisine en sanglots. Distante, perdue entre ses rêveries et ses cauchemars, peut-être blessante par omission, mais toujours présente si on a vraiment besoin d'elle. Tout un portrait qui s'exprime encore lors de la scène de la vieille femme et du container à verre, test de personnalité amené à se répéter pour les deux autres protagonistes de la trilogie de Kieslowski. Un bleu sans fond, indépendant et anxieux, et pourtant absorbant et empathique.