Sherlock

une série de Mark Gatiss, Steven Moffat (2010)

Nombrilesque

(Critique écrite suite à la saison 3 ; elle ne reflète pas les pensées plutôt positives que j'ai pu avoir pour les 1 et 2.)

La série Sherlock diffusée sur la BBC mérite amplement d'être qualifiée de phénomène. Adaptation contemporaine des aventures du personnage de ce brave Sir Arthur Conan Doyle, elle a reçu de nombreuses récompenses et possède un très large public, malgré la diffusion de tout juste 9 épisodes en trois ans (et demi). Les audiences UK talonnent les déjà fort populaires Doctor Who et Downton Abbey, mais la renommée grandissante des acteurs Benedict Cumberbatch et Martin Freeman a généré une visibilité internationale probablement inégalée jusqu'ici. Après 3500 votes de spectateurs, le dernier season finale diffusé avant-hier affiche une note mirobolante de 9,7/10 sur IMDb. Bref, la presse a des larmes d'extase aux yeux et le monde entier kiffe sévère.

Cette année, moi j'ai trouvé ça naze. Je suis d'avis que Mark Gatiss et Steven Moffat, showrunners et scénaristes principaux, se sont roulés fièrement dans la paresse et la médiocrité. Je m'explique ci-dessous, de la forme vers le fond. Spoilers ahead.

La frénésie sans fondement de l'image

La réalisation visuelle de Sherlock ne manque pas de caractère, mais au cours de la dernière saison un bon nombre d'habitudes sonnaient terriblement creux. Pourquoi ces flous à répétition dans les plans, comme si les caméras ne savaient plus mettre au point que sur deux centimètres de champ ? Pourquoi ces reflets qui traînent ici et là et polluent les (bons) jeux des acteurs ? Pourquoi tant de ralentis, tant de gros plans ? La scène de course à moto dans le 3x01 est un paroxysme écœurant d'effets maniérés et tout à fait inutiles. Et que dire des inserts de texte frénétiques, qui venaient autrefois compléter de façon créative les pensées d'un Sherlock moderne, mais qui sont aujourd'hui des gimmicks dénués de tout charme : le pléonasme grandiose des « Liar » qui dansent autour de Mary, les observations de Magnussen sur Watson et Mrs Hudson qui nous narguent pour une demi-seconde à l'écran, les « pressure points » de Sherlock qui défilent dans un grossier artifice (les scénaristes en sont juste allés chercher 6 différents et les ont répétés très vite, on y croit)... Autant d'effets qui visent à donner l'impression d'une série énergique et subtile, mais le voile qui cache la cruelle absence de sens n'est pas bien épais. Et par-dessus ça, c'est même pas joli : zéro complet.

La chronologie gratuitement non-linéaire

Dans son utilisation excessive d'une chronologie non-linéaire, je trouve que la série étouffe les personnages, les empêche de gagner en épaisseur, et nous prive d'un potentiel d'empathie énorme. Par exemple, à quoi ça rime, d'entrecouper la scène de confession de Mary à Baker Street avec le passage, plusieurs mois après, où John accepte de faire table rase du passé ? Déjà l'impact émotionnel est limité par la volonté de faire tenir toutes ces intrigues en trois épisodes, mais alors cette construction tue définitivement toute compassion susceptible d'apparaître. Encore une fois au profit des apparences, pour une série qui veut s'afficher plus intelligente qu'elle ne l'est vraiment.

La culture industrielle du twist

Cette année particulièrement, Sherlock a abreuvé ses spectateurs de retournements de situation plus ou moins invraisemblables. Nettement plus que moins, il me semble, mais apparemment c'est l'ingrédient à la mode et le public en redemande toujours et encore, la bave aux lèvres : qu'importe la crédibilité de la chose, désormais le twist se gobe sans qu'il y ait besoin de le juger. Non mais sérieusement, Janine qui se trouve être secrétaire de Magnussen ? Mary qui apparaît de nulle part et abat Sherlock ? Mary qui a en fait visé pile pour que Sherlock chatouille la mort et revienne tranquillou cinq minutes plus tard ? Magnussen qui a des capacités identiques à Sherlock ? Moriarty qui débarque pour les dernières secondes ? Faudrait arrêter de se moquer du monde, déblatérer un peu moins de bêtises, se rappeler qu'une histoire n'est pas une usine à twists.

