Ces trois qualificatifs cautionnés par Télérama, placardés sur l'affiche promotionnelle de L'homme irrationnel de Woody Allen, n'ont pas manqué d'interrompre ma traversée pourtant comateuse d'un couloir de métro anonyme, mais sans doute pas pour les raisons anticipées par le distributeur. Brillant, intelligent, pourquoi pas : rien ne me garantit que les compliments soient mérités, mais au moins ces mots portent-ils une valeur laudative. Par contre... cynique ? Par quelle étrange inversion le cynisme est-il devenu un argument de vente, et la promesse d'une séance positive ?
Rappelons brièvement qu'il existe deux cynismes. Le cynisme de Diogène, Antisthène et leurs potes, consiste à poursuivre un état de liberté en vivant au plus proche de la nature, des pulsions et du concret, ce qui induit une grasse ignorance des règles de la bonne société. Non contents d'agir comme il leur chante, avec l'exhibitionnisme occasionnel qu'on leur connaît, ces cyniques-là prennent un réel plaisir à subvertir les conventions en place, et s'amusent de l'indignation qu'ils engendrent.
Le cynisme contemporain, lui, a retenu l'opposition à la bien-pensance, en oubliant toutefois la finalité de bien-être. Le mot est approprié à tort et à travers, désignant à la fois l'attitude des requins de l'humanité, menés par leurs ambitions égoïstes et leurs désirs souvent matérialistes, ainsi que la doctrine de ceux qui dénoncent de telles dérives, moqueurs face à l'adversaire, mais aussi frustrés du fossé abstrait entre le monde et leurs attentes. Taisons la première de ces interprétations, qui s'apparente surtout à un abus de langage métonymique pas encore institutionnalisé (ouf).
Quelle que soit l'époque considérée, la provocation demeure un élément caractéristique du cynisme. Cependant, alors qu'elle relevait du divertissement goguenard qui encourageait vaguement à la prise de conscience, la chaîne téléologique tend désormais à s'y conclure : le cynique millénial jubile à peine de son pseudo-scepticisme destructeur et cherche encore moins à persuader un auditoire (souvent déjà acquis à sa cause), restant bloqué dans une impasse inerte, blasée et malheureuse. Tout au plus cherche-t-il à vernir sa façade d'anticonformiste, mais d'expérience, une posture pareille flatte moins l'orgueil qu'elle ne génère d'atonie émotionnelle.
Ayant conscience de ce jeu d'hypocrisie vain, sinon néfaste, je me tiens donc en ferme opposition aux œuvres et aux commentateurs qui voudraient faire passer le cynisme contemporain pour une valeur. Quant à la proposition de construire et promouvoir du divertissement qui consacre un malaise latent, elle prolonge l'aberration. J'invite ainsi à la réserve autant qu'à la méfiance, vis-à-vis de l'utilisation sans préambule des tape-à-l'œil « cynisme complet », « noirceur absolue » ou bien « nihilisme total » ...
En ce qui me concerne, l'essentiel est dit. Mais Les nains aussi ont commencé petits mérite un minimum que je le détaille, ne serait-ce que pour la mise en scène étrange qui le place à cheval entre les deux cynismes précédents.
Il faut admettre que Werner Herzog, à l'aube des années 70, ne manquait pas d'excuses pour ruminer des idées noires. Si la tension née des productions simultanées de Les Docteurs volants de l'Afrique de l'Est, de Les nains aussi... et de Fata Morgana n'était pas suffisante, le tournage de ce dernier documentaire s'est avéré éprouvant au-delà de toute prévision. Parce que son chef opérateur, Jörg Schmidt-Reitwein, était homonyme d'un putschiste en fuite, Herzog et son équipe sont jetés sans ménagement dans une prison camerounaise. Avant que la méprise ne soit éventée, ils croupissent plusieurs jours dans une cellule surpeuplée, soumis à la promiscuité, à la soif, au paludisme, et aux scènes de tortures. Ils auront notamment pour codétenu, deux jours durant, le cadavre d'un homme mort dans son coma.
