Mise à mort du cerf sacré

The Killing of a Sacred Deer

un film de Yorgos Lanthimos (2017)

vu le 28 mai 2017
dans la salle du Soixantième, au Palais des festivals,
et le 24 décembre 2023

J'abandonne l'idée de vraiment rendre justice au quatrième long-métrage de Lanthimos, en lui accordant plusieurs heures de recherche et d'écriture... Mais si je ne devais retenir qu'un seul film de Cannes, ce serait celui-là.

L'ambition de Lanthimos, justement récompensée par un prix de scénario, est de replacer la tragédie antique dans un contexte esthétique ultra-moderne, au bord du futurisme. Redistribuant les rôles du mythe d'Iphigénie, il fait s'abattre une providence intraitable sur un couple de médecins et leurs deux enfants. Une seule règle narrative, divinement injuste, dont le caractère suprêmement arbitraire et ouvertement irréel désamorce toute velléité de sadisme, suffit à orchestrer l'intégralité des évènements.

Colin Farrell est un parangon de raison. Son environnement aseptisé, son refus pragmatique des bracelets de montre en cuir, son intonation sans relief (une performance remarquable pour un acteur qui ne m'avait jamais surpris auparavant), sont autant de manifestations de son rejet, délibéré ou non, de la dimension émotionnelle de la condition humaine. Et son pragmatisme va s'écrouler devant le premier obstacle qui échappe à son entendement.

C'est la parabole des spaghettis : tu pensais que ta façon de manger des pâtes était unique, mais tu découvres que tout le monde fait pareil. Tu te pensais au-dessus des tourments de la passion, capable de maîtrise sur toi-même, intouchable dans ton zen de citoyen moderne, érudit, civilisé. Mais la fatalité te ramène à cet emballement vulnérable et pathétique, à ce coeur universel, palpitant et anonyme, révélé dès le premier plan.

La grammaire visuelle, d'une géométrie féroce, voit sa régularité rompue dans la cave de la famille, zone psychanalytique de pulsions honteuses, geôle de bassesse réprimée. C'est là aussi que Lanthimos finit de renouer avec la radicalité cinématographique de Canine, celle qu'il avait mise en retrait dans The Lobster au profit d'une certaine farce américaine qui a mis en confiance les producteurs et le public. Peut-on filmer plus belle dévotion au cinéma, à la puissance d'évocation des images, qu'avec un garçon qui mord la chair de son bras à pleines dents, et la recrache avec désinvolture devant une caméra horrifiée pour revendiquer avec malice, gratuité, arrogance, orgueil, que "tout ça n'est qu'une métaphore" ?