Le Petit Prince, c'est un conte moderne, tout court et tout mignon, plein d'étoiles dans le ciel et dans les yeux. Mais, au risque de briser quelques illusions, c'est aussi l'industrie monstrueuse qui se cache derrière un tel best-seller. Vendu à 150 millions d'exemplaires, le blondinet made in France n'a rien à envier à Harry Potter ni à Frodon Sacquet. Abritée par le destin iconiquement tragique du grand-père Antoine, la Succession Saint-Exupéry-d'Agay travaille d'arrache-pied à exploiter le roman sans entacher son image angélique. Elle surveille les innombrables éditions, contrôle les multiples adaptations, vérifie tous les produits dérivés, et supervise l'exploitation des droits.
Il faut dire que l'imbroglio juridique lié à l'œuvre est pour le moins touffu. L'auteur ayant disparu en 1944, celle-ci est entrée dans le domaine public mondial au 1er janvier 2015. Notons qu'au Canada, la durée des droits s'étendait sur cinquante ans, non soixante-dix. A défaut de pouvoir réguler l'exploitation du roman, la Succession a enregistré les personnages, Renard, Rose et compagnie, en tant que marques déposées, ce qui lui permet de garder la mainmise sur les produits dérivés à l'international. Mais en territoire hexagonal, pas de souci : grâce à une de nos savoureuses pirouettes culturelles nationales, le copyright est prolongé pour tous les auteurs morts pour la France, et reste en l'occurrence valable jusqu'en 2032.
C'est donc dans un contexte assez complexe qu'est lancée en 2010 la production d'une adaptation cinématographique franco-canadienne, la première version animée à voir le jour pour le grand écran. Certes, des séries japonaise, russe, et plus récemment française, ont bien été produites pour la télévision, mais aucune ne peut se vanter d'une gestation de cinq ans et d'un budget de 57 millions d'euros. Tant de chiffres et d'enjeux laissent craindre ce que s'avère malheureusement être Le Petit Prince : un film à la fois trop sage et trop confus, péniblement tiraillé entre ses aspirations poétiques et ses nécessités contractuelles.
L'originalité de la construction du scénario, bien qu'elle laisse transparaître une ambition certaine, est en bonne partie responsable de la déroute du projet. Le film, dans sa première moitié, alterne entre une histoire inédite et des extraits narrés du roman d'origine. Le cadre de ladite histoire laisse déjà perplexe : est-on en France ou aux États-Unis ? Faut-il faire confiance aux vieux tubes de Charles Trenet ou aux rues perpendiculaires de la banlieue résidentielle ? Aux textes qui apparaissent en français ou aux noms à consonances anglaises ? Le récit voudrait jouer sur les deux tableaux mais n'y gagne rien. Admettons que la jeune héroïne déménage afin d'intégrer une académie américaine en profitant du système français des secteurs scolaires (ou quelle que soit la raison de l'élément perturbateur qu'a trouvée la scénariste).
La fillette rencontre son nouveau voisin, qui n'est autre que le pilote du Petit Prince plusieurs dizaines d'années après sa rencontre extraordinaire. Celui-ci, excentrique et attachant, propose à la gamine et aux spectateurs de l'accompagner dans le récit qu'il en a tiré. Ce récit, c'est évidemment Le Petit Prince, d'abord illustré avec les aquarelles de Saint-Exupéry, puis avec du stop-motion tout en carton et papier crépon. Et s'il y a bien une réussite à reconnaître à l'ensemble du film, c'est ce travail d'animation. Au milieu de décors oniriques, le Prince, l'Aviateur, le Renard sont d'une beauté et d'une authenticité sidérantes. Les matériaux utilisés laissent la sensation de refléter l'esprit du roman à la perfection : des éléments simplistes au premier regard, mais dont les plis et les superpositions évoquent peu à peu une richesse infinie. Jeff Bridges narre chaleureusement le texte d'origine, pendant que les autres acteurs en reprennent les dialogues avec une foi inébranlable. C'est merveilleux, c'est irrésistible, et si ça ne vous remue pas rien qu'un peu, je vous donne le numéro du CHU de Rennes très réputé pour ses greffes de cœur : le 02 99 28 43 21.