La filiation n'a, à ma connaissance, jamais été confirmée par Herzog, mais il est tentant de voir en ce calvaire physique et psychologique la source principale de la hargne angoissée dont Les nains aussi... est parcouru. Le scénario notamment, écrit en cinq jours, s'assimile à un violent accès dépressif, les pensées autodestructrices s'alimentant dans une avalanche de désamour-propre. Pour le décrire succinctement (et sans insister sur la mise en scène anxiogène qui l'englobe), disons qu'un groupe de nains habitant un hospice perdu dans une étendue aride se rebelle contre le directeur de l'établissement, et détruisent les lieux au fil d'un chaos de plus en plus oppressant.
On a tôt fait de vouloir placer une conscience politique en Les nains aussi..., de par ses relents anarchistes, sa proximité temporelle avec les tumultes sociaux de 1968, ou encore l'intérêt déjà formulé de Herzog pour la question nazie. Mais, à mieux y réfléchir, la disparité de ces influences potentielles prouve plutôt l'apolitisme du film, ce que le réalisateur confirme d'ailleurs dans un riche commentaire audio. Il faut itou rejeter la tentation d'une interprétation métaphorique du nanisme : le long-métrage n'est jamais tant dans le commentaire que dans la scrupuleuse mise à mal du spectateur, sur la base de procédés franchement fictifs.
Les nains ne se résument pas à des symboles, cependant leur présence, et je dirais même, leur utilisation, ne s'exempte évidemment pas d'interprétation. Herzog se livre avec eux à de multiples transgressions que je ne trouverais pas excessif de juger indignes. Bien que leur physique ne soit pas intrinsèquement grotesque, c'est ainsi qu'il est dépeint par le réalisateur, qui humilie tour à tour leur incapacité à monter sur un lit, leur impuissance à atteindre une poignée de porte en hauteur, ou l'agitation maladroite de leurs membres courtauds. Ce traitement honteux vaut aussi pour les deux aveugles qui s'affrontent à coups de bâtons éperdus, comme dans une mauvaise farce.
Certes, chaque corps dévoyé, à l'image du détective sphérique de Ma Loute, fait partie intégrante de l'interprétation d'un personnage artificiel, bien avant d'appeler à une considération décontextualisée de l'acteur qui se cache derrière. Les nains jouent un rôle dans un film, sans qu'il soit sensé d'y voir un jugement sur les nains en général ; c'est du moins ma position. Mais quand ce rôle sert avant tout au développement d'une esthétique gênante, puis radicalement disgracieuse, le spectateur est en droit de se demander à quoi rime un tel (mal)traitement.
Sans doute Les nains aussi... constitue-t-il en partie, dans l'esprit de son créateur, une retranscription féroce de l'incompatibilité absurde entre l'homme et son environnement. Tous les personnages sont atteints de nanisme, autant les internés que le directeur de l'hospice et la conductrice apparaissant en coup de vent, ce qui suggère un spectacle miroir de notre entière société. Mais la méchanceté dont ils font incessamment preuve, ainsi que la cruauté que leur témoigne régulièrement la mise en scène, rend ce chaos trop délibéré pour lui accorder le moindre crédit de fond. D'ailleurs, pour tourner la scène où l'otage du directeur était attaché à une chaise, Herzog rapporte qu'il avait strictement interdit à l'acteur de rire, mais enchaînait les grimaces loufoques derrière la caméra : il n'est pas dans la révélation ni la réflexion, mais dans un pur étalage d'incohérence factice.
Ce gloomiest of gloom que Herzog reconnaît avoir poursuivi n'est pas le monopole des acteurs ; il touche une ribambelle d'animaux tout aussi injustement malmenés. Les poules, après leur hypnose stupide mais relativement innocente dans Signes de vie, rempilent pour ce deuxième long-métrage, mais se livrent à un cannibalisme autrement plus glauque. Viennent ensuite une truie morte, un singe crucifié, et un dromadaire rendu confus et pathétique par la succession d'ordres contradictoires émis par son dresseur. Après le prisonnier condamné à ne pas rire, il faut reconnaître à la direction d'acteurs une vigilante cohérence...
