Personal Shopper récompensé pour sa mise en scène à Cannes, qui m'explique ? C'est pour avoir inséré un fantôme gribouillis numérique dans un film d'auteur ? Pour avoir monté une demi-heure d'un écran d'iPhone ? Ou bien pour avoir capturé Kristen Stewart en topless sur grand écran (on a tous oublié On the Road, ouf) ? Quels succès éclatants !
J'ai la moquerie facile, mais je pense vaguement repérer ce que le jury de Miller a vu de particulier là-dedans : les nombreux mouvements d'humeur et de genre, les transitions entre thriller fantastique, thriller intimiste, thriller psychologique, thriller horrifique, thriller criminel, thriller érotique, et puis drame familial (c'est ça d'être français). Et effectivement, les bonds d'une scène à l'autre ne choquent pas, le scénario parvient à se dérouler cahin-caha dans cet exercice polyglotte.
Seulement ça n'a rien d'un triomphe grandiloquent à la Cloud Atlas : au lieu d'en sortir grandi, on a plus l'impression que le scénario survit à sa mise en scène. Et Assayas, concentré sur ses ambiances, les laisse baver sur ses thèmes (fantômes, technologie, argent, célébrité, travail, art...) au point qu'ils s'émoussent les uns les autres dans une confusion hébétée, et perdent leurs raisons d'être explorés. Voilà que paraît se profiler l'identité de Personal Shopper, non sans paradoxe : le film s'attache à brouiller tout ce qui pouvait constituer cette identité. Pourtant il tient debout, il flotte, il inquiète, il est ridicule, il interroge, il ne répond pas. Il trimbale sa substance irréductible et cohérente en dépit de son absence d'intention. Il existe.
J'aime ce rare frisson qui naît de la compréhension d'un réalisateur un peu abscons, alors que je le trollais dix minutes plus tôt. Maintenant que je l'ai écrit, sans même faire attention au champ lexical que je dessinais, c'est assez clair : Assayas cherchait à faire un film fantôme. Présent mais parasite plutôt que pertinent, irrégulièrement tangible, évocateur mais évanescent. L'ellipse scandaleuse de la scène d'hôtel, spatiale plus que temporelle, c'est le film qui enclenche définitivement sa transition vers sa disparition, vers sa fin : il perd les pédales, s'égare dans le hall, fait s'ouvrir des portes coulissantes qui ne peuvent appeler que des interprétations grossièrement incertaines, voire volontairement disjointes, par rapport à la rencontre violente que l'on imagine se jouer à l'étage. Incapable de réinvestir le champ de l'action, il ne peut qu'attendre que le sujet vienne à lui depuis l'ascenseur, et dans une rotation paralysée, observe sa sortie de l'hôtel, sa capture déroutante, puis sa fuite dans le hors-champ. À peine hors du cadre, car les murs de l'hôtel occultent un tiers de l'espace extérieur. Incertitude, impasse, le fantôme est rassasié même s'il n'a pas pu comprendre : dispersion dans un fondu noir.
Enfin quand Kristen Stewart s'adresse à la caméra, Is it just me?, avant d'être engloutie par cet unique et terminal fondu blanc, le procédé ressemble en surface à une rupture du quatrième mur, mais il faut surtout s'inspirer du changement de paradigme de dialogue qu'il évoque, et y voir le film qui s'adresse littéralement à lui-même. Il prend conscience qu'il n'est guère que le produit d'un petit malin qui s'amuse à casser des verres sans s'expliquer, à frapper des coups sourds sans signifier quoi que ce soit, à jouer d'une puissance injuste tout en restant inexplicable et arbitraire. En miroir, il prend aussi conscience de n'avoir été à son tour qu'un objet mystérieux et insensé soumis à l'examen de spectateurs perplexes qui n'ont rien à voir avec lui. Alors il se dit qu'il a mieux à faire ailleurs, et même s'il a un peu peur, il plonge dans la lumière.
La prochaine fois, je tâcherai de ravaler mes sarcasmes. Pas sûr que Personal Shopper accomplisse autre chose que la vaine excitation de cinéphiles maniaques, mais Assayas est un génial rigolo.