Hélas, l'intégration de ces passages est loin d'être parfaite, ni même satisfaisante. Le scénario tente de maintenir un équilibre entre le roman et l'histoire inédite, mais accouche d'intersections terriblement artificielles. La découverte du Petit Prince par la fillette est constamment coupée par des retours au conflit tout creux au sein du trio fille-mère-voisin, ce qui non seulement est nuisible pour l'appréciation des séquences en stop-motion qu'on souhaiterait sans fin, mais en plus n'a aucun intérêt pour personne. N'ayons pas peur des mots et parlons de remplissage : le texte du roman est interrompu par des micro-twists insignifiants entre le pilote et la lectrice, et de son côté la mère constitue une menace pesante et une antagoniste forcée (qui en retournera d'autant plus vite sa veste dans les dernières minutes du film, avec une hypocrisie qui me rend nauséeux). Les deux histoires ne connectent pas, mais le scénario tente de balayer ça sous le tapis, ce qui est aussi frustrant qu'insultant.
Au-delà de l'échec de ces tensions parallèles, l'histoire inédite en question est d'une qualité foncièrement discutable. L'animation numérique consiste en un mélange disparate et passablement écœurant : d'un côté, avec leurs visages d'une perfection surnaturelle et leur yeux disproportionnés, les personnages ressemblent à des produits formatés post-Frozen, et de l'autre, le design simpliste et sans âme des décors laisse penser que le studio a cherché à représenter une époque pré-Toy Story... Peu d'humour et une création sans relief, c'est à se demander où a disparu le réalisateur Mark Osborne, pourtant à l'origine du sympatoche Kung Fu Panda en 2008, léger vent de fraîcheur sur les productions DreamWorks.
Peu de temps après être parvenu aux dernières pages rédigées par l'aviateur ex-Aviateur, Le Petit Prince enclenche son second acte, qui lui réussit encore moins que le récit inédit qui a précédé. Il s'agit maintenant d'effectuer à la fois une relecture moderne et une interprétation du conte. Le résultat est une redite inutile de l'histoire déjà racontée, assez simpliste et plutôt abrutissante. Le Renard philosophe est transformé en un sidekick inutile et même pas drôle. Le vaniteux, le monarque et le businessman se succèdent comme les checkpoints d'une course truquée par Sepp Blatter. Globalement, l'ambiance cotonneuse qui règne dans le livre est troquée contre les vaines trépidations d'un film d'action tout juste pour enfants et guère plus pour adultes, à l'image d'un M. Peabody et Sherman. (Long-métrage dont la bande-annonce aurait pu éviter de me montrer ses héros éjectés via un sphincter de sphinx égyptien, le reste s'avérant en fait honorable, même si peu digne d'éloges.) Le Prince, frappé d'une amnésie qui alimente la logique de conflit à défaut de quelque vraisemblance que ce soit, est désormais un ado guignolesque, et cette identification outrée avec le public visé ne m'inspire qu'agacement et mépris. En un mot comme en cent : ça foire méchamment.
Le pire, c'est sans doute que le film ne parvient même pas à être approprié pour les plus jeunes. Dans ma salle cannoise plutôt bon public, une quantité non négligeable de gags s'est soldée par des bides complets, et bien à raison : lorsque la fillette pousse un personnage lambda à un accident de voiture hors-champ, lorsqu'elle essaie de jeter une boule de bowling sur la tête d'un personnage lambda numéro deux, ou encore lorsque le vieil aviateur simule une perte de mémoire. Ces éclats d'humour discutable sont doublés d'une ou deux scènes aux relents gothiques qui n'auraient pas été reniées par l'inquiétant Numéro 9. Plus largement, l'atmosphère pesante, les immeubles gris exécutif et les lumières verdâtres évoquent un Gotham City des bacs à sable. Qu'importe la relative innocence de la première partie, l'angoisse et les ombres de la seconde ne laisseront probablement pas une impression très positive chez un enfant. La happy end téléphonée, qui contrevient par ailleurs grossièrement à la délicate évocation du deuil qui clôture le conte, ne fait qu'ajouter à l'indécision de ton qui gangrène le scénario.