Qu'importe, à mes yeux, si en réalité les animaux étaient correctement traités (même si les images inspirent lourdement le contraire). Et qu'importe si Herzog s'entendait cordialement avec les interprètes pendant le tournage aux Canaries, allant jusqu'à se jeter dans un champ de cactus pour s'excuser de cascades ayant failli mal tourner. C'est la façon dont l'ensemble est donné à percevoir au public qui prévaut pour l'expérience de visionnage. De ce point de vue, Les nains aussi... est un film d'exploitation fort laid : pas dans le sens traditionnel selon lequel il se soumettrait à un public ciblé, mais parce qu'il maquille la réalité de façon arbitraire, évidant ses acteurs et son scénario pour en faire les pantins d'une création péniblement contre nature.
La bande-son, enfin, prolonge les précédentes vicissitudes jusqu'à une virulence viscéralement inexcusable. Entre le morceau-titre monstrueusement nasillard et les rires cauchemardesques, le mixage retenu se confond à plusieurs reprises avec un authentique outil de torture. La minutie avec laquelle ce rendu horripilant a été composé est proprement effarante. Quelle ironie que Herzog ait soigné cet aspect qui faisait ostensiblement défaut à ses précédentes productions, pour un résultat aussi intentionnellement débectant... !
À terme, Les nains aussi... esquisse une tentative d'équilibre entre le cynisme antique, avec son rejet du bon goût, son sens de l'anarchie et sa fougue acide, ainsi que le cynisme contemporain, avec son attrait immodéré pour la provocation et son dédain envers l'auditoire. C'est toutefois ce dernier aspect qui, de loin, m'a le plus affecté. Le paradoxe n'est que superficiel, car il est somme toute assez évident de rejeter avec véhémence un film dont le réalisateur, non seulement impose son propre état d'esprit au public en cherchant à peine se justifier, mais pire encore, semble placer la souffrance du spectateur au sommet de ses objectifs. Sauf véritable masochisme, je ne vois aucune raison de s'imposer cette épreuve. À plus forte raison, la possibilité de s'en réjouir m'échappe complètement.
Sans recracher ma bile volubile contre Dancer in the Dark ni réécrire la critique de Victoria dans laquelle je passais plus de temps à descendre Toni Erdmann, et surtout, sans vouloir dénigrer le jugement de nombreux cinéphiles sur la base d'un unique film, je me dois d'avouer que je vois en les faveurs critiques que reçoit Les nains aussi... une énième manifestation du préjugé selon lequel ce qui est sombre couve nécessairement un fond sérieux, savant, et qui mérite l'estime de notre appréciation. Un grief fondamental que je porte contre des œuvres aussi diverses que Festen, Il est difficile d'être un dieu ou Requiem pour un massacre...
Mais quittons le cadre moelleux des productions communément respectées pour contraster la méprise qui se joue. Avec son festival ininterrompu de bassesses corporelles ou morales qui mettent sciemment à mal le public, et en faisant abstraction des différences graphiques, les idées motrices de Les nains aussi... se distinguent-t-elle tellement de la gabegie de sadisme qui fait l'essence de la saga The Human Centipede ? Que Herzog cherche un exutoire à ses pensées lugubres ou veuille assembler une comédie tapageuse, une fois le besoin assouvi, sa création n'est-elle pas aussi vaine, hideuse et impardonnable que le gun fight qui sert de défouloir idiot à Besson pour l'ouverture de Nikita ? Et si le chaos et la révulsion étaient des finalités acceptables, ne faudrait-il pas alors aduler avec plus de force leur complémentaire positif, tel que le plus sage et niais des Twilight ?
En définitive, la démarche nauséeuse de Les nains aussi ont commencé petits m'évoque une raclette mutante : dégoûtante chez soi, rigolote une seconde chez le voisin, fascinante tant qu'elle reste à distance, mais avant tout, abominablement impropre à la consommation. Et quand Herzog nous porte la fourchette à la bouche, l'expérience est aussi exceptionnelle et mémorable qu'une fiole d'acide jetée en plein visage.
