C'est auprès d'un vieux sage qu'on apprend à faire des grimaces
La Danza de la realidad, retour inespéré d'Alejandro Jodorowsky au cinéma après deux décennies d'obstacles financiers, voyait le réalisateur culte entamer l'adaptation de ses mémoires. Prolongement naturel de ce projet autobiographique, Poesía sin fin dresse le portrait d'un conteur qui a tourné la page des violents éclats surréalistes de son début de carrière, au profit d'un dialogue apaisé avec le spectateur. L'heure n'est plus à l'ésotérisme cryptique, mais que personne ne s'attende pour autant à une veillée mortuaire silencieuse ! Pour Jodorowsky, le travail testamentaire ne consiste aucunement en la momification narcissique de son parcours artistique, aussi palpitant et hétéroclite fût-il. Au contraire, à cœur ouvert, il soumet ses choix à l'approbation de l'audience, et affiche sans fard sa volonté de partager des leçons de vie.
Prenant pour scène la capitale chilienne au tournant des années 50, Poesía sin fin accompagne un Alejandro fraîchement sorti de l'adolescence, à la rencontre de ses premiers amis artistes, de sa prose bourgeonnante, de son amour de jeunesse enfin. La réalité maquillée avec douceur et malice, s'abreuvant d'anecdotes fantasques, lui permet d'exprimer son émancipation bohème sur un ton léger et engageant. Ce penchant à embellir et mythifier le passé, dont ses interventions dans le documentaire Jodorowsky's Dune témoignaient récemment, se démarque amplement d'une réécriture de propagande. Non seulement Jodorowsky ne tait pas son attitude occasionnellement veule et égoïste, tout maladroit qu'il ait pu être dans cet état de liberté inédit, mais surtout le prisme de la légende lui permet de composer un récit dramatique, frappant, qui appelle moins l'admiration que l'empathie et l'introspection.
Si l'exorcisme du père réprobateur relève d'une quête personnelle, quoique répandue, en tout cas les considérations autour du statut de l'Artiste s'adressent-elles à un très vaste public. Jodorowsky, en substance, ne brandit guère plus que son droit de vivre indépendamment des attentes qui portent sur lui. Un principe aussi élémentaire que compliqué à mettre en œuvre, auquel se rapportent à la fois le rejet des réunions de famille hypocrites, la frustration d'être accusé d'homosexualité quand on s'éprend de littérature, la contestation politique suite à la réélection de l'autoritaire Ibáñez, ou encore la vénération d'une muse érotique et criarde. Cette revendication est d'autant plus offerte à chacun, que les responsables de l'antagonisme social sont rarement diabolisés : portés par des silhouettes anonymes, somnolentes, indolentes, éméchées ou masquées, les préjugés que Jodorowsky voudrait désamorcer relèvent, non de la malveillance délibérée, mais de l'erreur inconsciente.
La même rébellion pacifique et candide souffle sur la mise en scène, pour des résultats plus inégaux. Conforté dans sa popularité persistante à la sortie de La Danza de la realidad, mais cherchant sans doute à s'épargner les difficultés de nouvelles tractations budgétaires, Jodorowsky a accepté que son équipe de production mène deux campagnes successives de crowdfunding. Kickstarter et Indiegogo leur ont ainsi permis de lever près d'un million de dollars, une somme de l'ordre de grandeur des meilleures réussites américaines, impressionnante pour un artiste moyennement populaire, mais qui reste en-deçà de ses ambitions créatives, ou du moins des capacités dont il a fait preuve par le passé. Face aux intérieurs étriqués et chichement décorés, aux costumes un peu fades, ou à la procession carnavalesque en manque de figurants, difficile de ne pas regretter l'opulence débridée de La Montagne sacrée et de Santa Sangre. Cependant le scénario intime, marié à l'aspect familial de la production (Alejandro ayant grandement collaboré avec ses fils Adan et Brontis, ainsi que sa femme Pascale Montandon-Jodorowsky), atténue la déception de ne pas redécouvrir un auteur au summum de son expression.
Alejandro Jodorowsky crée pour vivre, vit pour créer. Absorbé dans la contemplation de cette impulsion spontanée et de ses conséquences, Poesía sin fin néglige peut-être de peindre un autre accomplissement qu'un hédonisme artistique à la portée limitée, mais il s'agit sans nul doute d'un reflet sincère et profond de la pensée de son réalisateur. Quant à l'injonction de s'exprimer au mépris des conventions, et en accord avec soi-même, elle a rarement été formulée de façon aussi authentique et touchante.
