The Imitation Game, The Theory of Everything, Selma, American Sniper, Foxcatcher : un coup d'œil aux nominations de la dernière cérémonie des Oscars suffit pour constater que, ces derniers mois, les américains pissent des biopics à tout-va, avec un niveau de succès global passablement blafard. Que personne ne me branche sur la macabre récupération Jobs, ni les antécédents The Butler ou 12 Years a Slave, ou bien je risquerais de devenir grossier. Par ailleurs, Bill Pohlad est un nom qui ne m'évoque absolument rien, sans doute un yes man engagé pour attirer dans les salles de vieux nostalgiques de la pop des 60s. En tout cas, que ce soit ou non le but du réalisateur, c'est clair et net celui des distributeurs français et de leur immonde addendum La véritable histoire de Brian Wilson des Beach Boys. Nonobstant, mon attachement à l'album Pet Sounds a fini par me faire signer pour une séance de ce Love & Mercy —mais c'est dire si je m'étais mentalement préparé à assister à une énième débâcle, au pire romancée, au mieux soporifique. Eh bien, j'avais tellement tort qu'il faudra m'excuser les notes d'euphorie qui parsèment les lignes ci-dessous.
Allons-y à l'énumération. Brian Wilson est joué vers ses 25 ans par Paul Dano, pommettes joufflues, regard fuyant, innocence géniale, une interprétation d'une fidélité et d'une richesse de tons totalement imprévisible. En parallèle, John Cusack campe une version quarantenaire du bonhomme avec un succès équivalent, un grand enfant toujours rêveur mais profondément traumatisé par plusieurs années de réclusion millimétrées par son thérapiste et tortionnaire privé, Eugene Landy. Dans ce rôle, Paul Giamatti est pareillement irréprochable : l'ambivalence du gardien, sauveur et geôlier du chanteur, est retranscrite par des changements de parlers et d'expressions faciales aussi fascinants que dérangeants. Face à lui, Elisabeth Banks incarne le frêle espoir d'une liberté retrouvée, et elle parvient à se détacher progressivement de sa condition de ressort scénaristique pour se révéler en définitive l'élément le plus indépendant de la galerie de personnages.
L'ambiance des deux époques entrelacées au fil du récit est retranscrite avec une efficacité équivalente. Une première introduction à base d'images granuleuses, de couleurs saturées et de plages californiennes projette de plein fouet dans l'avènement du psychédélisme. Quelques minutes plus tard, c'est la douche froide chez un concessionnaire Cadillac : grisaille des décors, costumes tirés à quatre épingles, coiffures disciplinées à la laque et au fouet, tout empeste le reaganisme réactionnaire du début des années 80. Le montage, savamment équilibré, parvient à faire coexister ces deux époques pourtant antithétiques, dont Inherent Vice constitue le pivot absent. Que Love & Mercy soit en mesure de chatouiller les talents de reconstitution des équipes de Paul Thomas Anderson inspire déjà un certain respect.
Toujours sans faire de vagues, mais avec une modestie et une aptitude exemplaires, la caméra dirigée par Pohlad accompagne avec brio les acteurs. La maîtrise se décèle dans les détails : un garde du corps parasite flouté dans l'arrière-plan du premier rendez-vous Brian/Linda, le visage penché de Giamatti qui obstrue avec précision celui de Banks pour se défouler sans aucune retenue contre Cusack, la symphonie de gros plans sur les couverts clinquants qui mettent Dano sur les nerfs, la démultiplication schizophrène des visages de Cusack dans un miroir derrière Banks, contrebalancée après quelques paroles apaisantes par un plan perpendiculaire sur un second miroir aux déformations moins dures... Un jeu de pistes intelligent et accessible qui évoque notamment le savoir-faire confiant déployé par Fincher et ses collaborateurs dans Gone Girl.
Il est particulièrement plaisant de constater que ce travail d'orfèvre déjà consacré (mais pas moins appréciable) est accompagné de quelques procédés plus aventureux. Love & Mercy tient à créer, et Pohlad a précisément conscience des ressources qui vont lui permettre d'innover : un accès inédit et généreux aux enregistrements des Beach Boys. L'approche se décline alors en deux hommages complémentaires. D'un côté, Paul Dano, imbibé de musique jusqu'à laisser le sentiment de vivre et de vibrer comme son modèle, anime des sessions studio de Pet Sounds avec une exactitude qui n'est pas loin d'avoir laissé pantois le Brian Wilson de 2015. Qu'il s'agisse des élans tour à tour lyriques ou maniaques du chanteur, ou bien des studios d'origine utilisés par l'équipe de tournage, le travail de reconstitution témoigne d'un dévouement et d'une précision qui n'ont rien à envier aux meilleurs documentaires. De l'autre, il y a Atticus Ross aux commandes du son, et c'est un euphémisme de dire que ça ne passe pas non plus inaperçu. Inspiré par la complexe superposition de pistes fondamentale dans les morceaux écrits par Wilson, l'ingénieur des derniers Nine Inch Nails a osé le pari de mélanger plusieurs titres des Beach Boys pour tenter de figurer les hallucinations auditives de leur meneur. Le résultat est parfait, oppressant, séduisant, onirique, monumental. Je m'imagine un ange déchu qui composerait le Ghosts I-IV de NIN en utilisant les samples-genèse de la pop contemporaine.
