Liberation Day tient plus du reportage que du cinéma. Je n'appelle pas ça mettre en scène un film, mais tenir un journal. Et en tant que reportage, le contenu est encore discutable. Le ton est en effet implicitement conciliant, se gardant d'interroger frontalement à la fois le régime nord-coréen et le groupe slovène Laibach, dont l'esthétique totalitaire est pour le moins troublante. Quand les membres ne commentent jamais leur production artistique et restent tout le temps in character, peut-on encore croire à de l'ironie ? Plus important encore : est-ce que ça va être interprété comme de l'ironie, et pas comme une apologie déplacée ? Les métalleux et indus qui font des blagues nazies, j'en ai côtoyé un lot, mais il y a toujours un moment où l'humour devient un automatisme vide de critique, et sans cette dimension acide, ça ne rime pas à grand-chose de rire d'un régime social oppressif et de millions de victimes.
Pour autant, dans ce qu'il ne dit pas, parce qu'il est capable de s'abstraire de la propagande médiatique occidentale anti-DPRK (qu'elle soit justifiée ou non, on y vient), Liberation Day pose les bonnes questions. Des questions qui fâchent.
Qu'il me soit permis d'appliquer un peu de doute cartésien au jugement selon lequel la Corée du Nord, c'est le mal. Si le vocabulaire utilisé en DPRK pour qualifier les US est d'une radicalité douteuse (vocabulaire éhontément péjoratif, consonances stalinistes dans la répétition de la critique "impérialiste", etc.), il faut aussi reconnaître que les médias occidentaux insistent sur l'hostilité, la belligérance et le caractère répressif de la Corée dans chaque article qui l'évoque, et de même dans les déclarations politiques internationales, au point que cela nous paraît évident que la Corée, c'est le mal, et qu'il est aberrant de vouloir y défendre quoi que ce soit.
Je repense à L'Encerclement, excellent documentaire mesuré de Richard Brouillette qui déconstruit le triomphe contemporain silencieux des idéologies néo-libérales. Dans le segment consacré à la diffusion des idées, les intervenants montrent que la communication politique et le langage des médias, de bonne foi ou non, avancent pour évidentes des positions qui n'en sont pas. Indifférent aux messages alternatifs diffusés sur des plate-formes de moindre envergure, le citoyen lambda ne peut pas remettre en question les valeurs dans lesquelles il a été éduquées, et ce qui lui est encore aujourd'hui présenté comme des vérités inévitables, presque comme des fatalités auxquelles il est impossible d'échapper quand on cherche à bien vivre, au premier rang desquelles la sacro-sainte croissance. Il est facile d'identifier des schémas similaires, mélanges de prétendues évidences et d'on-a-toujours-fait-comme-ça, autour du spécisme, du vanilla sex, des drogues... Que Mélenchon trace un parallèle entre trotskisme et véganisme, et qu'il le qualifie de révolutionnaire, n'est finalement pas si inconséquent.
Étant entendu que la Corée du Nord a mauvaise presse et qu'il faut tenter de se détacher d'une pensée unique qui joue franchement en sa défaveur (sans forcément l'invalider au bout du compte), à quels faits doit-on confronter notre jugement ? Qu'y a-t-il à reprocher au pays ?
Le premier point que je soulèverais, superficiel, tient à sa culture fermée. Filmés pendant le concert de Laibach, les spectateurs nord-coréens sont soit tétanisés, soit somnolents. Ils ne comprennent pas ce qui leur est présenté. Mais il me suffit de penser à l'incompréhension totale d'un collègue qui a vu Under the Skin l'avant-veille, pour me dire que nos écarts de culture ne sont pas des fautes fondamentales, qu'ils n'empêchent pas l'autre de vivre, et que je n'ai aucune légitimité à imposer mes propres vues en dehors de moi. Je peux les proposer, mais pas les instaurer. Seulement en Corée du Nord, un organe du parti censure l'ensemble des productions culturelles, ce qui nous amène au second point.