Une intrigue artificielle

Pour moi, la surprise finale n'était pas tant de voir Moriarty revenir : c'était plutôt le fait de comprendre que les scénaristes n'avaient pas de scrupules à paresser cette année, dans la mesure où c'est juste un interlude entre deux saisons consacrées au grand Moriarty que tout le monde il aime trop. Conception assez triste de l'esprit d'une série, si vous voulez mon avis, qui consiste à faire tourner le moteur à vide parce qu'on démarrera l'année suivante et puis ça suffira. Notre bad guy est un clône de Sherlock qui n'a pas d'autre back story qu'avoir voulu brûler John (pour de faux bien sûr) ? Pas grave, on n'en parlera plus l'an prochain. Mary est en fait une tueuse, mais c'est la faute de John qui est irrésistiblement attiré par les psychopathes ? Pas grave, ils auront globalement une tête de joli couple l'an prochain, à la limite l'un des deux pourra servir d'otage à Moriarty. Sherlock reçoit une balle presque à bout portant et a l'air presque mort ? Pas grave, on va le faire parler assez longtemps pour que les gens avalent les explications de sa survie miraculeuse, et puis on pourra même lui refiler un peu de morphine ensuite. Etc, etc.

Des personnages figés

Quelle tristesse, d'avoir deux grands noms en tête d'affiche mais de toujours les faire jouer le même rôle. Pire : de les empêcher de grandir, avec Janine et Marie qui se révèlent être essentiellement des objets de l'histoire. La saison est parsemée d'ellipses, maigres justifications qui permettent entre autres de sauter du moment où John a la haine contre Sherlock à celui où son pote de toujours joue les garçons d'honneur à son mariage. Brillante continuité, vraiment. Ne parlons surtout pas de Lestrade ou Mrs Hudson, qui pourraient tout aussi bien débarquer de l'épisode pilote qu'on n'y verrait aucune différence. Pour moi, par rapport à un film, une série doit tirer profit de sa longueur et jouer avec son équipe. De ce point de vue-là, Sherlock subit une écriture schizophrène qui nuit clairement à sa qualité. Vouloir conjuguer une histoire bringuebalée par ses retournements avec des personnages sans passif émotionnel, c'est évident que ça ne peut pas marcher. Après, peut-être que certains apprécient que la dynamique globale n'ait guère changé depuis 2010 ; moi je ne parviens pas à me satisfaire de cet immobilisme incohérent.

La couverture du fan service

Pour terminer, j'ai la sensation que Moffat et Gatiss tentent de s'attribuer les faveurs des spectateurs et voudraient faire oublier les faiblesses de leur histoire en flattant peu subtilement certains egos. Si l'intervention du fan-club de Sherlock était un plaisant clin d'œil dans l'introduction du 3x01, elle était un peu moins divertissante lors de la deuxième théorie (qui tourne à la fan fiction homo-érotique absurde) et franchement plus du tout au moment de la troisième. À ce stade, ne pas proposer de solution convaincante, c'est frustrer les spectateurs en même temps qu'avouer son impuissance à expliquer ce qui a pu se passer. Et la question du « comment » ne doit pas occulter celle du « pourquoi », qui est sans doute le plus gros scandale de cette année (John devait être traité différemment des 200 personnes qui savaient que son meilleur pote s'en était sorti ? mais bien sûr). Bref, et puis faire revenir les geeks dans de petits rôles pour le 3x03, révéler l'improbable retour du Moriarty qui avait explosé à l'écran lors de la saison 2... Ça sonne faux, faux, faux.

J'en conclus donc que deux bons acteurs et quelques paillettes suffisent à la réussite d'une série. Ce qui rend encore plus difficile de fermer les yeux sur des défauts flagrants, liés à la difficulté de gérer un format de diffusion si compressé. Et alors que d'autres séries continuent discrètement leur chemin, sans la même reconnaissance mais avec une qualité incomparablement meilleure. Après, si je souhaite quelque chose, c'est bien que Sherlock retrouve de bonnes bases pour sa quatrième saison. À dans un an. Ou deux ?