Ma Loute

un film de Bruno Dumont (2016)

vu le 15 mai 2016
au MK2 Odéon, probablement côté Saint-Germain

Rencontre fortuite sur une table de dissection

Je déconseille à ceux qui n'ont pas vu le film de lire la deuxième moitié du texte, et à ceux qui aiment les critiques propres de lire les deux moitiés. Merci, bises.

Je ne suis pas formaliste dans le sens où je peux me contenter d'un film qui a tout misé sur une esthétique maniérée. Par contre, si la mise en scène fait preuve de suffisamment d'originalité, il y a de fortes chances que je sois interpellé. Et si le réalisateur transforme l'essai de ces explorations expérimentales en une comédie fantaisiste et hilarante, je ne trouve vraiment aucune raison de me plaindre. C'est ce qu'a fait Bruno Dumont avec Ma Loute, une sorte de P'tit Quinquin Origins qui (je vois les sceptiques hausser leur sourcil collectif) a le mérite d'être plus court, moins frustrant sans doute, un peu moins démonstratif aussi. On voudrait parler de gifle assénée à la comédie francophone, type La fille du 14 juillet ou Gaz de France, mais ne sachant pas si Dumont a dans le domaine des précédents autres que son P'tit Quinquin, je n'oserai pas en dire plus. En tout cas, en face de Ma Loute on a plutôt l'impression d'un gars au sommet de son art.

Je ne veux pas vendre le scénario qui, même s'il ne repose que vaporeusement sur son intrigue, réserve quelques surprises. Je pense préférable de découvrir les thèmes du film au fil de son déroulement, parce qu'ils sont plusieurs du genre à convoquer des images préconçues qui ne serviraient en définitive à rien dans l'appréciation. Je me contenterais juste de dire, pour faire un minimum de teasing, que ça me fait penser à une fusion de Quentin Dupieux, de Céline Sciamma et de Mike Leigh. Association improbable, absurde et brillante.

Raph. <3

C'est à moitié à contre-cœur que je déconstruis un peu ci-dessous l'humour et la spontanéité du film, mais si ça peut convaincre rien qu'une seule personne qu'il n'est ni creux ni facile, j'en serai comblé.

J'ai discuté du gros détective juste après la séance avec un comparse, qui objectait que c'était quand même assez pauvre, limite puant. Tout l'intérêt de l'humour du film (et non du film lui-même, j'en parlerai un peu en-dessous) repose sur la liaison entre le grotesque de bas étage et la finesse de mise en scène, à plusieurs niveaux. Je trouve très dommage de se braquer en disant que les gags de Dumont veulent faire rire de l'inspecteur parce qu'il est "juste" gros, alors qu'il déploit une vaste inventivité pince-sans-rire pour renouveler le running gag. Scène par scène, il y a après tout : les crissements physiquement incohérents de son costume, l'incertitude sur le fait qu'il tombe ou non, la roulade avec la caméra rapprochée, le plan large où on finit par réaliser que le gars est déjà tombé devant l'indice avant le début de la scène... Et j'en oublie. Et puis, bien sûr, il y a l'antithèse poétique et absurde de faire finalement voler le personnage. "Il ne tombera pas plus bas" auraient dit certains ; Dumont décide pour sa part qu'il ne tombera plus. Jusqu'au moment où un simulacre de conclusion est nécessaire pour clore le conte, bien sûr.

Quand je dis finesse à plusieurs niveaux, ça implique aussi le comique de geste que constitue la gymnastique corporelle surhumaine de Luchini, et celle faciale de la non moins méritante Binoche. Et ces trésors d'interprétation sont contre-balancés par les attitudes (à mes yeux) pas moins marquantes d'autres personnages, qu'il s'agisse des regards mystérieux de Billie, de l'impassibilité divine du père de Ma Loute, ou même des traits paisibles d'Isabelle après qu'elle a été touchée par la grâce. Le comique de mœurs lié à l'inceste ou au cannibalisme est tout aussi tordu par rapport à nos repères. Sur des sujets habituellement graves, Dumont se montre désinvolte et déstabilisant, il crée des mystères mais les résout avant qu'on ait commencé à se poser plus d'une question. Finalement, je trouve que penser que Dumont opte pour la facilité en travaillant avec un stéréotype du gros, c'est comme dire qu'il entretient des clichés sur un Nord incestueux ou bien cannibale : parce qu'il se montre en partie potache, il ne faut pas croire qu'il demande à ses spectateurs une hilarité aveugle. Comme il a au contraire du respect pour ses spectateurs, il leur fait confiance pour rire du stéréotype même, sans chercher à vainement crédibiliser ses idioties.

Quant aux autres dimensions du film, sans développer plus que ce que je me suis déjà permis, j'affirmerai d'une part que la dimension pastoral du film est très sous-estimée, que le travail sur les décors constitue une ode nordique exceptionnelle (que les bien-pensants ignoreront en vociférant que Dumont alimente le cliché incestueux), et d'autre part que, oui, j'ai ressenti de l'amour pour les personnages, pour André qui adore sa famille malgré les tonnes de préciosité dont il s'est affublé socialement, pour Billie et Ma Loute naturellement (les virages de ton pour leurs scènes sont assez spectaculaires, et qu'on aille me présenter un autre film aussi joli et respectueux envers un gender fluid !), pour l'Éternel qui veut vivre tranquillement ses traditions recluses et semble finalement le plus clairvoyant et acceptant envers Billie... Dumont réalise une comédie, une bluette fantaisiste, et ses personnages sont forcément plus instrumentalisés par rapport à des films à émotions. Mais ça ne l'a pas du tout découragé de développer une profondeur et des relations finalement assez peu communes pour ses différentes créations.

C'est beau, comme le dit Billie, et nettement pas normal, quoi qu'en dise Ma Loute.