Si le régime coréen souhaite limiter le contact de ses citoyens avec des pensées alternatives, qui ne soient pas asservies à l'unité nationale, c'est qu'il craint la formation de réflexions dissidentes et ambitieuses, menant à des abus (dans le référentiel coréen) de liberté qui feraient dérailler la machine, et nuiraient en définitive au bâti social. Nous, occidentaux, rejetons cette atteinte à l'échange d'informations, et nous tenons plus largement pour faute inexcusable cette idéologie répressive qui va à l'encontre des droits fondamentaux de l'Homme. Sauf que ce caractère fondamental, proclamé fièrement par une cinquantaine d'états des Nations unies, n'est qu'une fausse vérité universelle de plus. Que la Corée du Nord refuse de préférer les libertés individuelles à la cohésion sociale, il me semble que c'est un droit de souveraineté nationale ; et qu'on tente de la faire plier sur ces questions, c'est la définition même de l'ingérence. Parler d'impérialisme n'est pas déplacé.
Que l'on s'entende bien : je ne voudrais pas vivre en Corée du Nord, étant donné le système de valeurs et de confort que je me suis construit au fil des années, et en fait dès le départ je ne pourrais pas vivre en Corée du Nord, la question des transidentités se résumant sans doute là-bas à un choix entre dépression et exécution. Mais dans un système qui privilégie l'ordre social aux droits individuels, et qui estime que mon existence est un danger pour les autres (la plus pure transphobie, mais ça se règle avec de l'éducation, pas avec des menaces atomiques), je peux comprendre que mon existence ne soit pas souhaitée. Dans notre pensée occidentale, les emprisonnements et exécutions nord-coréennes sont certes horribles ; mais dans la pensée nord-coréenne, elles sont parfaitement à leur place. Quant à l'attachement à mes ressources culturelles et à mes propres idéaux, c'est précisément contre ce risque de dérives personnelles que tente de lutter le bureau de censure. Pour les biens de consommation enfin, c'est un confort que je peux regretter, mais accuser la Corée de ne pas prodiguer ces services (pour la plupart d'une utilité discutable) à ses citoyens, ça revient peu ou prou à accuser les pauvres de ne pas être riches. Gardons-nous de ces jugements vulgairement égocentriques.
Le troisième et dernier point qui me vient en tête concerne la belligérance de la DPRK, ou du moins de ses dirigeants. À mesure que les capacités d'armement nucléaire du pays s'affermissent, la Corée du Nord passe de blague occidentale à menace existentielle. Mais Kim Jong-un est-il plus responsable de cette escalade agressive que Donald Trump et ses prédécesseurs ? Est-il certain que le régime tient le mauvais rôle, quand on sait l'agressivité dont est capable l'Occident face à ceux qui ne reconnaissent pas ses valeurs universelles, et ceux qui ne veulent pas se plier au corporatisme international (coucou l'Irak, peut-être aussi le Venezuela) ? Et puis, ne s'agit-il pas encore d'ingérence lorsqu'un petit nombre de pays s'arroge le droit exclusif de l'armement nucléaire ? Sur le plan idéologique, je ne sais pas si un camp est préférable à l'autre ; sur le plan politique et industriel, je sais que la pensée militariste est à blâmer, et que le tort est commun. En rechignant aux questions de désarmement, nous avons notre part de responsabilité dans ce jeu d'intimidations, et peut-être de massacres.
L'histoire est écrite par les gagnants ; elle est surtout écrite par nos semblables, avec tous les biais et l'auto-validation que cela implique. Par ailleurs, quand on exprime notre désapprobation de la Corée du Nord, on est surtout en train de dire qu'on ne voudrait pas y vivre, qu'on n'aurait pas sa place chez les voisins. Le dénigrement dont le pays fait l'objet tient moins de la critique constructive que de la peur de l'autre. Qu'on arrête de maquiller comme un mal absolu ce que la DPRK représente fondamentalement : une menace insoluble contre notre ego.
