Shoah

un film de Claude Lanzmann (1985)

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Le documentaire fleuve de Claude Lanzmann affiche nettement son ambition de constituer un témoignage historique essentiel. S'il est certain que Shoah balayera efficacement toute protestation négationniste, malgré ses dignes intentions, je dois avouer que je manque de motivation pour lancer la « seconde époque ». Le cinéaste conçoit l'Holocauste comme la pire tragédie de l'Histoire, et veut lui ériger ce monument aux morts filmique, qui entérinera son caractère absolu. Pour plus d'une raison, et sans chercher une seconde à amoindrir l'horreur et le mal causés, je remettrai en question cette entreprise.

Sur le plan idéologique d'abord : quid de l'esclavagisme ? du stalinisme ? du maoïsme ? d'exactions en Asie du Sud-Est, en Afrique ? Avec une telle logique comparative, il serait aussi nécessaire d'évaluer les souffrances physiques et psychologiques induites par le néolibéralisme, par le patriarcat... L'exercice quantitatif tourne à l'absurde : le mal est fait, et il n'y a aucun sens à tenir un concours des pires travers de l'humanité.

Sur le plan rhétorique ensuite : depuis la fin de la première heure, bien que la caméra voyage, les témoignages s'égrènent avec des similarités évidentes. C'est peu structuré, ça n'est pas machiavélique, mais ça n'en reste pas moins du bourrage de crâne. Que les raisons derrière soient bonnes ou non, il me semble qu'il ne faut pas se mentir là-dessus. Et la combinaison de mes cours d'histoire de troisième avec d'innombrables films, de fiction ou non, m'empêche de trouver un intérêt à m'y soumettre jusqu'au bout.

La longueur gargantuesque de Shoah est une arme redoutable. Elle permet au film de s'imposer dans tous les cas. Soit par K.O., pour les spectateurs qui cesseront de s'interroger sur la démarche pédagogique et se soumettront à la litanie des témoignages. Soit par forfait, pour les autres que la longueur effraierait dès le départ, ou bien qui refuseraient délibérément de se soumettre à ce projet dans son intégralité, et verraient leur avis décrédibilisé. Que ne m'a-t-on trop ânonné qu'arrêter un film m'interdisait de le juger...

Lanzmann est tout à fait conscient de son pouvoir de manipulation, qui ne concerne pas que la longueur du montage final. Il répète fréquemment les questions qu'il adresse à ses témoins, joue parfois l'idiot, et fait aussi répéter certaines réponses, pour pousser ses témoins dans des retranchements émotionnels. Victimes ou complices, il fait à peine la différence : tout au plus les premiers auront-ils droit à une main réconfortante sur l'épaule, tandis que les seconds seront toisés d'une réplique ironique, condescendante et discrètement dégoûtée...

Ainsi le metteur en scène tend à rester effacé au cours des premiers entretiens, mais sur la durée, il assume peu à peu un espace et un rôle devant la caméra. Et les témoins ressemblent de plus en plus à des outils que Lanzmann malaxe jusqu'à obtenir ce qu'il souhaitait avant même de les rencontrer. Shoah se confronte à des faits historiques, avérés, mais il faut voir que le nombre et le mode des entretiens ne construisent qu'une objectivité de façade. C'est une histoire de victimes, qui reste écrite par les vainqueurs.

...ce qui, intrinsèquement, n'est pas un reproche ! Non seulement parce qu'il est difficile de faire autrement, mais surtout parce que les documentaires n'échappent jamais aux intentions de leur réalisateur, et qu'il n'y a rien à reprocher au fait d'être partisan. Shoah n'est gênant que parce qu'il martèle son contenu. D'ailleurs le diptyque de Joshua Oppenheimer sur les massacres anti-communistes en Indonésie entre 1965 et 1966 montrait très bien qu'avec moitié moins de temps, il reste possible de documenter les atrocités passées, tout en s'interrogeant sur le devoir de mémoire, en donnant un aperçu de l'impact psychologique sur les rescapés et les tortionnaires, en contestant le statu quo social contemporain, et même en montant un modeste spectacle musical.

Bref, la morale est aussi simple que ça : il ne faut pas confondre longueur et sérieux.