Rester vertical

un film de Alain Guiraudie (2016)

vu le 27 août 2016
au MK2 Odéon (côté Saint-Germain)

Petite pilule bleue

Guiraudie ouvre la rentrée cinématographique avec un objet délicieusement étrange. D'un côté, tout est fait pour désorienter le public. Bien que les scènes se succèdent dans une progression nettement à sens unique, les pistes sont brouillées dans le temps aussi bien que dans l'espace. Rester Vertical ne rechigne pas à montrer des trajets en voiture ou en barque, mais ailleurs, n'hésite pas non plus à opérer des ellipses brutales de plusieurs mois, sans que la moindre logique émerge jamais. Même chose pour les lieux : le personnage principal saute de Brest à la Lozère à encore ailleurs comme si aucune distance n'existait, parfois en passant par la route, parfois non, avec des pauses aléatoires dans des lieux qui gagnent d'autant plus en mystère, qu'il s'agisse d'une hutte chamanique ou simplement de la maison d'un vieil homme.

Le spectateur, en mal de repères narratifs, se voit contraint beaucoup plus vite que d'habitude d'évaluer le scénario en termes moraux. Guiraudie double alors d'effort pour confronter chaque sensibilité sur ce terrain miné, avec la mise en scène de situations qui n'échapperont pas à la controverse. (Spoilers dans la suite.) Car s'il fait la part belle aux séquences calmes, parfois plongées dans une obscurité à la limite de l'absence d'image, pourtant il n'y va pas par quatre chemins pour représenter un accouchement, un suicide assisté par la baise (oui oui), ou les ravages sanguinolents des loups. À mes yeux, loin de manufacturer du choc inutile, Guiraudie nous confronte à ce qui ne se représente pas, ce qui est tabou, pour nous encourager à envisager le monde au-delà de certaines conceptions fantasmées, et au-delà des raccourcis sensationnalistes, moralistes et accusateurs dont peuvent se délecter les médias. Le texte de Shania Wolf pèse bien le sujet, je conseille sa lecture !

Plus globalement, j'aurais tendance à assimiler Rester Vertical à un rêve personnel de Guiraudie, un auto-portrait barré dans un monde un poil alternatif. Il y a le producteur qui court après Léo pour un scénario (et une irruption physique dans le film proprement absurde, qui n'est pas sans rappeler l'huissier timbré de La loi de la jungle !), les lieux et les époques distordues, l'attaque des sans-abris grotesque et surréaliste, les personnages qui apparaissent de manière sans cesse plus inattendue...

Mais c'est surtout le personnage de Léo et sa sexualité réprimée qui m'ont interpellé. En fait, pour moi, les quatre mecs forment un seul et même personnage, en conflit avec des relations hétéronormées. Attirés mais rejetés par des hommes plus jeunes qu'eux, ils trouvent d'ailleurs un genre de réconciliation avec eux-mêmes en sautant une génération : Yoan/Jean-Louis, Léo/Marcel. La filiation est une préoccupation essentielle, mais l'accomplissement sexuel (d'ailleurs pas toujours lié à la notion de plaisir) est aussi un enjeu onirique par excellence.

Cause et conséquence de cette peur du rejet, Léo est représenté comme un homme en fuite du présent et bloqué dans le passé. Sa Laguna, citée explicitement par Marcel (ou était-ce Yoan ?), s'oppose à la Citroën clinquante des services sociaux terre-à-terre. Léo écrit son scénario sur un MacBook, mais pas le modèle slim sexy actuel, non, plutôt le mini-tank du début des années 2000. Marcel, dont il prend d'ailleurs la place, se plonge régulièrement dans les "Pink Floyd" ; bien que les sonorités psychédéliques fassent directement référence au groupe mythique, il s'agit en réalité de Wall of Death, un duo parisien contemporain.

Et puis le loup. La bête mythique, primale, majestueuse, que Marie dépeint au début de l'aventure comme un graal inatteignable pour Léo, archétype d'intello urbain malgré lui, de la même façon que le cinéma a éloigné Guiraudie de son Aveyron natal. Le loup, qu'il va finir par vouloir pourchasser avec la même ferveur que son aîné Jean-Louis. Une obsession latente, un complexe d'orgueil, qui le motive à revendiquer ses origines et prouver sa dignité, quels que soient ses accomplissements ultérieurs. Il faut étouffer sa peur, lui tordre le cou, et faire face aux virages bizarres de la vie. Tirer sa force de ses racines, sans se laisser corrompre par leur gravité. Rester vertical, serait-ce vieillir sans regret ?