Les portes du soleil

un film de Jean-Marc Minéo (2014)

vu le 24 mars 2015 aux Publicis Cinémas

L'étron qui valait quatre millions

Nul besoin d'exagérer pour laisser deviner l'échec fulgurant de l'auto-proclamé premier film d'action algérien, Les Portes du soleil. Les faits suffisent amplement. Reste à déterminer lequel, de l'échec ou de la fulgurance, prévaut.

Prenez Jean-Marc Minéo, réalisateur en herbe, présenté sur le site officiel du film comme « champion du monde de kung-fu de 1987 à 1991 », et « chorégraphe du spectacle de Johnny Hallyday au Parc des Princes ». Jean-Marc a écrit le scénario de son précédent et premier film, Bangkok Fighter, dans lequel un thaïlandais cliniquement apathique s'entraînait pendant 20 ans pour venger le meurtre brutal de ses parents. Fort de cette expérience, notre homme s'est attelé à pondre un nouveau script tout aussi subtil et émouvant, ajoutant à sa soupe simplette un message politique imbitable à base de corruption et de terrorisme.

Dans sa tâche, il s'est trouvé un compagnon : Zakaria Ramdane, natif d'Oran, prétendu mannequin de 35 ans, élève invérifiable de l'École du Louvre, spécialiste de sports de combats, inscrit au Guinness Book des Records pour avoir « cassé en deux, à coups de tête, une pile de 31 planches de bois (31x31 cm) de 2,5 cm d'épaisseur, en 30 secondes ». M'est avis que quelques neurones ont explosé au cours du processus (blague). En tout cas, merci à Wikipédia pour ces informations qui nous permettent de se taper des barres (I'm on fire). L'ami Zakaria ne gâche pas son talent, car il occupe le rôle principal de ce film de baffes. Par contre, en tant que producteur de ces Portes estimées sur Allociné à quatre millions, il a allègrement dilapidé son argent. C'est au tour de societe.com de nous apprendre que la boîte Access V Prod qui figure au générique a été créée en 2006 par un certain « MME Z... R... » avec un capital de 1800 euros. Une somme d'autant plus incompatible avec le budget de production qu'Access V Prod, coup de théâtre ! a été liquidée en 2012. Je veux bien que la société ait transféré son activité (intraçable) en Algérie, mais plus louche que ça, t'as 0/10 aux deux yeux. Internet faisant des miracles, quelques recherches supplémentaires nous mènent vers le compte YouTube de l'acteur, certes peu fourni, mais qui contient une vidéo grotesque et indispensable, chats algériens. En plus de capturer avec un portable la bataille puis la réconciliation de deux matous (notez le thème de la rédemption, en connexion directe avec l'œuvre de Minéo), la vidéo contient le nom de l'acteur en filigrane, un générique dont l'existence même suffit à le rendre risible, et, surtout, un V rouge, exécutif, placé au début, répété à la fin. Si vous avez bien suivi, Les Portes du soleil a été produit par une boîte semi-fictive dont la seule création un tant soit peu vérifiable semble être 2mn30 de lolcats sur YouTube. Magique.

Compte tenu de ce nawak exemplaire, il est difficile d'être encore surpris par quoi que ce soit. Les Portes font pourtant des efforts, en ajoutant à leur casting deux éléments au bout du rouleau de leur ex-célébrité, à savoir Smaïn, tué par le Molière du meilleur one-man-show en 1996, ainsi que Lorie, midinette en crise d'identité depuis dix ans, prise en pitié par TF1 et accueillie dans une poignée de téléfilms désolants. A moins qu'il ne s'agisse d'une « grande star hollywoodienne », dixit le gars derrière le site officiel du film, décidément un sacré blagueur. Mentionnons enfin Mike Tyson, plus un argument de vente qu'un véritable acteur, rapidement de passage histoire de faire un peu de promo pour son livre (meilleur que les scénarios de Ramdane ?) au cours d'un des caméos les plus irréalistes et improbables vus au cinéma. Le « vous savez qui je suis ? » de Pipier Pogba n'a qu'à bien se tenir.