La raclette mutante
Ces trois qualificatifs cautionnés par Télérama, placardés sur l'affiche promotionnelle de L'homme irrationnel de Woody Allen, n'ont pas manqué d'interrompre ma traversée pourtant comateuse d'un couloir de métro anonyme, mais sans doute pas pour les raisons anticipées par le distributeur. Brillant, intelligent, pourquoi pas : rien ne me garantit que les compliments soient mérités, mais au moins ces mots portent-ils une valeur laudative. Par contre... cynique ? Par quelle étrange inversion le cynisme est-il devenu un argument de vente, et la promesse d'une séance positive ?
Rappelons brièvement qu'il existe deux cynismes. Le cynisme de Diogène, Antisthène et leurs potes, consiste à poursuivre un état de liberté en vivant au plus proche de la nature, des pulsions et du concret, ce qui induit une grasse ignorance des règles de la bonne société. Non contents d'agir comme il leur chante, avec l'exhibitionnisme occasionnel qu'on leur connaît, ces cyniques-là prennent un réel plaisir à subvertir les conventions en place, et s'amusent de l'indignation qu'ils engendrent.
Le cynisme contemporain, lui, a retenu l'opposition à la bien-pensance, en oubliant toutefois la finalité de bien-être. Le mot est approprié à tort et à travers, désignant à la fois l'attitude des requins de l'humanité, menés par leurs ambitions égoïstes et leurs désirs souvent matérialistes, ainsi que la doctrine de ceux qui dénoncent de telles dérives, moqueurs face à l'adversaire, mais aussi frustrés du fossé abstrait entre le monde et leurs attentes. Taisons la première de ces interprétations, qui s'apparente surtout à un abus de langage métonymique pas encore institutionnalisé (ouf).
Quelle que soit l'époque considérée, la provocation demeure un élément caractéristique du cynisme. Cependant, alors qu'elle relevait du divertissement goguenard qui encourageait vaguement à la prise de conscience, la chaîne téléologique tend désormais à s'y conclure : le cynique millénial jubile à peine de son pseudo-scepticisme destructeur et cherche encore moins à persuader un auditoire (souvent déjà acquis à sa cause), restant bloqué dans une impasse inerte, blasée et malheureuse. Tout au plus cherche-t-il à vernir sa façade d'anticonformiste, mais d'expérience, une posture pareille flatte moins l'orgueil qu'elle ne génère d'atonie émotionnelle.
Ayant conscience de ce jeu d'hypocrisie vain, sinon néfaste, je me tiens donc en ferme opposition aux œuvres et aux commentateurs qui voudraient faire passer le cynisme contemporain pour une valeur. Quant à la proposition de construire et promouvoir du divertissement qui consacre un malaise latent, elle prolonge l'aberration. J'invite ainsi à la réserve autant qu'à la méfiance, vis-à-vis de l'utilisation sans préambule des tape-à-l'œil « cynisme complet », « noirceur absolue » ou bien « nihilisme total » ...
En ce qui me concerne, l'essentiel est dit. Mais Les nains aussi ont commencé petits mérite un minimum que je le détaille, ne serait-ce que pour la mise en scène étrange qui le place à cheval entre les deux cynismes précédents.
Il faut admettre que Werner Herzog, à l'aube des années 70, ne manquait pas d'excuses pour ruminer des idées noires. Si la tension née des productions simultanées de Les Docteurs volants de l'Afrique de l'Est, de Les nains aussi... et de Fata Morgana n'était pas suffisante, le tournage de ce dernier documentaire s'est avéré éprouvant au-delà de toute prévision. Parce que son chef opérateur, Jörg Schmidt-Reitwein, était homonyme d'un putschiste en fuite, Herzog et son équipe sont jetés sans ménagement dans une prison camerounaise. Avant que la méprise ne soit éventée, ils croupissent plusieurs jours dans une cellule surpeuplée, soumis à la promiscuité, à la soif, au paludisme, et aux scènes de tortures. Ils auront notamment pour codétenu, deux jours durant, le cadavre d'un homme mort dans son coma.