Je n'ai fait qu'évoquer brièvement le réalisateur Mark Osborne jusqu'ici ; c'est qu'il n'a pas grand-chose d'un auteur. En-dehors de Kung Fu Panda, il est aussi à l'origine de plusieurs épisodes de Bob l'éponge, du court-métrage d'anticipation More nominé aux Oscars 1998, du clip Hurts Like Heaven de Coldplay, et d'un tas d'autres projets mineurs. Difficile de dégager une quelconque unité stylistique de cet amas, mais c'est peut-être la raison pour laquelle il a été attaché très tôt au projet d'animation hybride que constitue Le Petit Prince. Par contre, au niveau thématique, force est de constater qu'Osborne est friand de manichéisme et d'aventures « seul contre tous ». Cette attirance pour le misérabilisme, qui se ressentait déjà lourdement dans More et Hurts Like Heaven, prend ici l'aspect d'un monde adulte uniforme, indifférent et impitoyable, complété par une mère résolument problématique. Cette représentation binaire, Grande Aventure LEGO en nettement moins malin, tente de flatter le spectateur en le plaçant dans un rôle exceptionnel et révolutionnaire. En ce qui me concerne, le titillage égocentrique ne prend pas : même les enfants ont conscience qu'il existe tout un dégradé d'adultes, de la grand-mère rigide au tonton rigolard. Pourtant Osborne continue de recycler la même formule, vingt ans après ses débuts dans l'industrie de l'animation. Soit il souffre d'une malchance extrême et ne rencontre que des gens atterrants, soit il est un peu malhonnête sur les bords.
Si vous êtes arrivés à ce stade de l'article, vous ne m'en voudrez sans doute pas d'ajouter quelques lignes de trivia annexe. Déjà, au sein du doublage français quinze étoiles (le casting anglais est plutôt à trente), il est amusant de retrouver Vincent Lindon dans le rôle du businessman, alors qu'il vient de gagner un prix à Cannes pour son interprétation du chômeur Monsieur Tout-le-monde dans La Loi du marché. Et autrement, il serait dommage de fuir ce troublant générique qui défile de haut en bas, car vous rateriez un morceau inattendu de la malicieuse Camille, une des rares chanteuses françaises qui illumine actuellement la scène nationale. En tout cas, après avoir subi la musique prêt-à-écouter du Hans Zimmer du XXIème siècle, c'est un bol d'air frais d'adieu bienvenu.
Parmi les dernières personnes à quitter la salle, je prêtai comme à mon habitude une oreille discrète aux réactions des autres spectateurs. Une jeune américaine, enchantée par le film, confessait ne jamais avoir touché au livre. Sauf que l'adaptation n'est pas fidèle : malgré les séquences en stop-motion, tristement minoritaires, elle est loin de recréer le récit éthéré et intemporel qui encourage l'imagination du lecteur à divaguer. Est-il alors louable de proposer cette version si décevante et conditionnée, dans la mesure où elle peut amener à découvrir et explorer le roman ? Étant donné que la trame y est déjà reproduite en grande partie, j'ai bien peur que beaucoup se contentent d'une découverte au cinéma. Pour des œuvres sincères et respectueuses comme le récent Ernest et Célestine, pas de quoi s'offusquer. Mais la perspective que ce Petit Prince en mal de fantaisie devienne (rien qu'en partie) le nouveau Petit Prince m'inquiète. Saint-Ex, c'est à toi : « J'ai vu la flamme de la liberté faire resplendir les hommes, et la tyrannie les abrutir »...