Le risque principal que j'associe aux navets est de ne pas réussir à concrétiser leur potentiel d'échec, se contentant de quelques gags ridicules espacés par des phases d'ennui que seuls les amis et la bière rendront divertissants. Aussi, je suis heureux d'annoncer que Les Portes du soleil accomplit pleinement le carnage cinématographique que laissaient soupçonner les faits précédemment évoqués, et plus encore. The Room ou Sharknado sont de mauvais points de départ ; le dernier Resident Evil, le 7 ou le 9, quelque chose de ce genre, est sans doute un meilleur élément de comparaison. Jean-Marc Minéo s'est vu confier de l'argent à blanchir (quoi d'autre ?) en quantité irresponsable, et le problème ne vient pas d'une absence totale de vision artistique comme en souffre Tommy Wiseau, mais d'un mauvais goût surhumain, allié à une vanité capable d'ignorer n'importe quelle règle en vigueur.

Non, Minéo n'est pas qu'un doux dingue. C'est un fou dangereux de la caméra. La première minute suffit à chambouler le système de pensée de n'importe quel spectateur normalement constitué, car le film exhibe sans attendre un average shot length de deux à trois secondes. Si Michael Bay n'avait pas assuré ses arrières avec Armageddon en 1998 (AVS de 2,3 secondes), le rythme infernal des Portes du soleil constituerait probablement un record historique. Mais le caractère du long-métrage dépasse largement ce montage épileptique et grossièrement forcé. Il faut voir les passages où l'image clignote avec l'agressivité d'un néon qui mettrait un point d'honneur à griller des rétines. Et les fondus qui s'enchaînent, à deux ou trois plans en même temps, pour des tableaux numérisés illisibles. Et les transitions acollées aux silhouettes de personnages qui tutoient le Speed Racer des Wachowskis. Et les zooms démesurément appuyés dont Dupieux se délecte. Et les coupes et rejeux bizarroïdes qui font passer PTA pour un expérimentateur prudent. Et les alternances arbitraires de ralentis et d'accélérés qui feraient rougir Wong Kar-Wai. Le cerveau rate une marche de temps en temps et croit voir ces deux altérations en simultané. C'est impossible. C'est du génie. En fait, Minéo semble vouloir mettre les pieds dans le plat partout où il est possible d'en trouver un, comme le moment où il foire le réglage de ses lentilles et donne à un rayon de lumière vert, égaré sur le visage d'une actrice, une texture quasi-organique et inédite. Ou encore une certaine demi-seconde très sombre au cours de l'assaut final, la seule du film où l'exposition n'est pas suffisante et l'image salement grainée, mais qu'il a tout de même tenu à conserver. Prises à part, ces erreurs suscitent simplement les moqueries. Mises bout à bout, non seulement elles font rire autant que les meilleures comédies, mais elles démontrent aussi que Minéo n'est pas un loser. On a pas affaire à un wannabe orgueilleux, tête à claques genre Uwe Boll, mais à un type plus que plein à craquer d'idées, et totalement inconscient de ce qu'il accomplit. L'alliance de cette inventivité et de cette naïveté forme le cœur de la réussite paradoxale des Portes du soleil.

Face à ce constat technique improbable, il est tentant de vouloir attribuer la médiocrité irratrapable du scénario d'abord à Zakaria Ramdane. L'intrigue voit le bellâtre s'infiltrer parmi l'équipe d'une discothèque miteuse pour des motifs sinon confus, du moins occultés sans aucune grâce par le récit. Beau gosse prétentieux et insupportable, il tente au passage de mettre une jeune algérienne dans son lit. La fille résiste et se voit traitée de « connasse » verbatim, sans que le film se préoccupe une seconde de condamner cette attitude ordurière. Et le site officiel d'insister sur la volonté de l'équipe d'inspirer des « jeunes soucieux de s'identifier à leurs propres héros, audacieux et téméraires, dans le respect des mœurs et les traditions algériennes ». En dépit des nouvelles options de mise en forme des articles, je vous fais grâce des caractères gras utilisés pour la dernière proposition : le film l'est bien assez comme ça. En parallèle, Smaïn, trafiquant mal défini, distribue des balles et des blagues aussi impressionnantes que celles du présent article. À ses côtés, Lorie livre une prestation mémorable de psychopathe au mascara, tout en surjeu et en ineptie. Ironiquement, elle n'ouvre pratiquement pas la bouche avant d'avoir à chanter le générique de fin, un salmigondis d'anglais indéchiffrable.

