Aux côtés de Volker Schlöndorff, Wim Wenders ou encore Rainer Werner Fassbinder, il est courant de voir Werner Herzog cité parmi les principaux représentants du Nouveau cinéma allemand. Très certainement, Herzog appartient à une génération d'auteurs profondément marquée par la reconstruction de l'Allemagne, et la diffusion de ses court-métrages de jeunesse coïncide avec la reconnaissance critique de ce cinéma émergent, mais son naturel nomade le démarquait d'emblée de ses compatriotes. Nonobstant la désignation fédératrice d'un mouvement artistique, il n'est qu'à moitié surprenant de découvrir que le premier long-métrage de Herzog, Signes de vie, achevé en 1968, développe un discours assez éloigné des considérations politiques et sociales qui ont remué la vieille Europe à la même époque.
En un sens, le cadre de Signes de vie détonne par sa réclusion tranquille et son indépendance d'esprit. Tourné sur l'île grecque de Kos, une poignée de kilomètres au large de la Turquie, il met en scène avec une candeur débonnaire l'occupation nazie qui a suivi la reddition italienne de 1943. Cet exil aux portes d'un continent qui souhaiterait avoir tourné la page des horreurs de la guerre a sans doute constitué un atout pour la production, mais c'est avant tout à l'atmosphère du film qu'il profite. Kos c'est l'affaire d'une journée de marche au milieu d'une croisière dans le Dodécanèse. Kos on a beau y construire quelques forts pour faire bonne mesure, c'était déjà un centre de vacances pour riches oisifs il y a deux mille ans. Au fil des siècles, Kos forme des médecins, Kos exporte du vin, Kos fabrique des robes, Kos se laisse envahir de temps en temps mais évite la violence avec une constance presque irritante. Kos semble toute entière tournée contre la notion d'action, et les personnages de Herzog vont en faire les frais.
Stroszek, blessé au combat, est éloigné du front. Le cœur sur la main, son supérieur lui offre un séjour tous frais payés au port de Kos, avec pour nouvelle mission la protection d'un fort où sont reléguées quelques caisses d'armes. La position est stratégique, mais les forces alliées sont à perpète, les natifs sont accommodants, le soleil est lourd et les journées trop longues : Stroszek et ses trois compagnons sombrent dans un désœuvrement corrosif. Que faire, que faire ? Traduire les inscriptions sur ces miettes de ruines grecques ? Élaborer un complexe piège à cafards ? Faire une ronde sur les sentiers des reliefs avoisinants ? Maigres distractions, d'une vanité souvent évidente, qui ramènent inéluctablement et avec toujours un peu plus d'insistance à l'ennui initial. Stroszek, en apparence garde de la forteresse, est surtout prisonnier de l'île.
Tel le cafard dans son erlenmeyer, ou la mouche enfermée dans sa figurine creuse et plainte avec naïveté, Stroszek est non seulement condamné à tourner en rond entre quatre mers, mais il est aussi aveugle quant à la nocivité très concrète de sa situation. Partageant un théâtre de non-action et des soldats exténués par leur passivité, Signes de vie s'assimile pendant l'essentiel de sa première heure à une élongation alanguie de La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz. Le bastion de Kos est filmé dans un registre similaire de plans plutôt fixes, la caméra elle-même ayant perdu l'envie de se déplacer. L'accompagnement musical a par contre évolué, abandonnant les arrangements asiatiques arythmiques en faveur de compositions locales paisibles et un brin mélancoliques, renforçant par un paradoxe délicieusement insidieux le constat de l'impuissance des soldats face à la plénitude nonchalante de leur environnement.
Alors cependant que la garnison improvisée de Deutschkreutz s'abandonnait lentement à une folie partagée, exorcisée sans surprise avec une parodie d'échappée offensive, le scénario de Signes de vie isole spécifiquement le soldat Stroszek. La rupture est définitivement accomplie lors d'une scène mémorable. Blasés par le babillage grec incompréhensible d'un local rencontré au gré d'une ronde, Stroszek et le sanguin Meinhard traînent leur fatigue dans l'ascension d'une énième colline, dont le sommet finit par révéler une vallée remplie d'un nombre aberrant de moulins à vent. Stroszek, pris de convulsions, en proie au délire, agite son arme avec une belligérance quichottique, avant que la caméra transie ne s'abandonne à une rotation panoramique de plus d'une minute. Voilà déjà la « mise en scène de paysages » que Herzog n'aura de cesse d'affiner.