Catastrophe !
Le Petit Prince, c'est un conte moderne, tout court et tout mignon, plein d'étoiles dans le ciel et dans les yeux. Mais, au risque de briser quelques illusions, c'est aussi l'industrie monstrueuse qui se cache derrière un tel best-seller. Vendu à 150 millions d'exemplaires, le blondinet made in France n'a rien à envier à Harry Potter ni à Frodon Sacquet. Abritée par le destin iconiquement tragique du grand-père Antoine, la Succession Saint-Exupéry-d'Agay travaille d'arrache-pied à exploiter le roman sans entacher son image angélique. Elle surveille les innombrables éditions, contrôle les multiples adaptations, vérifie tous les produits dérivés, et supervise l'exploitation des droits.
Il faut dire que l'imbroglio juridique lié à l'œuvre est pour le moins touffu. L'auteur ayant disparu en 1944, celle-ci est entrée dans le domaine public mondial au 1er janvier 2015. Notons qu'au Canada, la durée des droits s'étendait sur cinquante ans, non soixante-dix. A défaut de pouvoir réguler l'exploitation du roman, la Succession a enregistré les personnages, Renard, Rose et compagnie, en tant que marques déposées, ce qui lui permet de garder la mainmise sur les produits dérivés à l'international. Mais en territoire hexagonal, pas de souci : grâce à une de nos savoureuses pirouettes culturelles nationales, le copyright est prolongé pour tous les auteurs morts pour la France, et reste en l'occurrence valable jusqu'en 2032.
C'est donc dans un contexte assez complexe qu'est lancée en 2010 la production d'une adaptation cinématographique franco-canadienne, la première version animée à voir le jour pour le grand écran. Certes, des séries japonaise, russe, et plus récemment française, ont bien été produites pour la télévision, mais aucune ne peut se vanter d'une gestation de cinq ans et d'un budget de 57 millions d'euros. Tant de chiffres et d'enjeux laissent craindre ce que s'avère malheureusement être Le Petit Prince : un film à la fois trop sage et trop confus, péniblement tiraillé entre ses aspirations poétiques et ses nécessités contractuelles.
L'originalité de la construction du scénario, bien qu'elle laisse transparaître une ambition certaine, est en bonne partie responsable de la déroute du projet. Le film, dans sa première moitié, alterne entre une histoire inédite et des extraits narrés du roman d'origine. Le cadre de ladite histoire laisse déjà perplexe : est-on en France ou aux États-Unis ? Faut-il faire confiance aux vieux tubes de Charles Trenet ou aux rues perpendiculaires de la banlieue résidentielle ? Aux textes qui apparaissent en français ou aux noms à consonances anglaises ? Le récit voudrait jouer sur les deux tableaux mais n'y gagne rien. Admettons que la jeune héroïne déménage afin d'intégrer une académie américaine en profitant du système français des secteurs scolaires (ou quelle que soit la raison de l'élément perturbateur qu'a trouvée la scénariste).
La fillette rencontre son nouveau voisin, qui n'est autre que le pilote du Petit Prince plusieurs dizaines d'années après sa rencontre extraordinaire. Celui-ci, excentrique et attachant, propose à la gamine et aux spectateurs de l'accompagner dans le récit qu'il en a tiré. Ce récit, c'est évidemment Le Petit Prince, d'abord illustré avec les aquarelles de Saint-Exupéry, puis avec du stop-motion tout en carton et papier crépon. Et s'il y a bien une réussite à reconnaître à l'ensemble du film, c'est ce travail d'animation. Au milieu de décors oniriques, le Prince, l'Aviateur, le Renard sont d'une beauté et d'une authenticité sidérantes. Les matériaux utilisés laissent la sensation de refléter l'esprit du roman à la perfection : des éléments simplistes au premier regard, mais dont les plis et les superpositions évoquent peu à peu une richesse infinie. Jeff Bridges narre chaleureusement le texte d'origine, pendant que les autres acteurs en reprennent les dialogues avec une foi inébranlable. C'est merveilleux, c'est irrésistible, et si ça ne vous remue pas rien qu'un peu, je vous donne le numéro du CHU de Rennes très réputé pour ses greffes de cœur : le 02 99 28 43 21.