Avec le recul, les affres de la carrière de Brian Wilson se révèlent presque une préoccupation secondaire du projet Love & Mercy. Certes, le grand public actuel ne connaît guère que la suprématie des Beatles ; les Beach Boys, URSS musical, s'effacent progressivement dans les coulisses de l'histoire de la pop, et le biopic initié par Pohlad contient déjà suffisamment d'informations pour contrer cette tendance et remettre les pendules à l'heure auprès de certains spectateurs. Mais le récit, quoique très correct, n'est pas la plus belle pièce de l'ensemble. En l'espace de deux heures, Brian Wilson doit affronter et vaincre un père égocentrique souhaitant étouffer son succès, des membres du groupe sceptiques de son génie, un psychologue psychopathe doublé d'un syndrome de Stockholm et, liée à tout ça, une estime de soi pas très glorieuse. Sans être indigeste, ça fait déjà beaucoup. Le comble, c'est qu'il faut reconnaître au scénario une sous-dramatisation des évènements : en réalité, Landy était encore plus tyrannique que Giamatti, Wilson était encore plus malade que Cusack, et le LSD était encore plus transfigurant que trois pâquerettes qui éclosent. La tâche était difficilement surmontable et les deux scénaristes (l'un d'entre eux ayant participé au biopic I'm Not There sur Bob Dylan) s'en sortent honorablement. Leur seule erreur est d'avoir cherché à aborder le mythique album avorté Smile, dans un épilogue aux 60s aussi expéditif qu'inutile.
En fait, j'aurais bêtement dû regarder un calendrier avant de préjuger du film. Sorti début juin côté États-Unis, aux antipodes de la saison des Oscars, Love & Mercy se moque bien des récompenses qu'il mériterait. C'est avant tout l'œuvre d'artistes talentueux, harmonie d'un collectif motivé par la perspective d'une révérence à une figure majeure de l'histoire de la musique. Chacun s'investit passionnément, mais personne n'est tenté de jouer les héros : la place sous le projecteur est réservée à Brian Wilson. « I guess I just wasn't made for these times », regrettait-il en 1966. Finalement, c'est le temps qui s'est fait à lui.
Take Pills
The Imitation Game, The Theory of Everything, Selma, American Sniper, Foxcatcher : un coup d'œil aux nominations de la dernière cérémonie des Oscars suffit pour constater que, ces derniers mois, les américains pissent des biopics à tout-va, avec un niveau de succès global passablement blafard. Que personne ne me branche sur la macabre récupération Jobs, ni les antécédents The Butler ou 12 Years a Slave, ou bien je risquerais de devenir grossier. Par ailleurs, Bill Pohlad est un nom qui ne m'évoque absolument rien, sans doute un yes man engagé pour attirer dans les salles de vieux nostalgiques de la pop des 60s. En tout cas, que ce soit ou non le but du réalisateur, c'est clair et net celui des distributeurs français et de leur immonde addendum La véritable histoire de Brian Wilson des Beach Boys. Nonobstant, mon attachement à l'album Pet Sounds a fini par me faire signer pour une séance de ce Love & Mercy —mais c'est dire si je m'étais mentalement préparé à assister à une énième débâcle, au pire romancée, au mieux soporifique. Eh bien, j'avais tellement tort qu'il faudra m'excuser les notes d'euphorie qui parsèment les lignes ci-dessous.
Allons-y à l'énumération. Brian Wilson est joué vers ses 25 ans par Paul Dano, pommettes joufflues, regard fuyant, innocence géniale, une interprétation d'une fidélité et d'une richesse de tons totalement imprévisible. En parallèle, John Cusack campe une version quarantenaire du bonhomme avec un succès équivalent, un grand enfant toujours rêveur mais profondément traumatisé par plusieurs années de réclusion millimétrées par son thérapiste et tortionnaire privé, Eugene Landy. Dans ce rôle, Paul Giamatti est pareillement irréprochable : l'ambivalence du gardien, sauveur et geôlier du chanteur, est retranscrite par des changements de parlers et d'expressions faciales aussi fascinants que dérangeants. Face à lui, Elisabeth Banks incarne le frêle espoir d'une liberté retrouvée, et elle parvient à se détacher progressivement de sa condition de ressort scénaristique pour se révéler en définitive l'élément le plus indépendant de la galerie de personnages.
