Traduit en des sonorités moins douloureuses à mon oreille, Les Médecins volants d'Afrique de l'Est et ses trois quarts d'heure pourraient passer pour le premier projet majeur de Werner Herzog depuis Signes de vie. Ce serait pourtant une erreur grossière que de se fier à cette durée ; en l'occurrence, il s'agit essentiellement d'une commande avare en valeur ajoutée, réalisée pour le compte d'un organisme humanitaire. C'est, du moins, ce qu'affirme Herzog, évoquant un « reportage » tourné à la demande de certains amis. Il n'est donc a priori guère surprenant que ce non-documentaire n'ait presque jamais trouvé le chemin des diverses éditions de ses œuvres, me forçant à télécharger une vidéo YouTube pour y accoler des sous-titres espagnols miraculeusement récupérés ailleurs en ligne, parce que je ne pipe pas un mot de germain et qu'Internet me laissait le choix entre mon espagnol niveau lycée et... du galicien, merci les gars.
Bien qu'il s'agisse effectivement du film le moins caractérisé de son auteur que j'aie pu voir à ce jour, Les Médecins volants demeure parsemé de notes herzoguiennes qui agrémenteront nombre de ses futurs métrages. Accompagnant la branche aérienne de l'African Medical and Research Foundation dans ses interventions auprès de peuplades isolées quelque part dans ces zones de papier que la colonisation a dénommé Kenya, Tanzanie et Ouganda, le réalisateur interroge les chirurgiens, filme les foules épatées par l'atterrissage d'un avion, décrit la perception locale de la médecine. Fidèle à lui-même, un ton généralement espiègle règne sur la narration et le montage, qu'il s'agisse d'expliquer en détails comment telle tribu a mis deux ans pour surmonter une peur commune de l'escalier de quatre marches qui permettait d'accéder à la roulotte de soins, ou encore d'écraser le témoignage longuet d'un des médecins avec une voix-off sans gêne avant de le laisser reprendre la priorité plus tard, comme si de rien n'était.
Derrière cet humour pince-sans-rire pointe toutefois une acidité troublante, dont la manifestation la plus marquante reste sans conteste les images furtives d'une opération menée sur une fillette de neuf ans. Brut, il suffit à Herzog d'une seule seconde pour montrer les viscères de la gamine et marquer le regard du spectateur, mais la voix-off est plus glaçante encore :
L'opération semble bien se dérouler. Soudain, elle commence à s'étouffer, et le massage cardiaque n'a aucun effet. La fille meurt.
La séquence et son absence totale d'empathie ne peuvent manquer d'interpeller. En fait, Herzog choisit de se justifier ultérieurement et même pas frontalement, en évoquant la rudesse des sentiments des autochtones, aguerris à une mort imprévisible et injuste. Le passage est opposé dans la forme, mais complémente dans le fond, une conclusion qui détonne : alors que la voix-off s'était jusqu'ici gardée de tout jugement, elle change de paradigme du tac au tac, dénonçant implicitement les limites de ces interventions aériennes exceptionnelles, et incendiant clair-et-nettement le monde occidental pour ne pas avoir cherché à transmettre ses connaissances aux peuples colonisés. L'objectivité des Médecins volants n'était qu'apparente, et cachait en fait un humanisme aussi contre-intuitif que radical.
En dépit de la charge artistique réduite du reportage, à relativiser toutefois avec le développement parallèle de Fata Morgana, il convient donc de se demander si celui-ci ne constituerait pas la déclaration originelle du réalisateur envers ces cultures qui lui sont étrangères mais auxquelles il souhaiterait se confronter, lui et le public par la même occasion. Certes, cette préoccupation ne date pas d'hier, Herzog ayant cherché à se rendre peu après sa majorité au Congo, dans l'espoir de comprendre la montée du nazisme à travers le chaos qui a suivi l'indépendance du pays en 1960. Tombé malade aux portes du pays, il s'était réfugié dans une cabane à outils et resta en proie aux délires jusqu'à ce que des rats le mordent aux aisselles et à la joue (ceux qui lui ont croqué les aisselles souhaitaient se faire un nid dans la laine de son pull, mais celui qui l'a attaqué au visage n'a jamais daigné s'expliquer).
Le fait est que Werner Herzog a cherché à créer ou renouveler un dialogue avec l'autre, et l'Afrique en particulier, dès ses voyages de jeunesse, mais il ne s'en est pas tenu à des pensées purement idéalistes, ni même à un engagement pour telle ou telle société philanthropique. Son modus operandi était et restera de débarquer sur place pour prendre lui-même la température d'une situation sociale et la mettre sur pellicule, généralement au mépris des risques, qu'il pleuve du pétrole koweïtien ou qu'il vente du blizzard himalayen. Et nonobstant complètement la reconnaissance critique qui l'autoriserait à se planquer à vie dans des studios tout confort.
Sacré bonhomme. Il me ferait presque regretter d'avoir choisi espagnol plutôt qu'allemand.