Hélas, l'intégration de ces passages est loin d'être parfaite, ni même satisfaisante. Le scénario tente de maintenir un équilibre entre le roman et l'histoire inédite, mais accouche d'intersections terriblement artificielles. La découverte du Petit Prince par la fillette est constamment coupée par des retours au conflit tout creux au sein du trio fille-mère-voisin, ce qui non seulement est nuisible pour l'appréciation des séquences en stop-motion qu'on souhaiterait sans fin, mais en plus n'a aucun intérêt pour personne. N'ayons pas peur des mots et parlons de remplissage : le texte du roman est interrompu par des micro-twists insignifiants entre le pilote et la lectrice, et de son côté la mère constitue une menace pesante et une antagoniste forcée (qui en retournera d'autant plus vite sa veste dans les dernières minutes du film, avec une hypocrisie qui me rend nauséeux). Les deux histoires ne connectent pas, mais le scénario tente de balayer ça sous le tapis, ce qui est aussi frustrant qu'insultant.
Au-delà de l'échec de ces tensions parallèles, l'histoire inédite en question est d'une qualité foncièrement discutable. L'animation numérique consiste en un mélange disparate et passablement écœurant : d'un côté, avec leurs visages d'une perfection surnaturelle et leur yeux disproportionnés, les personnages ressemblent à des produits formatés post-Frozen, et de l'autre, le design simpliste et sans âme des décors laisse penser que le studio a cherché à représenter une époque pré-Toy Story... Peu d'humour et une création sans relief, c'est à se demander où a disparu le réalisateur Mark Osborne, pourtant à l'origine du sympatoche Kung Fu Panda en 2008, léger vent de fraîcheur sur les productions DreamWorks.
Peu de temps après être parvenu aux dernières pages rédigées par l'aviateur ex-Aviateur, Le Petit Prince enclenche son second acte, qui lui réussit encore moins que le récit inédit qui a précédé. Il s'agit maintenant d'effectuer à la fois une relecture moderne et une interprétation du conte. Le résultat est une redite inutile de l'histoire déjà racontée, assez simpliste et plutôt abrutissante. Le Renard philosophe est transformé en un sidekick inutile et même pas drôle. Le vaniteux, le monarque et le businessman se succèdent comme les checkpoints d'une course truquée par Sepp Blatter. Globalement, l'ambiance cotonneuse qui règne dans le livre est troquée contre les vaines trépidations d'un film d'action tout juste pour enfants et guère plus pour adultes, à l'image d'un M. Peabody et Sherman. (Long-métrage dont la bande-annonce aurait pu éviter de me montrer ses héros éjectés via un sphincter de sphinx égyptien, le reste s'avérant en fait honorable, même si peu digne d'éloges.) Le Prince, frappé d'une amnésie qui alimente la logique de conflit à défaut de quelque vraisemblance que ce soit, est désormais un ado guignolesque, et cette identification outrée avec le public visé ne m'inspire qu'agacement et mépris. En un mot comme en cent : ça foire méchamment.
Le pire, c'est sans doute que le film ne parvient même pas à être approprié pour les plus jeunes. Dans ma salle cannoise plutôt bon public, une quantité non négligeable de gags s'est soldée par des bides complets, et bien à raison : lorsque la fillette pousse un personnage lambda à un accident de voiture hors-champ, lorsqu'elle essaie de jeter une boule de bowling sur la tête d'un personnage lambda numéro deux, ou encore lorsque le vieil aviateur simule une perte de mémoire. Ces éclats d'humour discutable sont doublés d'une ou deux scènes aux relents gothiques qui n'auraient pas été reniées par l'inquiétant Numéro 9. Plus largement, l'atmosphère pesante, les immeubles gris exécutif et les lumières verdâtres évoquent un Gotham City des bacs à sable. Qu'importe la relative innocence de la première partie, l'angoisse et les ombres de la seconde ne laisseront probablement pas une impression très positive chez un enfant. La happy end téléphonée, qui contrevient par ailleurs grossièrement à la délicate évocation du deuil qui clôture le conte, ne fait qu'ajouter à l'indécision de ton qui gangrène le scénario.