L'ambiance des deux époques entrelacées au fil du récit est retranscrite avec une efficacité équivalente. Une première introduction à base d'images granuleuses, de couleurs saturées et de plages californiennes projette de plein fouet dans l'avènement du psychédélisme. Quelques minutes plus tard, c'est la douche froide chez un concessionnaire Cadillac : grisaille des décors, costumes tirés à quatre épingles, coiffures disciplinées à la laque et au fouet, tout empeste le reaganisme réactionnaire du début des années 80. Le montage, savamment équilibré, parvient à faire coexister ces deux époques pourtant antithétiques, dont Inherent Vice constitue le pivot absent. Que Love & Mercy soit en mesure de chatouiller les talents de reconstitution des équipes de Paul Thomas Anderson inspire déjà un certain respect.
Toujours sans faire de vagues, mais avec une modestie et une aptitude exemplaires, la caméra dirigée par Pohlad accompagne avec brio les acteurs. La maîtrise se décèle dans les détails : un garde du corps parasite flouté dans l'arrière-plan du premier rendez-vous Brian/Linda, le visage penché de Giamatti qui obstrue avec précision celui de Banks pour se défouler sans aucune retenue contre Cusack, la symphonie de gros plans sur les couverts clinquants qui mettent Dano sur les nerfs, la démultiplication schizophrène des visages de Cusack dans un miroir derrière Banks, contrebalancée après quelques paroles apaisantes par un plan perpendiculaire sur un second miroir aux déformations moins dures... Un jeu de pistes intelligent et accessible qui évoque notamment le savoir-faire confiant déployé par Fincher et ses collaborateurs dans Gone Girl.
Il est particulièrement plaisant de constater que ce travail d'orfèvre déjà consacré (mais pas moins appréciable) est accompagné de quelques procédés plus aventureux. Love & Mercy tient à créer, et Pohlad a précisément conscience des ressources qui vont lui permettre d'innover : un accès inédit et généreux aux enregistrements des Beach Boys. L'approche se décline alors en deux hommages complémentaires. D'un côté, Paul Dano, imbibé de musique jusqu'à laisser le sentiment de vivre et de vibrer comme son modèle, anime des sessions studio de Pet Sounds avec une exactitude qui n'est pas loin d'avoir laissé pantois le Brian Wilson de 2015. Qu'il s'agisse des élans tour à tour lyriques ou maniaques du chanteur, ou bien des studios d'origine utilisés par l'équipe de tournage, le travail de reconstitution témoigne d'un dévouement et d'une précision qui n'ont rien à envier aux meilleurs documentaires. De l'autre, il y a Atticus Ross aux commandes du son, et c'est un euphémisme de dire que ça ne passe pas non plus inaperçu. Inspiré par la complexe superposition de pistes fondamentale dans les morceaux écrits par Wilson, l'ingénieur des derniers Nine Inch Nails a osé le pari de mélanger plusieurs titres des Beach Boys pour tenter de figurer les hallucinations auditives de leur meneur. Le résultat est parfait, oppressant, séduisant, onirique, monumental. Je m'imagine un ange déchu qui composerait le Ghosts I-IV de NIN en utilisant les samples-genèse de la pop contemporaine.
Avec le recul, les affres de la carrière de Brian Wilson se révèlent presque une préoccupation secondaire du projet Love & Mercy. Certes, le grand public actuel ne connaît guère que la suprématie des Beatles ; les Beach Boys, URSS musical, s'effacent progressivement dans les coulisses de l'histoire de la pop, et le biopic initié par Pohlad contient déjà suffisamment d'informations pour contrer cette tendance et remettre les pendules à l'heure auprès de certains spectateurs. Mais le récit, quoique très correct, n'est pas la plus belle pièce de l'ensemble. En l'espace de deux heures, Brian Wilson doit affronter et vaincre un père égocentrique souhaitant étouffer son succès, des membres du groupe sceptiques de son génie, un psychologue psychopathe doublé d'un syndrome de Stockholm et, liée à tout ça, une estime de soi pas très glorieuse. Sans être indigeste, ça fait déjà beaucoup. Le comble, c'est qu'il faut reconnaître au scénario une sous-dramatisation des évènements : en réalité, Landy était encore plus tyrannique que Giamatti, Wilson était encore plus malade que Cusack, et le LSD était encore plus transfigurant que trois pâquerettes qui éclosent. La tâche était difficilement surmontable et les deux scénaristes (l'un d'entre eux ayant participé au biopic I'm Not There sur Bob Dylan) s'en sortent honorablement. Leur seule erreur est d'avoir cherché à aborder le mythique album avorté Smile, dans un épilogue aux 60s aussi expéditif qu'inutile.
En fait, j'aurais bêtement dû regarder un calendrier avant de préjuger du film. Sorti début juin côté États-Unis, aux antipodes de la saison des Oscars, Love & Mercy se moque bien des récompenses qu'il mériterait. C'est avant tout l'œuvre d'artistes talentueux, harmonie d'un collectif motivé par la perspective d'une révérence à une figure majeure de l'histoire de la musique. Chacun s'investit passionnément, mais personne n'est tenté de jouer les héros : la place sous le projecteur est réservée à Brian Wilson. « I guess I just wasn't made for these times », regrettait-il en 1966. Finalement, c'est le temps qui s'est fait à lui.