Ghost on the shelf
Personal Shopper récompensé pour sa mise en scène à Cannes, qui m'explique ? C'est pour avoir inséré un fantôme gribouillis numérique dans un film d'auteur ? Pour avoir monté une demi-heure d'un écran d'iPhone ? Ou bien pour avoir capturé Kristen Stewart en topless sur grand écran (on a tous oublié On the Road, ouf) ? Quels succès éclatants !
J'ai la moquerie facile, mais je pense vaguement repérer ce que le jury de Miller a vu de particulier là-dedans : les nombreux mouvements d'humeur et de genre, les transitions entre thriller fantastique, thriller intimiste, thriller psychologique, thriller horrifique, thriller criminel, thriller érotique, et puis drame familial (c'est ça d'être français). Et effectivement, les bonds d'une scène à l'autre ne choquent pas, le scénario parvient à se dérouler cahin-caha dans cet exercice polyglotte.
Seulement ça n'a rien d'un triomphe grandiloquent à la Cloud Atlas : au lieu d'en sortir grandi, on a plus l'impression que le scénario survit à sa mise en scène. Et Assayas, concentré sur ses ambiances, les laisse baver sur ses thèmes (fantômes, technologie, argent, célébrité, travail, art...) au point qu'ils s'émoussent les uns les autres dans une confusion hébétée, et perdent leurs raisons d'être explorés. Voilà que paraît se profiler l'identité de Personal Shopper, non sans paradoxe : le film s'attache à brouiller tout ce qui pouvait constituer cette identité. Pourtant il tient debout, il flotte, il inquiète, il est ridicule, il interroge, il ne répond pas. Il trimbale sa substance irréductible et cohérente en dépit de son absence d'intention. Il existe.
J'aime ce rare frisson qui naît de la compréhension d'un réalisateur un peu abscons, alors que je le trollais dix minutes plus tôt. Maintenant que je l'ai écrit, sans même faire attention au champ lexical que je dessinais, c'est assez clair : Assayas cherchait à faire un film fantôme. Présent mais parasite plutôt que pertinent, irrégulièrement tangible, évocateur mais évanescent. L'ellipse scandaleuse de la scène d'hôtel, spatiale plus que temporelle, c'est le film qui enclenche définitivement sa transition vers sa disparition, vers sa fin : il perd les pédales, s'égare dans le hall, fait s'ouvrir des portes coulissantes qui ne peuvent appeler que des interprétations grossièrement incertaines, voire volontairement disjointes, par rapport à la rencontre violente que l'on imagine se jouer à l'étage. Incapable de réinvestir le champ de l'action, il ne peut qu'attendre que le sujet vienne à lui depuis l'ascenseur, et dans une rotation paralysée, observe sa sortie de l'hôtel, sa capture déroutante, puis sa fuite dans le hors-champ. À peine hors du cadre, car les murs de l'hôtel occultent un tiers de l'espace extérieur. Incertitude, impasse, le fantôme est rassasié même s'il n'a pas pu comprendre : dispersion dans un fondu noir.
Enfin quand Kristen Stewart s'adresse à la caméra, Is it just me?, avant d'être engloutie par cet unique et terminal fondu blanc, le procédé ressemble en surface à une rupture du quatrième mur, mais il faut surtout s'inspirer du changement de paradigme de dialogue qu'il évoque, et y voir le film qui s'adresse littéralement à lui-même. Il prend conscience qu'il n'est guère que le produit d'un petit malin qui s'amuse à casser des verres sans s'expliquer, à frapper des coups sourds sans signifier quoi que ce soit, à jouer d'une puissance injuste tout en restant inexplicable et arbitraire. En miroir, il prend aussi conscience de n'avoir été à son tour qu'un objet mystérieux et insensé soumis à l'examen de spectateurs perplexes qui n'ont rien à voir avec lui. Alors il se dit qu'il a mieux à faire ailleurs, et même s'il a un peu peur, il plonge dans la lumière.
La prochaine fois, je tâcherai de ravaler mes sarcasmes. Pas sûr que Personal Shopper accomplisse autre chose que la vaine excitation de cinéphiles maniaques, mais Assayas est un génial rigolo.