Je n'ai fait qu'évoquer brièvement le réalisateur Mark Osborne jusqu'ici ; c'est qu'il n'a pas grand-chose d'un auteur. En-dehors de Kung Fu Panda, il est aussi à l'origine de plusieurs épisodes de Bob l'éponge, du court-métrage d'anticipation More nominé aux Oscars 1998, du clip Hurts Like Heaven de Coldplay, et d'un tas d'autres projets mineurs. Difficile de dégager une quelconque unité stylistique de cet amas, mais c'est peut-être la raison pour laquelle il a été attaché très tôt au projet d'animation hybride que constitue Le Petit Prince. Par contre, au niveau thématique, force est de constater qu'Osborne est friand de manichéisme et d'aventures « seul contre tous ». Cette attirance pour le misérabilisme, qui se ressentait déjà lourdement dans More et Hurts Like Heaven, prend ici l'aspect d'un monde adulte uniforme, indifférent et impitoyable, complété par une mère résolument problématique. Cette représentation binaire, Grande Aventure LEGO en nettement moins malin, tente de flatter le spectateur en le plaçant dans un rôle exceptionnel et révolutionnaire. En ce qui me concerne, le titillage égocentrique ne prend pas : même les enfants ont conscience qu'il existe tout un dégradé d'adultes, de la grand-mère rigide au tonton rigolard. Pourtant Osborne continue de recycler la même formule, vingt ans après ses débuts dans l'industrie de l'animation. Soit il souffre d'une malchance extrême et ne rencontre que des gens atterrants, soit il est un peu malhonnête sur les bords.
Si vous êtes arrivés à ce stade de l'article, vous ne m'en voudrez sans doute pas d'ajouter quelques lignes de trivia annexe. Déjà, au sein du doublage français quinze étoiles (le casting anglais est plutôt à trente), il est amusant de retrouver Vincent Lindon dans le rôle du businessman, alors qu'il vient de gagner un prix à Cannes pour son interprétation du chômeur Monsieur Tout-le-monde dans La Loi du marché. Et autrement, il serait dommage de fuir ce troublant générique qui défile de haut en bas, car vous rateriez un morceau inattendu de la malicieuse Camille, une des rares chanteuses françaises qui illumine actuellement la scène nationale. En tout cas, après avoir subi la musique prêt-à-écouter du Hans Zimmer du XXIème siècle, c'est un bol d'air frais d'adieu bienvenu.
Parmi les dernières personnes à quitter la salle, je prêtai comme à mon habitude une oreille discrète aux réactions des autres spectateurs. Une jeune américaine, enchantée par le film, confessait ne jamais avoir touché au livre. Sauf que l'adaptation n'est pas fidèle : malgré les séquences en stop-motion, tristement minoritaires, elle est loin de recréer le récit éthéré et intemporel qui encourage l'imagination du lecteur à divaguer. Est-il alors louable de proposer cette version si décevante et conditionnée, dans la mesure où elle peut amener à découvrir et explorer le roman ? Étant donné que la trame y est déjà reproduite en grande partie, j'ai bien peur que beaucoup se contentent d'une découverte au cinéma. Pour des œuvres sincères et respectueuses comme le récent Ernest et Célestine, pas de quoi s'offusquer. Mais la perspective que ce Petit Prince en mal de fantaisie devienne (rien qu'en partie) le nouveau Petit Prince m'inquiète. Saint-Ex, c'est à toi : « J'ai vu la flamme de la liberté faire resplendir les hommes, et la tyrannie les abrutir »...