Sombre

un film de Philippe Grandrieux (1998)

vu le 9 juillet 2016 à l'Archipel

Transparence et opacité

Sombre est une proposition puissante et inédite, plutôt spontanée de la part de Grandrieux, mais que je rapprocherai tout de même d'un certain nombre d'auteurs contemporains : Claire Denis, Gaspar Noé, Lucile Hadzihalilovic, et puis un peu de Guiraudie (L'inconnu du lac) et Vincent Gallo (The Brown Bunny), mais pour les thèmes abordés plus que la finalité ; qu'on n'aille pas croire que j'encense une seule seconde The Brown Bunny. Du coup je n'aurais pas de mal à relier le bonhomme à l'officieux mouvement « New French Extremism ». Et je vois que d'autres s'en sont déjà chargé pour moi, en fait.

Je constate avec Sombre que Grandrieux est tout sauf avare en effets visuels, tremblés, rapprochés, flous, accélérés ; avec évidemment la sous-exposition qui parcourt l'ensemble du film. Là où j'étais moins préparé par le peu que j'avais lu à son sujet, c'est sur ses choix musicaux judicieux : non seulement au niveau des compositions originales, sorte de doom electro très à propos, mais aussi sur leur utilisation au sein du film, dans un ballet intra/extradiégétique particulièrement malin au regard de la mise en abyme qui motive le film.

Parce que, comme annoncé par le critique de Chro venu introduire la séance à l'Archipel, Sombre est parcouru par cette idée de ranimer en le spectateur l'enfant intérieur, celui directement émerveillé par le cinéma, malmené et passionné, submergé par les émotions sans avoir à passer par l'étape analytique propre à l'adulte. Sombre souhaiterait n'être rien de plus qu'un spectacle de Guignol, mais du coup pour adultes ; évidente raison pour laquelle Jean, le tueur de femmes suivi par la caméra, est rapidement, littéralement présenté comme un marionnettiste. Sans parcourir l'ensemble du film, dont la richesse métaphorique ne pourrait être qu'égratignée en trois-quatre paragraphes, je me contenterai de mettre en regard le parcours de Claire avec celui du spectateur : ensorcelée par Jean, l'avatar de Grandrieux, elle abandonne complètement sa pudeur originelle et se retrouve ballottée par ses pulsions, au défi de la raison qui lui imposerait d'avoir un peu plus de considération pour un certain viol, et jusqu'au stade où, à son tour, elle se retrouve à raconter des histoires à une habitante de HLM (qui lui répond avec une tragédie simple mais toute touchante, passage de témoin d'un cinéma radical vers une anecdote plus réelle, mais qu'avec un regard neuf on pourrait prendre avec autant d'empathie).

Ma dernière phrase excessivement longue est un symptôme des limites de Sombre : bien que j'apprécie le défi de l'appropriation d'une grammaire cinématographique pour être directement réceptif à ce que le réalisateur souhaitait exprimer, je ne peux pas m'empêcher de trouver impossible, ou du moins écrasant, le travail demandé par Grandrieux, qui consiste pour le spectateur à réconcilier un symbolisme d'initiés avec une réception sensorielle immédiate, sans ce fameux intermédiaire analytique. L'exigence est noble, ambitieuse et stimulante ; je suis moins sûr qu'elle soit réaliste, ou du moins que je puisse y répondre avant encore plusieurs années de cinéphilie qui serait versée à la fois dans la théorie artistique et les projets concrets les plus expérimentaux.

Je m'en souviendrai. Mieux que ça : je me rappellerai, même si Grandrieux ne l'a pas complètement mise au jour, qu'une part de moi, tapie dans l'ombre, se délecte de la sublime violence dont peut se parer la fiction.