Pour Stroszek, les choses ne s'arrangent pas. Dépouillé de son ersatz de mission suite à l'incident des moulins, il est pris d'un nouvel accès de démence et boute ses compagnons hors de la forteresse. Mais la crise est cette fois irréversible : lancé dans un siège solitaire, il menace de faire sauter les munitions, et échoue pathétiquement à expliquer sa condition au cours de brèves et incohérentes négociations, avant que la caméra ne prenne du recul et ne le laisse à distance pour l'essentiel du dernier acte, fourmi risible s'agitant éperdument sur les remparts de son château de ruines. La mise en scène adopte en cela le point de vue des militaires qui tentent pragmatiquement, sans haine ni violence inutiles, de désamorcer cette situation dangereuse, ayant rapidement renoncé à interpréter le comportement du soldat séditieux.
Ainsi, la déambulation en quête de sens et de sensations a finalement payé, mais les signes de vie éponymes s'avèrent encore plus étouffants. Assailli par un trop-plein d'idées, il est impossible de déterminer si Stroszek a atteint un niveau de perception supérieur, ou si au contraire il a complètement perdu le sens des réalités. Sans doute les deux à la fois. En proie à une révolte universelle que même Camus aurait tenté de tempérer, il se met en tête de vaincre le soleil. Profitant de fusées d'artifices opportunément présentes dans la forteresse, sa lutte prend la forme d'éruptions pyrotechniques, floraisons de lumière lâchées dans une nuit d'encre. Verticales et éphémères, aussi affirmatives que désespérées, elles constituent une concrétisation en même temps qu'un exutoire aux visions surrationnelles du personnage. La séquence, mélancolique et magnifique, peut prétendre au titre de première vérité extatique révélée par Herzog, un graal cinématographique que je ne chercherai pas à définir plus vite que le réalisateur. Témoins d'une fierté fondamentale et d'une réalité indifférente irréconciliables, les fusées métaphysiques de Stroszek s'évanouissent fatalement dans le silence éternel de ces espaces infinis.
L'interprétation de Peter Brogle, avant qu'il soit nanifié et mis en quarantaine parmi les détails des plans larges, préfigure les collaborations avec Klaus Kinski. La comparaison est inévitable, vu que son personnage de Stroszek et, dans une moindre mesure, un Meinhard haut en couleurs, inaugurent la galerie de fortes têtes souvent désaxées qui contribuera à la réussite des fictions de Herzog. Le jeu de Brogle se distingue cependant par des sautes d'humeur et des gesticulations tourmentées qui convoquent les fantômes de l'expressionnisme allemand. Nul doute que le réalisateur a eu son mot à dire en faveur de cette approche anachronique, vis-à-vis de l'époque de l'action mais surtout des standards cinématographiques en vogue en 1968. Herzog se rit des modes ; il sait qu'emprunter au passé et aux mythes n'empêche aucunement d'être inventif et pertinent.
Seule ombre au tableau, le montage son laxiste introduit plusieurs silences de façon brutale et malaisée. Les expérimentations de la Nouvelle Vague française ont toutefois dû sonner comme une excuse acceptable aux oreilles du jury de la Berlinale, qui a accordé son Grand prix à Signes de vie, à peine dévalué par un triple ex-aequo rarissime. Plus gratifiante encore fut certainement la reconnaissance de la critique Lotte Eisner, mentor en devenir à qui Herzog s'était empressé d'envoyer une bobine. Auréolé de succès à 25 ans, cette longueur d'avance sur le commun des mortels ne sera pas prise comme une invitation à s'assagir, mais au contraire comme une opportunité pour réaliser des œuvres encore plus radicales.
