Dans la première moitié de Syndromes and a Century, au cours d'une de ces séquences faussement incidentes dont Weerasethakul s'est fait le chantre, un brave luron fait la découverte d'une orchidée qu'il assure rarissime, censément une des fiertés nationales de la Thaïlande, oubliée, incongrue, perchée sur un arbre quelconque, et dont les racines se dédoublent inélégamment car le lieu de pousse n'est pas idéal. Le botaniste décrit la plante avec un sourire malicieux, après quoi le possesseur de l'arbre demande la somme qu'il pourrait en récupérer, ou bien si ce serait pas une chouette idée d'offrir la chose à sa femme, ou bien s'il serait pas en train de se faire entuber.
Dans la seconde partie, après avoir fait glisser sa caméra le long des couloirs agressivement aseptisés d'un hôpital dernier cri, Weerasethakul s'aventure dans les locaux techniques du bâtiment. Silence (ou sifflements) lorsqu'il braque sa caméra au plafond : une gaine métallique grise et sévère se sépare en deux conduits d'égale section. Le reste du plafond se découvre ensuite au plan, un enchevêtrement de tuyaux que le ballet chaotique rendrait presque organique. Une fine poussière de mystérieux travaux de démolition, ou serait-ce une langoureuse brume moite ? envahit la salle et la transforme en une serre minérale.
Deux séquences d'une minute chacune tout au plus, dont les parallèles se dégustent comme les vins de mise en scène les plus délicats, les plus subtils. Et qui se payent le luxe d'encapsuler l'essence du projet (d'aucuns diraient même, de la filmographie de Weerasethakul) : cette tension entre tradition et modernité thaïlandaises, indécise à la fois dans ce qui a été perdu et ce qu'elle cherche à ne pas perdre. Marchandage, ésotérisme, matérialisme, spiritualité, nationalisme, tant de thèmes condensés dans cet affrontement silencieux. Et le tableau n'est pas tout noir ou tout blanc, car au sein même de la première séquence (comme de la seconde), les oppositions, les indécisions, les doutes, les regrets sont déjà tous présents. Aucune réponse ni aucun jugement : avant tout le constat d'une évolution socio-culturelle hésitante, qui obéit à son peuple sans que celui-ci ait conscience des forces qu'il ébranle ou déploie.
Et donc Syndromes and a Century, c'est la démultiplication de mon couple d'exemples sur toute la durée d'un long-métrage. De nombreux tableaux corrélés sans insistance, riches d'interprétation malgré une parcimonie certaine d'effets de mise en scène. Un est tout, tout est un, chaque plan contient le film, mais c'est en allant jusqu'au bout que l'on prend le mieux conscience du tableau en filigrane depuis le départ. Une chronique aussi ethnologique que poétique, que j'ai envie d'oser appeler le Playtime de la Thaïlande.
Autrement, je me suis laissé emballer par mes préoccupations et mes interprétations, mais j'ai complètement occulté jusqu'ici la dimension biographique du projet, autant que les frontières floues entre les registres ; un film qui brise le quatrième mur de façon aussi désinvolte à peine arrivé au bout de son générique d'ouverture, ça ne passe tout de même pas inaperçu. Bref, vaste et labyrinthique projet que Syndromes and a Century, puits infini de songes opaques, qui trouvera pour seule limite l'énergie du spectateur à remonter des seaux et des seaux d'idées troubles et évanescentes.
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Dans la première moitié de Syndromes and a Century, au cours d'une de ces séquences faussement incidentes dont Weerasethakul s'est fait le chantre, un brave luron fait la découverte d'une orchidée qu'il assure rarissime, censément une des fiertés nationales de la Thaïlande, oubliée, incongrue, perchée sur un arbre quelconque, et dont les racines se dédoublent inélégamment car le lieu de pousse n'est pas idéal. Le botaniste décrit la plante avec un sourire malicieux, après quoi le possesseur de l'arbre demande la somme qu'il pourrait en récupérer, ou bien si ce serait pas une chouette idée d'offrir la chose à sa femme, ou bien s'il serait pas en train de se faire entuber.
Dans la seconde partie, après avoir fait glisser sa caméra le long des couloirs agressivement aseptisés d'un hôpital dernier cri, Weerasethakul s'aventure dans les locaux techniques du bâtiment. Silence (ou sifflements) lorsqu'il braque sa caméra au plafond : une gaine métallique grise et sévère se sépare en deux conduits d'égale section. Le reste du plafond se découvre ensuite au plan, un enchevêtrement de tuyaux que le ballet chaotique rendrait presque organique. Une fine poussière de mystérieux travaux de démolition, ou serait-ce une langoureuse brume moite ? envahit la salle et la transforme en une serre minérale.
Deux séquences d'une minute chacune tout au plus, dont les parallèles se dégustent comme les vins de mise en scène les plus délicats, les plus subtils. Et qui se payent le luxe d'encapsuler l'essence du projet (d'aucuns diraient même, de la filmographie de Weerasethakul) : cette tension entre tradition et modernité thaïlandaises, indécise à la fois dans ce qui a été perdu et ce qu'elle cherche à ne pas perdre. Marchandage, ésotérisme, matérialisme, spiritualité, nationalisme, tant de thèmes condensés dans cet affrontement silencieux. Et le tableau n'est pas tout noir ou tout blanc, car au sein même de la première séquence (comme de la seconde), les oppositions, les indécisions, les doutes, les regrets sont déjà tous présents. Aucune réponse ni aucun jugement : avant tout le constat d'une évolution socio-culturelle hésitante, qui obéit à son peuple sans que celui-ci ait conscience des forces qu'il ébranle ou déploie.
Et donc Syndromes and a Century, c'est la démultiplication de mon couple d'exemples sur toute la durée d'un long-métrage. De nombreux tableaux corrélés sans insistance, riches d'interprétation malgré une parcimonie certaine d'effets de mise en scène. Un est tout, tout est un, chaque plan contient le film, mais c'est en allant jusqu'au bout que l'on prend le mieux conscience du tableau en filigrane depuis le départ. Une chronique aussi ethnologique que poétique, que j'ai envie d'oser appeler le Playtime de la Thaïlande.
Autrement, je me suis laissé emballer par mes préoccupations et mes interprétations, mais j'ai complètement occulté jusqu'ici la dimension biographique du projet, autant que les frontières floues entre les registres ; un film qui brise le quatrième mur de façon aussi désinvolte à peine arrivé au bout de son générique d'ouverture, ça ne passe tout de même pas inaperçu. Bref, vaste et labyrinthique projet que Syndromes and a Century, puits infini de songes opaques, qui trouvera pour seule limite l'énergie du spectateur à remonter des seaux et des seaux d'idées troubles et évanescentes.