La filiation n'a, à ma connaissance, jamais été confirmée par Herzog, mais il est tentant de voir en ce calvaire physique et psychologique la source principale de la hargne angoissée dont Les nains aussi... est parcouru. Le scénario notamment, écrit en cinq jours, s'assimile à un violent accès dépressif, les pensées autodestructrices s'alimentant dans une avalanche de désamour-propre. Pour le décrire succinctement (et sans insister sur la mise en scène anxiogène qui l'englobe), disons qu'un groupe de nains habitant un hospice perdu dans une étendue aride se rebelle contre le directeur de l'établissement, et détruisent les lieux au fil d'un chaos de plus en plus oppressant.
On a tôt fait de vouloir placer une conscience politique en Les nains aussi..., de par ses relents anarchistes, sa proximité temporelle avec les tumultes sociaux de 1968, ou encore l'intérêt déjà formulé de Herzog pour la question nazie. Mais, à mieux y réfléchir, la disparité de ces influences potentielles prouve plutôt l'apolitisme du film, ce que le réalisateur confirme d'ailleurs dans un riche commentaire audio. Il faut itou rejeter la tentation d'une interprétation métaphorique du nanisme : le long-métrage n'est jamais tant dans le commentaire que dans la scrupuleuse mise à mal du spectateur, sur la base de procédés franchement fictifs.
Les nains ne se résument pas à des symboles, cependant leur présence, et je dirais même, leur utilisation, ne s'exempte évidemment pas d'interprétation. Herzog se livre avec eux à de multiples transgressions que je ne trouverais pas excessif de juger indignes. Bien que leur physique ne soit pas intrinsèquement grotesque, c'est ainsi qu'il est dépeint par le réalisateur, qui humilie tour à tour leur incapacité à monter sur un lit, leur impuissance à atteindre une poignée de porte en hauteur, ou l'agitation maladroite de leurs membres courtauds. Ce traitement honteux vaut aussi pour les deux aveugles qui s'affrontent à coups de bâtons éperdus, comme dans une mauvaise farce.
Certes, chaque corps dévoyé, à l'image du détective sphérique de Ma Loute, fait partie intégrante de l'interprétation d'un personnage artificiel, bien avant d'appeler à une considération décontextualisée de l'acteur qui se cache derrière. Les nains jouent un rôle dans un film, sans qu'il soit sensé d'y voir un jugement sur les nains en général ; c'est du moins ma position. Mais quand ce rôle sert avant tout au développement d'une esthétique gênante, puis radicalement disgracieuse, le spectateur est en droit de se demander à quoi rime un tel (mal)traitement.
Sans doute Les nains aussi... constitue-t-il en partie, dans l'esprit de son créateur, une retranscription féroce de l'incompatibilité absurde entre l'homme et son environnement. Tous les personnages sont atteints de nanisme, autant les internés que le directeur de l'hospice et la conductrice apparaissant en coup de vent, ce qui suggère un spectacle miroir de notre entière société. Mais la méchanceté dont ils font incessamment preuve, ainsi que la cruauté que leur témoigne régulièrement la mise en scène, rend ce chaos trop délibéré pour lui accorder le moindre crédit de fond. D'ailleurs, pour tourner la scène où l'otage du directeur était attaché à une chaise, Herzog rapporte qu'il avait strictement interdit à l'acteur de rire, mais enchaînait les grimaces loufoques derrière la caméra : il n'est pas dans la révélation ni la réflexion, mais dans un pur étalage d'incohérence factice.
