Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures)

Loong Boonmee raleuk chat

un film de Apichatpong Weerasethakul (2010)

vu le 23 novembre 2016 au Grand Action

Il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences

Qu'on se dise qu'Oncle Boonmee ne cherche pas à faire penser autre chose, mais à faire penser autrement, et on cernera à la fois l'ampleur conceptuelle du projet, la prépondérance de la subjectivité dans l'expérience, et l'échec de la plupart des approches critiques (ce à quoi je n'aurai pas la prétention de vouloir échapper ce soir).

Oncle Boonmee, c'est la proposition d'un pur transfert de l'imaginaire, en coopération avec le cinéma. Le film montre avec plusieurs indices sa conscience de lui-même, du dispositif de projection, du rôle qu'il pourrait accomplir ; par exemple, projeter naturellement chaque spectateur dans le futur en lui révélant des "vies antérieures" qui vont l'enrichir. Et pur transfert de l'imaginaire, dans le sens d'un partage extrêmement intime d'une pensée globale qui imprègne à la fois l'univers onirique, ses personnages, et leur mise en scène.

Weerasethakul cherche moins que jamais à se faire le témoin de son pays : il est sa propre voix, qui s'est certes formée dans une culture thaïlandaise traditionnelle, mais a connu d'emblée le contraste d'une pensée occidentale presque rigoriste (via ses parents médecins), et n'a eu de cesse de s'affermir et de s'embellir au fil d'une carrière de cinéma sans compromis. Progrès qui doit sans doute beaucoup à une auto-analyse, à une prise de conscience de ce qu'il accomplissait, et a posteriori de ce qu'il visait ultimement. Il est rare qu'une Palme vienne récompenser un film "définitif", un "parachèvement" de cinéaste, mais Boonmee se prête comme rarement à ces appellations abusives.

Concrètement (et c'est dit non sans ironie, mais c'est bien ces points qui pour moi constituent le front de bataille du projet), Boonmee parle d'animisme, de perception du temps, de perception des autres, dans des positions qui jurent radicalement avec nos positions judéo-chrétiennes et aristotéliques. Je pique légèrement les mots de Jean-Michel Frodon intervenu après ma séance, mais ça me semble effectivement recouvrir ce que le film remet incidemment et catégoriquement en question : culte de la science, nécessité de la raison, culpabilité et souffrance dans la mort, conception irréconciliablement séparée de l'Autre, simultanéité du présent perçu par chacun, etc.

Voilà un film langoureux et rêveur, mais qui ne saurait mieux s'opposer à ce qualificatif de "contemplatif" attribué à tort et à travers. Pris avec passivité, Boonmee risque de tourner à l'expérience stérile et creuse. Au contraire, l'espace de pensée libéré par la mise en scène diffuse et paisible se doit d'être réinvesti par le spectateur pour palper les limites de sa propre conception de soi et du monde, pour affaiblir ses propres réticences à l'idée d'estimer sincèrement l'idéologie d'un individu différent, et finalement pour boire ne serait-ce que quelques gorgées de ce graal d'altérité.

N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'invoque l'ultime séquence : un partage intense et désintéressé, et aux répercussions finalement si intimes qu'il est susceptible de secouer toute une conscience autant qu'une out-of-body experience ?