Le blues du nazi
Aux côtés de Volker Schlöndorff, Wim Wenders ou encore Rainer Werner Fassbinder, il est courant de voir Werner Herzog cité parmi les principaux représentants du Nouveau cinéma allemand. Très certainement, Herzog appartient à une génération d'auteurs profondément marquée par la reconstruction de l'Allemagne, et la diffusion de ses court-métrages de jeunesse coïncide avec la reconnaissance critique de ce cinéma émergent, mais son naturel nomade le démarquait d'emblée de ses compatriotes. Nonobstant la désignation fédératrice d'un mouvement artistique, il n'est qu'à moitié surprenant de découvrir que le premier long-métrage de Herzog, Signes de vie, achevé en 1968, développe un discours assez éloigné des considérations politiques et sociales qui ont remué la vieille Europe à la même époque.
En un sens, le cadre de Signes de vie détonne par sa réclusion tranquille et son indépendance d'esprit. Tourné sur l'île grecque de Kos, une poignée de kilomètres au large de la Turquie, il met en scène avec une candeur débonnaire l'occupation nazie qui a suivi la reddition italienne de 1943. Cet exil aux portes d'un continent qui souhaiterait avoir tourné la page des horreurs de la guerre a sans doute constitué un atout pour la production, mais c'est avant tout à l'atmosphère du film qu'il profite. Kos c'est l'affaire d'une journée de marche au milieu d'une croisière dans le Dodécanèse. Kos on a beau y construire quelques forts pour faire bonne mesure, c'était déjà un centre de vacances pour riches oisifs il y a deux mille ans. Au fil des siècles, Kos forme des médecins, Kos exporte du vin, Kos fabrique des robes, Kos se laisse envahir de temps en temps mais évite la violence avec une constance presque irritante. Kos semble toute entière tournée contre la notion d'action, et les personnages de Herzog vont en faire les frais.
Stroszek, blessé au combat, est éloigné du front. Le cœur sur la main, son supérieur lui offre un séjour tous frais payés au port de Kos, avec pour nouvelle mission la protection d'un fort où sont reléguées quelques caisses d'armes. La position est stratégique, mais les forces alliées sont à perpète, les natifs sont accommodants, le soleil est lourd et les journées trop longues : Stroszek et ses trois compagnons sombrent dans un désœuvrement corrosif. Que faire, que faire ? Traduire les inscriptions sur ces miettes de ruines grecques ? Élaborer un complexe piège à cafards ? Faire une ronde sur les sentiers des reliefs avoisinants ? Maigres distractions, d'une vanité souvent évidente, qui ramènent inéluctablement et avec toujours un peu plus d'insistance à l'ennui initial. Stroszek, en apparence garde de la forteresse, est surtout prisonnier de l'île.
Tel le cafard dans son erlenmeyer, ou la mouche enfermée dans sa figurine creuse et plainte avec naïveté, Stroszek est non seulement condamné à tourner en rond entre quatre mers, mais il est aussi aveugle quant à la nocivité très concrète de sa situation. Partageant un théâtre de non-action et des soldats exténués par leur passivité, Signes de vie s'assimile pendant l'essentiel de sa première heure à une élongation alanguie de La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz. Le bastion de Kos est filmé dans un registre similaire de plans plutôt fixes, la caméra elle-même ayant perdu l'envie de se déplacer. L'accompagnement musical a par contre évolué, abandonnant les arrangements asiatiques arythmiques en faveur de compositions locales paisibles et un brin mélancoliques, renforçant par un paradoxe délicieusement insidieux le constat de l'impuissance des soldats face à la plénitude nonchalante de leur environnement.
Alors cependant que la garnison improvisée de Deutschkreutz s'abandonnait lentement à une folie partagée, exorcisée sans surprise avec une parodie d'échappée offensive, le scénario de Signes de vie isole spécifiquement le soldat Stroszek. La rupture est définitivement accomplie lors d'une scène mémorable. Blasés par le babillage grec incompréhensible d'un local rencontré au gré d'une ronde, Stroszek et le sanguin Meinhard traînent leur fatigue dans l'ascension d'une énième colline, dont le sommet finit par révéler une vallée remplie d'un nombre aberrant de moulins à vent. Stroszek, pris de convulsions, en proie au délire, agite son arme avec une belligérance quichottique, avant que la caméra transie ne s'abandonne à une rotation panoramique de plus d'une minute. Voilà déjà la « mise en scène de paysages » que Herzog n'aura de cesse d'affiner.