C'est auprès d'un vieux sage qu'on apprend à faire des grimaces
La Danza de la realidad, retour inespéré d'Alejandro Jodorowsky au cinéma après deux décennies d'obstacles financiers, voyait le réalisateur culte entamer l'adaptation de ses mémoires. Prolongement naturel de ce projet autobiographique, Poesía sin fin dresse le portrait d'un conteur qui a tourné la page des violents éclats surréalistes de son début de carrière, au profit d'un dialogue apaisé avec le spectateur. L'heure n'est plus à l'ésotérisme cryptique, mais que personne ne s'attende pour autant à une veillée mortuaire silencieuse ! Pour Jodorowsky, le travail testamentaire ne consiste aucunement en la momification narcissique de son parcours artistique, aussi palpitant et hétéroclite fût-il. Au contraire, à cœur ouvert, il soumet ses choix à l'approbation de l'audience, et affiche sans fard sa volonté de partager des leçons de vie.
Prenant pour scène la capitale chilienne au tournant des années 50, Poesía sin fin accompagne un Alejandro fraîchement sorti de l'adolescence, à la rencontre de ses premiers amis artistes, de sa prose bourgeonnante, de son amour de jeunesse enfin. La réalité maquillée avec douceur et malice, s'abreuvant d'anecdotes fantasques, lui permet d'exprimer son émancipation bohème sur un ton léger et engageant. Ce penchant à embellir et mythifier le passé, dont ses interventions dans le documentaire Jodorowsky's Dune témoignaient récemment, se démarque amplement d'une réécriture de propagande. Non seulement Jodorowsky ne tait pas son attitude occasionnellement veule et égoïste, tout maladroit qu'il ait pu être dans cet état de liberté inédit, mais surtout le prisme de la légende lui permet de composer un récit dramatique, frappant, qui appelle moins l'admiration que l'empathie et l'introspection.
Si l'exorcisme du père réprobateur relève d'une quête personnelle, quoique répandue, en tout cas les considérations autour du statut de l'Artiste s'adressent-elles à un très vaste public. Jodorowsky, en substance, ne brandit guère plus que son droit de vivre indépendamment des attentes qui portent sur lui. Un principe aussi élémentaire que compliqué à mettre en œuvre, auquel se rapportent à la fois le rejet des réunions de famille hypocrites, la frustration d'être accusé d'homosexualité quand on s'éprend de littérature, la contestation politique suite à la réélection de l'autoritaire Ibáñez, ou encore la vénération d'une muse érotique et criarde. Cette revendication est d'autant plus offerte à chacun, que les responsables de l'antagonisme social sont rarement diabolisés : portés par des silhouettes anonymes, somnolentes, indolentes, éméchées ou masquées, les préjugés que Jodorowsky voudrait désamorcer relèvent, non de la malveillance délibérée, mais de l'erreur inconsciente.
La même rébellion pacifique et candide souffle sur la mise en scène, pour des résultats plus inégaux. Conforté dans sa popularité persistante à la sortie de La Danza de la realidad, mais cherchant sans doute à s'épargner les difficultés de nouvelles tractations budgétaires, Jodorowsky a accepté que son équipe de production mène deux campagnes successives de crowdfunding. Kickstarter et Indiegogo leur ont ainsi permis de lever près d'un million de dollars, une somme de l'ordre de grandeur des meilleures réussites américaines, impressionnante pour un artiste moyennement populaire, mais qui reste en-deçà de ses ambitions créatives, ou du moins des capacités dont il a fait preuve par le passé. Face aux intérieurs étriqués et chichement décorés, aux costumes un peu fades, ou à la procession carnavalesque en manque de figurants, difficile de ne pas regretter l'opulence débridée de La Montagne sacrée et de Santa Sangre. Cependant le scénario intime, marié à l'aspect familial de la production (Alejandro ayant grandement collaboré avec ses fils Adan et Brontis, ainsi que sa femme Pascale Montandon-Jodorowsky), atténue la déception de ne pas redécouvrir un auteur au summum de son expression.
Alejandro Jodorowsky crée pour vivre, vit pour créer. Absorbé dans la contemplation de cette impulsion spontanée et de ses conséquences, Poesía sin fin néglige peut-être de peindre un autre accomplissement qu'un hédonisme artistique à la portée limitée, mais il s'agit sans nul doute d'un reflet sincère et profond de la pensée de son réalisateur. Quant à l'injonction de s'exprimer au mépris des conventions, et en accord avec soi-même, elle a rarement été formulée de façon aussi authentique et touchante.