L'antre de la folie

In the Mouth of Madness

un film de John Carpenter (1994)

Normal Again

Je trépigne régulièrement à l'idée d'une adaptation digne de Lovecraft, et j'aimerais citer avec la ferveur de mise son influence prééminente sur In the Mouth of Madness. Hélas, de ma part, ce serait mentir. Il ne suffit pas d'évoquer une horreur indicible dans un nombre réduit de scènes, encore faut-il se tenir à cette attitude silencieuse et suggérée... Quand John regarde dans l'abîme des Anciens avec la caméra qui se borgne à lui faire face, montrant sa peur et laissant les monstruosités tapies dans une ombre terrifiante, et ce pendant que Linda lit froidement une description de la scène dont l'existence même est impossible, on est exactement dans Lovecraft. Mais quand les créatures finissent par émerger du trou et à courser le personnage, et que Carpenter éprouve le besoin de montrer les marionnettes assemblées pour l'occasion, tout s'écroule !

Non, In the Mouth of Madness cite Lovecraft mais n'en est même pas un hommage correct. Pour l'essentiel de sa durée, le scénario et la mise en scène sont nettement plus proches des romans de Stephen King, référence par ailleurs explicitement assumée. Une petite bourgade bizarre à la Castle Rock, des personnages humains contaminés et avilis par un mal grégaire, quelques touches de gore... J'aime bien King, en tout cas dans mes souvenirs de jeunesse c'était un auteur addictif que je raccroche très bien aux lecteurs obsessionnels inclus dans l'intrigue du film, mais entre King et Lovecraft, je ressens l'écart qui existe entre le divertissement et la fascination.

Du coup, j'éprouve une certaine déception face au film de Carpenter, qui annonce vouloir pervertir la réalité du spectateur, mais bute devant la hauteur de ses ambitions. Le scénario est original, concis et bien ficelé, et en dehors du jeu passable de l'actrice principale, le travail de mise en scène lui fait honneur. Mais j'avais espéré plus. En fait, comme The Ring, In the Mouth of Madness cherche à exporter l'horreur au plus proche du public. Dans le premier, Samara s'extirpe de la télévision pour investir la réalité des personnages qui sont les avatars des spectateurs. Dans le second, par leur présence en salle devant le film dont le scénario lui-même parle (Charlie Kaufman n'a qu'à bien se tenir), les spectateurs sont censés résonner avec la folie de John Trent. Le film et le film dans le film sont donc équivalents, et leur clap de fin correspond exactement à l'extinction de la diégèse (le terme un peu pédant qui désigne la réalité du film, et que je préfère utiliser plutôt que de répéter cinq fois le mot "film" dans la même phrase). Une conclusion abrupte, justement provoquée lorsque le héros comprend qu'il vivait dans une fiction, dont n'importe quel principe peut être monstrueusement subverti par un créateur sadique.

Et dans les deux cas, les films se heurtent à leur propre nature physique. The Ring existe dans la télévision, mais ne peut en aucun cas s'en libérer. In the Mouth of Madness existe sur un écran de cinéma, mais celui-ci persiste à exister pendant le générique (qu'il aurait pour le coup été brillant de complètement couper), puis lorsque les lumières se rallument. Et une fois sorti du cinéma, la réalité n'a aucunement disparu. Je suis d'avis que la plus puissante mise en abyme jamais filmée se trouve dans l'introduction de Scream 2, mais tant que personne n'aura été tué sur scène sous mes propres yeux, le film reste face à un mur insurmontable. Il y a une part de moi un peu toquée qui souhaiterait vivre une telle fulgurance artistique, mais globalement je préfère quand même qu'aucun quidam n'ait à mourir dans une salle de cinéma pour mon simple plaisir extatique. Je suis très magnanime, oui.

J'apprécie ces efforts destinés à dessiner le fantastique en possibilités concrètes par-delà le simple dispositif cinématographique, mais j'ai l'esprit encore trop cartésien pour admettre, contrairement à d'autres registres plus dramatiques, que les visions auxquelles j'ai assisté exercent le moindre impact sur ma réalité. J'ai connu des exceptions à cette limite des médias culturels ; de rares occurrences où la fiction rentrait en collision avec la réalité et, par son travail de persuasion, sur un acte de foi, j'acceptais son existence invisible dans mon monde. Deux univers me viennent à l'esprit, signés comme par hasard par les deux pôles de In the Mouth of Madness. Lovecraft d'abord, dont les écrits de terreur en puissance me laissent entendre, encore à ce jour, l'écho étouffé de psalmodies ésotériques émanant de divinités malveillantes. Et puis King, pour Lisey's Story, une simili-autofiction dans laquelle, loin de ses cauchemars habituels, il donnait corps à son univers intérieur d'écrivain, envoûtant, inquiétant, mais aussi et surtout autonome. Ma vision de la portée de l'imagination de chacun en avait été durablement affectée.

J'ai peut-être été un peu rude dans mes axes de commentaire de ce long-métrage tardif de Carpenter, mais mon intention en exposant ces enjeux complexes est aussi de témoigner de mon respect pour ce genre d'entreprise. Comme en plus il ne se contente pas d'un simple écrin théorique, In the Mouth of Madness tient à mes yeux sa place parmi les incontournables du cinéma d'horreur. Et puis, un peu comme la pellicule de Year of the Dragon qui a très littéralement fondu sous nos yeux l'autre soir à la Filmothèque, mais malheureusement sans le moindre rapport avec le travail de Cimino, je garde l'espoir d'être un jour surpris par un dispositif qui parvienne à transcender la projection d'un film à caractère fantastique. Et je comprends d'autant mieux Sombre de Grandrieux : j'envie les enfants émerveillés qui, si spontanément, savent encore accueillir et nourrir des illusions.