Reporter sans frontières
Traduit en des sonorités moins douloureuses à mon oreille, Les Médecins volants d'Afrique de l'Est et ses trois quarts d'heure pourraient passer pour le premier projet majeur de Werner Herzog depuis Signes de vie. Ce serait pourtant une erreur grossière que de se fier à cette durée ; en l'occurrence, il s'agit essentiellement d'une commande avare en valeur ajoutée, réalisée pour le compte d'un organisme humanitaire. C'est, du moins, ce qu'affirme Herzog, évoquant un « reportage » tourné à la demande de certains amis. Il n'est donc a priori guère surprenant que ce non-documentaire n'ait presque jamais trouvé le chemin des diverses éditions de ses œuvres, me forçant à télécharger une vidéo YouTube pour y accoler des sous-titres espagnols miraculeusement récupérés ailleurs en ligne, parce que je ne pipe pas un mot de germain et qu'Internet me laissait le choix entre mon espagnol niveau lycée et... du galicien, merci les gars.
Bien qu'il s'agisse effectivement du film le moins caractérisé de son auteur que j'aie pu voir à ce jour, Les Médecins volants demeure parsemé de notes herzoguiennes qui agrémenteront nombre de ses futurs métrages. Accompagnant la branche aérienne de l'African Medical and Research Foundation dans ses interventions auprès de peuplades isolées quelque part dans ces zones de papier que la colonisation a dénommé Kenya, Tanzanie et Ouganda, le réalisateur interroge les chirurgiens, filme les foules épatées par l'atterrissage d'un avion, décrit la perception locale de la médecine. Fidèle à lui-même, un ton généralement espiègle règne sur la narration et le montage, qu'il s'agisse d'expliquer en détails comment telle tribu a mis deux ans pour surmonter une peur commune de l'escalier de quatre marches qui permettait d'accéder à la roulotte de soins, ou encore d'écraser le témoignage longuet d'un des médecins avec une voix-off sans gêne avant de le laisser reprendre la priorité plus tard, comme si de rien n'était.
Derrière cet humour pince-sans-rire pointe toutefois une acidité troublante, dont la manifestation la plus marquante reste sans conteste les images furtives d'une opération menée sur une fillette de neuf ans. Brut, il suffit à Herzog d'une seule seconde pour montrer les viscères de la gamine et marquer le regard du spectateur, mais la voix-off est plus glaçante encore :
L'opération semble bien se dérouler. Soudain, elle commence à s'étouffer, et le massage cardiaque n'a aucun effet. La fille meurt.
La séquence et son absence totale d'empathie ne peuvent manquer d'interpeller. En fait, Herzog choisit de se justifier ultérieurement et même pas frontalement, en évoquant la rudesse des sentiments des autochtones, aguerris à une mort imprévisible et injuste. Le passage est opposé dans la forme, mais complémente dans le fond, une conclusion qui détonne : alors que la voix-off s'était jusqu'ici gardée de tout jugement, elle change de paradigme du tac au tac, dénonçant implicitement les limites de ces interventions aériennes exceptionnelles, et incendiant clair-et-nettement le monde occidental pour ne pas avoir cherché à transmettre ses connaissances aux peuples colonisés. L'objectivité des Médecins volants n'était qu'apparente, et cachait en fait un humanisme aussi contre-intuitif que radical.
En dépit de la charge artistique réduite du reportage, à relativiser toutefois avec le développement parallèle de Fata Morgana, il convient donc de se demander si celui-ci ne constituerait pas la déclaration originelle du réalisateur envers ces cultures qui lui sont étrangères mais auxquelles il souhaiterait se confronter, lui et le public par la même occasion. Certes, cette préoccupation ne date pas d'hier, Herzog ayant cherché à se rendre peu après sa majorité au Congo, dans l'espoir de comprendre la montée du nazisme à travers le chaos qui a suivi l'indépendance du pays en 1960. Tombé malade aux portes du pays, il s'était réfugié dans une cabane à outils et resta en proie aux délires jusqu'à ce que des rats le mordent aux aisselles et à la joue (ceux qui lui ont croqué les aisselles souhaitaient se faire un nid dans la laine de son pull, mais celui qui l'a attaqué au visage n'a jamais daigné s'expliquer).
Le fait est que Werner Herzog a cherché à créer ou renouveler un dialogue avec l'autre, et l'Afrique en particulier, dès ses voyages de jeunesse, mais il ne s'en est pas tenu à des pensées purement idéalistes, ni même à un engagement pour telle ou telle société philanthropique. Son modus operandi était et restera de débarquer sur place pour prendre lui-même la température d'une situation sociale et la mettre sur pellicule, généralement au mépris des risques, qu'il pleuve du pétrole koweïtien ou qu'il vente du blizzard himalayen. Et nonobstant complètement la reconnaissance critique qui l'autoriserait à se planquer à vie dans des studios tout confort.
Sacré bonhomme. Il me ferait presque regretter d'avoir choisi espagnol plutôt qu'allemand.