The Square

un film de Ruben Östlund (2017)

vu le 18 octobre 2017 au MK2 Bibliothèque

Zone de confort

Je ne parviens pas à retrouver immédiatement une source, mais il me semble avoir lu, quand Cannes battait son plein, que Ruben Östlund avait écrit The Square avec la compétition bien en tête. Ayant beaucoup accroché au précédent Turist, je gardais foi en le projet. Hélas, dès les premières minutes, le film prend effectivement des allures festivalières ronflantes...

La raison principale pour laquelle The Square m'ennuie, c'est qu'il s'agit d'un représentant typique du discours négatif. Pendant près de deux heures, Östlund tourne en dérision l'intégralité de ses personnages, sans leur apporter un soupçon d'équilibre humain réaliste. C'est une satire exactement bête et méchante, convenue, qui confirme le public dans ce qu'il pensait déjà. Trop occupée à se gargariser de ses traits d'esprit, elle ne cherche pas à remuer les convictions de qui que ce soit. En soi, avec sa cinématographie plate, son palabre stérile et sa musique artsy, le film est essentiellement à l'image de ce qu'il montre. Et c'est autant de temps qu'Östlund ne cherche pas à créer quelque chose d'autonome, dont le but serait d'élever un débat, élever une esthétique, élever des individus, plutôt que critiquer à tue-tête et en toute sécurité.

Pour comprendre la pauvreté visuelle du film, il faut quand même s'attarder quelques secondes sur l'installation éponyme. Deux experts média disent qu'elle est trop consensuelle, car évidemment tout le monde souhaite la fraternité et l'égalité. Bouffons désignés qu'ils sont, ils passent complètement à côté de l'aspect primordial de l'¿uvre, qui exprime par contraste qu'il passe pour évident de ne pas accorder de confiance et d'attention en dehors de l'enceinte carrée. Le discours consensuel aurait été de souhaiter l'amour entre les peuples, etc., partout autour de soi, et non simplement dans une zone restreinte. Le cadrage du film s'approprie cette idée : lorsque la caméra capte des personnages depuis une certaine distance, c'est qu'ils sont souvent en confiance, alors que dans des situations de panique ou de honte, le cadre colle aux visages pour occulter les menaces du monde extérieur, pour ménager l'ego effrayé par la confrontation. Bien que cette grammaire se marie au thème de The Square, elle n'a cependant rien d'inédit. Par ailleurs, elle n'a pas de fin en soi, mais ne fait qu'appuyer fadement ce que les dialogues expriment déjà sans finesse.

Le film offre une certaine rédemption, à lui-même puis à ses personnages, dans la dernière demi-heure. Ca ne fait pas de The Square une palme mémorable, mais disons qu'elle rachète un peu sa dignité.

Ce virage est amorcé avec la performance de l'homme-gorille. La scène fait jaser, et à raison, car elle est l'antithèse de ce que le film a assemblé jusque là (quoique de façon artificielle). Précisément, c'est quand l'artiste refuse d'arrêter la performance que The Square brise l'illusion de ses frontières de sécurité. Tous égaux, non pas dans un carré mais dans une salle sans limite, non pas dans la tchatche hypocrite mais dans le silence paniqué. Finis les sourires de connivence, finie la complicité des initiés mondains, finie la cohésion opiacée de la classe sociale. La performance fait voler en éclats l'assurance que chacun a de contrôler son environnement, marque d'anxiété bien plus que d'arrogance. Östlund se permet même de conclure la séquence avec un déchaînement grégaire, entre fantastique et grotesque, dont le public n'aura pas le fin mot. La férocité de l'ensemble rend la catharsis enivrante, au risque de cacher la morale : faites preuve d'humilité face à un monde que vous ne maîtriserez jamais.

La suite consiste en un modeste chemin de croix pour le personnage principal. Il commence à reconnaître ses torts, mais le scénario ne parvient pas à s'empêcher de se moquer à nouveau de lui, avec ce repentir vidéo où il déporte peu à peu sa responsabilité sur le monde entier, et même sur ses propres victimes. Le scénario dissémine quelques détails étranges, comme des échos de l'incursion surréaliste qui refermait le conte de l'homme-gorille : le garçon poussé dans les escaliers et mystérieusement disparu, les cris spectraux répétés de façon mécanique, la famille qui paraît avoir déménagé bien avant cette ultime confrontation... Le monde est légèrement troublé à la suite du dîner catastrophe, et le film, à l'image de ses personnages, n'en tire qu'une leçon ténue, délavée, pour se réfugier à nouveau dans son registre de prédilection.

The Square a conscience de ses limites, de sa vanité prépondérante. Sa seule scène explosive montre aussi qu'Östlund comprend la puissance d'un art décisif, passionné, primaire. Mais ça n'excuse aucunement son choix d'abreuver plutôt l'art festivalier. Au contraire.