Ce
que Herzog reconnaît avoir poursuivi n'est pas le monopole des acteurs ; il touche une ribambelle d'animaux tout aussi injustement malmenés. Les poules, après leur hypnose stupide mais relativement innocente dans Signes de vie, rempilent pour ce deuxième long-métrage, mais se livrent à un cannibalisme autrement plus glauque. Viennent ensuite une truie morte, un singe crucifié, et un dromadaire rendu confus et pathétique par la succession d'ordres contradictoires émis par son dresseur. Après le prisonnier condamné à ne pas rire, il faut reconnaître à la direction d'acteurs une vigilante cohérence...Qu'importe, à mes yeux, si en réalité les animaux étaient correctement traités (même si les images inspirent lourdement le contraire). Et qu'importe si Herzog s'entendait cordialement avec les interprètes pendant le tournage aux Canaries, allant jusqu'à se jeter dans un champ de cactus pour s'excuser de cascades ayant failli mal tourner. C'est la façon dont l'ensemble est donné à percevoir au public qui prévaut pour l'expérience de visionnage. De ce point de vue, Les nains aussi... est un film d'exploitation fort laid : pas dans le sens traditionnel selon lequel il se soumettrait à un public ciblé, mais parce qu'il maquille la réalité de façon arbitraire, évidant ses acteurs et son scénario pour en faire les pantins d'une création péniblement contre nature.
La bande-son, enfin, prolonge les précédentes vicissitudes jusqu'à une virulence viscéralement inexcusable. Entre le morceau-titre monstrueusement nasillard et les rires cauchemardesques, le mixage retenu se confond à plusieurs reprises avec un authentique outil de torture. La minutie avec laquelle ce rendu horripilant a été composé est proprement effarante. Quelle ironie que Herzog ait soigné cet aspect qui faisait ostensiblement défaut à ses précédentes productions, pour un résultat aussi intentionnellement débectant... !
À terme, Les nains aussi... esquisse une tentative d'équilibre entre le cynisme antique, avec son rejet du bon goût, son sens de l'anarchie et sa fougue acide, ainsi que le cynisme contemporain, avec son attrait immodéré pour la provocation et son dédain envers l'auditoire. C'est toutefois ce dernier aspect qui, de loin, m'a le plus affecté. Le paradoxe n'est que superficiel, car il est somme toute assez évident de rejeter avec véhémence un film dont le réalisateur, non seulement impose son propre état d'esprit au public en cherchant à peine se justifier, mais pire encore, semble placer la souffrance du spectateur au sommet de ses objectifs. Sauf véritable masochisme, je ne vois aucune raison de s'imposer cette épreuve. À plus forte raison, la possibilité de s'en réjouir m'échappe complètement.
Sans recracher ma bile volubile contre Dancer in the Dark ni réécrire la critique de Victoria dans laquelle je passais plus de temps à descendre Toni Erdmann, et surtout, sans vouloir dénigrer le jugement de nombreux cinéphiles sur la base d'un unique film, je me dois d'avouer que je vois en les faveurs critiques que reçoit Les nains aussi... une énième manifestation du préjugé selon lequel ce qui est sombre couve nécessairement un fond sérieux, savant, et qui mérite l'estime de notre appréciation. Un grief fondamental que je porte contre des œuvres aussi diverses que Festen, Il est difficile d'être un dieu ou Requiem pour un massacre...
Mais quittons le cadre moelleux des productions communément respectées pour contraster la méprise qui se joue. Avec son festival ininterrompu de bassesses corporelles ou morales qui mettent sciemment à mal le public, et en faisant abstraction des différences graphiques, les idées motrices de Les nains aussi... se distinguent-t-elle tellement de la gabegie de sadisme qui fait l'essence de la saga The Human Centipede ? Que Herzog cherche un exutoire à ses pensées lugubres ou veuille assembler une comédie tapageuse, une fois le besoin assouvi, sa création n'est-elle pas aussi vaine, hideuse et impardonnable que le gun fight qui sert de défouloir idiot à Besson pour l'ouverture de Nikita ? Et si le chaos et la révulsion étaient des finalités acceptables, ne faudrait-il pas alors aduler avec plus de force leur complémentaire positif, tel que le plus sage et niais des Twilight ?
En définitive, la démarche nauséeuse de Les nains aussi ont commencé petits m'évoque une raclette mutante : dégoûtante chez soi, rigolote une seconde chez le voisin, fascinante tant qu'elle reste à distance, mais avant tout, abominablement impropre à la consommation. Et quand Herzog nous porte la fourchette à la bouche, l'expérience est aussi exceptionnelle et mémorable qu'une fiole d'acide jetée en plein visage.