Pour Stroszek, les choses ne s'arrangent pas. Dépouillé de son ersatz de mission suite à l'incident des moulins, il est pris d'un nouvel accès de démence et boute ses compagnons hors de la forteresse. Mais la crise est cette fois irréversible : lancé dans un siège solitaire, il menace de faire sauter les munitions, et échoue pathétiquement à expliquer sa condition au cours de brèves et incohérentes négociations, avant que la caméra ne prenne du recul et ne le laisse à distance pour l'essentiel du dernier acte, fourmi risible s'agitant éperdument sur les remparts de son château de ruines. La mise en scène adopte en cela le point de vue des militaires qui tentent pragmatiquement, sans haine ni violence inutiles, de désamorcer cette situation dangereuse, ayant rapidement renoncé à interpréter le comportement du soldat séditieux.
Ainsi, la déambulation en quête de sens et de sensations a finalement payé, mais les signes de vie éponymes s'avèrent encore plus étouffants. Assailli par un trop-plein d'idées, il est impossible de déterminer si Stroszek a atteint un niveau de perception supérieur, ou si au contraire il a complètement perdu le sens des réalités. Sans doute les deux à la fois. En proie à une révolte universelle que même Camus aurait tenté de tempérer, il se met en tête de vaincre le soleil. Profitant de fusées d'artifices opportunément présentes dans la forteresse, sa lutte prend la forme d'éruptions pyrotechniques, floraisons de lumière lâchées dans une nuit d'encre. Verticales et éphémères, aussi affirmatives que désespérées, elles constituent une concrétisation en même temps qu'un exutoire aux visions surrationnelles du personnage. La séquence, mélancolique et magnifique, peut prétendre au titre de première vérité extatique révélée par Herzog, un graal cinématographique que je ne chercherai pas à définir plus vite que le réalisateur. Témoins d'une fierté fondamentale et d'une réalité indifférente irréconciliables, les fusées métaphysiques de Stroszek s'évanouissent fatalement dans le silence éternel de ces espaces infinis.
L'interprétation de Peter Brogle, avant qu'il soit nanifié et mis en quarantaine parmi les détails des plans larges, préfigure les collaborations avec Klaus Kinski. La comparaison est inévitable, vu que son personnage de Stroszek et, dans une moindre mesure, un Meinhard haut en couleurs, inaugurent la galerie de fortes têtes souvent désaxées qui contribuera à la réussite des fictions de Herzog. Le jeu de Brogle se distingue cependant par des sautes d'humeur et des gesticulations tourmentées qui convoquent les fantômes de l'expressionnisme allemand. Nul doute que le réalisateur a eu son mot à dire en faveur de cette approche anachronique, vis-à-vis de l'époque de l'action mais surtout des standards cinématographiques en vogue en 1968. Herzog se rit des modes ; il sait qu'emprunter au passé et aux mythes n'empêche aucunement d'être inventif et pertinent.
Seule ombre au tableau, le montage son laxiste introduit plusieurs silences de façon brutale et malaisée. Les expérimentations de la Nouvelle Vague française ont toutefois dû sonner comme une excuse acceptable aux oreilles du jury de la Berlinale, qui a accordé son Grand prix à Signes de vie, à peine dévalué par un triple ex-aequo rarissime. Plus gratifiante encore fut certainement la reconnaissance de la critique Lotte Eisner, mentor en devenir à qui Herzog s'était empressé d'envoyer une bobine. Auréolé de succès à 25 ans, cette longueur d'avance sur le commun des mortels ne sera pas prise comme une invitation à s'assagir, mais au contraire comme une opportunité pour réaliser des œuvres encore plus radicales.