Live and let live
Liberation Day tient plus du reportage que du cinéma. Je n'appelle pas ça mettre en scène un film, mais tenir un journal. Et en tant que reportage, le contenu est encore discutable. Le ton est en effet implicitement conciliant, se gardant d'interroger frontalement à la fois le régime nord-coréen et le groupe slovène Laibach, dont l'esthétique totalitaire est pour le moins troublante. Quand les membres ne commentent jamais leur production artistique et restent tout le temps in character, peut-on encore croire à de l'ironie ? Plus important encore : est-ce que ça va être interprété comme de l'ironie, et pas comme une apologie déplacée ? Les métalleux et indus qui font des blagues nazies, j'en ai côtoyé un lot, mais il y a toujours un moment où l'humour devient un automatisme vide de critique, et sans cette dimension acide, ça ne rime pas à grand-chose de rire d'un régime social oppressif et de millions de victimes.
Pour autant, dans ce qu'il ne dit pas, parce qu'il est capable de s'abstraire de la propagande médiatique occidentale anti-DPRK (qu'elle soit justifiée ou non, on y vient), Liberation Day pose les bonnes questions. Des questions qui fâchent.
Qu'il me soit permis d'appliquer un peu de doute cartésien au jugement selon lequel la Corée du Nord, c'est le mal. Si le vocabulaire utilisé en DPRK pour qualifier les US est d'une radicalité douteuse (vocabulaire éhontément péjoratif, consonances stalinistes dans la répétition de la critique "impérialiste", etc.), il faut aussi reconnaître que les médias occidentaux insistent sur l'hostilité, la belligérance et le caractère répressif de la Corée dans chaque article qui l'évoque, et de même dans les déclarations politiques internationales, au point que cela nous paraît évident que la Corée, c'est le mal, et qu'il est aberrant de vouloir y défendre quoi que ce soit.
Je repense à L'Encerclement, excellent documentaire mesuré de Richard Brouillette qui déconstruit le triomphe contemporain silencieux des idéologies néo-libérales. Dans le segment consacré à la diffusion des idées, les intervenants montrent que la communication politique et le langage des médias, de bonne foi ou non, avancent pour évidentes des positions qui n'en sont pas. Indifférent aux messages alternatifs diffusés sur des plate-formes de moindre envergure, le citoyen lambda ne peut pas remettre en question les valeurs dans lesquelles il a été éduquées, et ce qui lui est encore aujourd'hui présenté comme des vérités inévitables, presque comme des fatalités auxquelles il est impossible d'échapper quand on cherche à bien vivre, au premier rang desquelles la sacro-sainte croissance. Il est facile d'identifier des schémas similaires, mélanges de prétendues évidences et d'on-a-toujours-fait-comme-ça, autour du spécisme, du vanilla sex, des drogues... Que Mélenchon trace un parallèle entre trotskisme et véganisme, et qu'il le qualifie de révolutionnaire, n'est finalement pas si inconséquent.
Étant entendu que la Corée du Nord a mauvaise presse et qu'il faut tenter de se détacher d'une pensée unique qui joue franchement en sa défaveur (sans forcément l'invalider au bout du compte), à quels faits doit-on confronter notre jugement ? Qu'y a-t-il à reprocher au pays ?
Le premier point que je soulèverais, superficiel, tient à sa culture fermée. Filmés pendant le concert de Laibach, les spectateurs nord-coréens sont soit tétanisés, soit somnolents. Ils ne comprennent pas ce qui leur est présenté. Mais il me suffit de penser à l'incompréhension totale d'un collègue qui a vu Under the Skin l'avant-veille, pour me dire que nos écarts de culture ne sont pas des fautes fondamentales, qu'ils n'empêchent pas l'autre de vivre, et que je n'ai aucune légitimité à imposer mes propres vues en dehors de moi. Je peux les proposer, mais pas les instaurer. Seulement en Corée du Nord, un organe du parti censure l'ensemble des productions culturelles, ce qui nous amène au second point.