Puis, d'une seconde à l'autre, Smaïn mène une petite foule de terroristes nostalgiques de l'OAS et kidnappe des gens en costume dont on ne daigne même pas nous informer de la nationalité. Bref, ça gigote un peu, mais rien de significatif ni de cohérent. Parler d'un sous-texte politique aurait encore moins de sens. Ces enjeux provoquent essentiellement de l'indifférence, à l'image des combats patauds et illisibles. Même pas dans un référentiel The Raid ; simplement par rapport à un Jackie Chan lambda. Un comble pour un ex-sportif professionnel. L'action s'avère bien moins divertissante que les répliques vaseuses que s'échangent les personnages à tour de bras, des lignes tellement débiles que même TF1 les couperait au montage de ses programmes de télé-réalité. Si la plupart des films sont hétéronormés, ces Portes-là sont beaufonormées. La VF n'aide évidemment pas l'ensemble à gagner en crédibilité, mais étant donné le surprenant nombre de plans où Minéo camoufle stratégiquement la bouche de Ramdane, je doute qu'une version non doublée ait jamais été envisagée à la distribution...

Tout ceci est fort drôle, mais je persiste à soutenir que l'investissement de Jean-Marc Minéo permet au film de dépasser sa condition de nanar honteux, vers des sphères où le comique involontaire est estimé à la même valeur que le comique assumé. En première lecture, les Portes laissent soupçonner un réalisateur illuminé, légèrement attardé et mégalo sur les bords, mais la poignée d'interviews trouvables en ligne infirment complètement cette théorie. En réalité, le bonhomme figure sans doute parmi les plus gentils de se profession, accueillant, humble, passionné ; certes foutraque dans ses résultats, mais aussi investi, exigeant et admirable qu'un Ed Wood. Comme un éléphant qu'on caresse, partageait déjà en 2012 Smaïn. Jean-Marc Minéo affirme avoir toujours eu des ambitions cinématographiques, avant même de céder à l'appel d'une carrière sportive, et l'invincible flot d'idées qui anime son second long-métrage laisse penser qu'il dit vrai. Il raconte, le regard perdu au loin, son voyage solitaire jusqu'au temple Shaolin, à 22 ans, dans une Chine encore très fermée, incapable d'expliquer aux moines son envie de s'entraîner à leurs côtes, reclus dans un cabanon jusqu'à l'arrivée providentielle d'une délégation américaine et d'un traducteur. Chez lui, naïveté et idéalisme sont deux moteurs indissociables qui l'aident à trouver puis accomplir ses aspirations, qu'il s'agisse de se former aux arts martiaux à l'autre bout du monde, ou bien de mettre en scène un « Sexe, mariage... et profiteroles » vaudevillesque dans un théâtre parisien. Sourd aux préjugés et aux mirages d'objectivité qui voudraient sa peau, conscient ou non des critiques dont il est une cible facile, il poursuit ses projets et renouvelle paisiblement ses ambitions. Eût-il meilleur entourage, je n'aurais aucun mal à l'imaginer aux commandes d'un prochain John Wick (puisqu'il faut en faire une saga). De quel droit pourrais-je dénigrer un rêveur qui me surprend et me divertit, et surtout à quel effet ?

Ces quelques éclaircissements n'expliquent toujours pas les sources de financement du film, et encore moins comment un morceau de Guy-Manuel de Homem-Christo a intégré la bande originale. Mais le mystère le plus étonnant demeure les œillères que semble porter l'ensemble de l'équipe par rapport au comique de leur création. Personne ne trahit un seul rire au cours des vidéos promotionnelles, chacun évoque avec fierté un blockbuster moderne, une inspiration pour la jeunesse algérienne, une réflexion sur le passé de l'Algérie, et autres sottises. Un problème de fierté vexée de la part d'un producteur-dictateur ? De réserve hypocrite par rapport au réalisateur-nounours ? Je ne peux pas croire à un aveuglement collectif. En tout cas, si l'équipe de distribution avait mis en valeur les atouts hilarants du film, celui-ci aurait probablement été projeté à plus grande échelle. Peut-être pas les « 30 pays dont Chine (600 salles), France (400 salles), USA » que vante notre ami le site officiel, mais certainement plus que les 4 cinémas franciliens actuels. À la fin du générique, le nom de la société de distribution internationale effectue une apparition moqueuse, entretenant l'énigme et résumant avec justesse la séance : WTFilms.