Les Harmonies Werckmeister

Werckmeister harmóniák

un film de Béla Tarr, Ágnes Hranitzky (2000)

vu le 12 avril 2016
à la Filmothèque du Quartier Latin

Je ne sais pas à quand remonte la dernière fois où j'avais autant été impressionné par un travail de mise en scène. Et encore, c'est mon premier Béla Tarr, donc je ne doute pas que de nombreux détails m'aient échappé. Mais se dire d'emblée, en fin de séance, que le gars est constamment aussi tatillon et inventif que Kubrick ou PTA... Ça n'est pas le genre de jugement que je suis capable de formuler à la légère, et pourtant je me retrouve à le faire avec assurance.

Les 39 plan-séquences qui composent ces Harmonies font pas mal jaser, et c'est vrai qu'ils méritent d'être mentionnés. Là où de nombreux réalisateurs prennent la chose comme un défi et suent sang et eau afin de tout caser dans leur plan, pour Béla Tarr ça tient plutôt de la nécessité et de l'évidence. C'est que chez lui, le plan-séquence n'est pas un concept, car les concepts se trouvent à l'intérieur des plans-séquences, et varient follement et élégamment de l'un à l'autre. Parfois il s'agit d'un travail de lumière phénoménal, parfois beaucoup joue sur la spatialisation, parfois c'est le son qui importe plus que le reste, parfois c'est la valse de la caméra dans l'espace et autour des visages qui est proprement phénoménale. Pour autant, on est pas dans de la mise en scène binaire, même si certains éléments ressortent il y a toujours un travail de prime qualité sur les autres en retrait. L'équilibrage est discret et efficace, c'est parfait.

L'élément si parfait qu'il mérite le présent aparté, c'est vraiment le déplacement de la caméra. Je sais pas qui la portait, je sais pas qui organisait sa chorégraphie, à quel point ça sort de la tête de Béla Tarr, mais comparer ce travail même au haut du panier de la cinématographie actuelle, c'est s'imaginer un soliste de piano qui caresse et joue et virevolte sur les touches avec toute la grâce possible, face à des amateurs qui pianotent tous les dimanches depuis un an. Genre ce passage (intensifié par l'immobilisme de tous les habitants, même si la caméra le laisse pas comprendre immédiatement), et plus particulièrement les vingt dernières secondes, sublimes : https://www.youtube.com/watch?v=-EG-129uDFw

Chaque séquence a ses clés ; les seuls moments où Tarr ralentit l'exposition générale de son savoir-faire viennent avec les dialogues de fond. Rares (deux ou trois occurrences ?) mais très denses, ils sont dépouillés de tout effet superfétatoire. Et ils sont sans doute à la base de mes plus grosses réserves sur le film, vu que j'ai la sensation de n'avoir compris que les bribes d'une métaphysique grandiose, musicale, interstellaire. Bien sûr, je pourrais m'en sortir comme tout le monde en parlant de la symbolique puissante de la valse des planètes dans la scène d'introduction tavu tmtc, mais je trouve ça limite insultant pour un scénario manifestement réfléchi beaucoup plus en profondeur. D'autant que, si j'ai bien compris, Tarr n'en est pas à ses premières considérations philosophiques.

D'autres avancent une allégorie nettement plus politique tournant autour de la chute du communisme, ce qui d'une part n'est pas sans me surprendre vu qu'il me semble que c'était pleinement le sujet du précédent Tango de Satan, et d'autre part ne m'enthousiasme pas des masses. Du coup je vais rester avec mes petites impressions nettement plus intimes et auto-centrées, concernées par un jeune homme un peu ingénu, curieux, fasciné par les mystères, partagé entre son retrait du monde et sa curiosité d'observateur, et qui finit par s'empêtrer dans les filets d'une froide et indifférente réalité. Oui, je me contenterai de ça, et des dizaines d'images restées imprimées sur ma rétine.