Si le régime coréen souhaite limiter le contact de ses citoyens avec des pensées alternatives, qui ne soient pas asservies à l'unité nationale, c'est qu'il craint la formation de réflexions dissidentes et ambitieuses, menant à des abus (dans le référentiel coréen) de liberté qui feraient dérailler la machine, et nuiraient en définitive au bâti social. Nous, occidentaux, rejetons cette atteinte à l'échange d'informations, et nous tenons plus largement pour faute inexcusable cette idéologie répressive qui va à l'encontre des droits fondamentaux de l'Homme. Sauf que ce caractère fondamental, proclamé fièrement par une cinquantaine d'états des Nations unies, n'est qu'une fausse vérité universelle de plus. Que la Corée du Nord refuse de préférer les libertés individuelles à la cohésion sociale, il me semble que c'est un droit de souveraineté nationale ; et qu'on tente de la faire plier sur ces questions, c'est la définition même de l'ingérence. Parler d'impérialisme n'est pas déplacé.
Que l'on s'entende bien : je ne voudrais pas vivre en Corée du Nord, étant donné le système de valeurs et de confort que je me suis construit au fil des années, et en fait dès le départ je ne pourrais pas vivre en Corée du Nord, la question des transidentités se résumant sans doute là-bas à un choix entre dépression et exécution. Mais dans un système qui privilégie l'ordre social aux droits individuels, et qui estime que mon existence est un danger pour les autres (la plus pure transphobie, mais ça se règle avec de l'éducation, pas avec des menaces atomiques), je peux comprendre que mon existence ne soit pas souhaitée. Dans notre pensée occidentale, les emprisonnements et exécutions nord-coréennes sont certes horribles ; mais dans la pensée nord-coréenne, elles sont parfaitement à leur place. Quant à l'attachement à mes ressources culturelles et à mes propres idéaux, c'est précisément contre ce risque de dérives personnelles que tente de lutter le bureau de censure. Pour les biens de consommation enfin, c'est un confort que je peux regretter, mais accuser la Corée de ne pas prodiguer ces services (pour la plupart d'une utilité discutable) à ses citoyens, ça revient peu ou prou à accuser les pauvres de ne pas être riches. Gardons-nous de ces jugements vulgairement égocentriques.
Le troisième et dernier point qui me vient en tête concerne la belligérance de la DPRK, ou du moins de ses dirigeants. À mesure que les capacités d'armement nucléaire du pays s'affermissent, la Corée du Nord passe de blague occidentale à menace existentielle. Mais Kim Jong-un est-il plus responsable de cette escalade agressive que Donald Trump et ses prédécesseurs ? Est-il certain que le régime tient le mauvais rôle, quand on sait l'agressivité dont est capable l'Occident face à ceux qui ne reconnaissent pas ses valeurs universelles, et ceux qui ne veulent pas se plier au corporatisme international (coucou l'Irak, peut-être aussi le Venezuela) ? Et puis, ne s'agit-il pas encore d'ingérence lorsqu'un petit nombre de pays s'arroge le droit exclusif de l'armement nucléaire ? Sur le plan idéologique, je ne sais pas si un camp est préférable à l'autre ; sur le plan politique et industriel, je sais que la pensée militariste est à blâmer, et que le tort est commun. En rechignant aux questions de désarmement, nous avons notre part de responsabilité dans ce jeu d'intimidations, et peut-être de massacres.
L'histoire est écrite par les gagnants ; elle est surtout écrite par nos semblables, avec tous les biais et l'auto-validation que cela implique. Par ailleurs, quand on exprime notre désapprobation de la Corée du Nord, on est surtout en train de dire qu'on ne voudrait pas y vivre, qu'on n'aurait pas sa place chez les voisins. Le dénigrement dont le pays fait l'objet tient moins de la critique constructive que de la peur de l'autre. Qu'on arrête de maquiller comme un mal absolu ce que la DPRK représente fondamentalement : une menace insoluble contre notre ego.