En 1962, Herzog finissait de monter son premier court-métrage, Herakles. L'expérience affermit sa volonté de consacrer sa vie au cinéma, mais ne l'encourage nullement à s'enfermer chez lui pour plancher sur son prochain script. Au contraire, du haut de ses vingt ans, conscient des limites de ses connaissances du monde encore plus que du savoir-faire cinématographique qui lui reste à acquérir, il laisse libre cours à son nomadisme. Laissant derrière lui une Allemagne déjà parcourue en long et en large du fait des déménagements intempestifs de son enfance, le jeune Herzog prend son baluchon et largue les amarres pour les États-Unis.
Son rêve américain, si tant est qu'il existât jamais, ne fit pas long feu. Débarqué à New York, Herzog file direction Pittsburgh, en vue d'y reprendre ses études de lettres grâce à une bourse accordée par l'université de Munich. Par malheur, ou sans doute plutôt par chance, il est forcé de fuir les lieux quatre jours plus tard, après que l'administration locale a constaté l'irrégularité de son visa. Cet exil, le premier d'une liste inénarrable de mésaventures diplomatiques, devient l'occasion rêvée pour s'enfoncer plus profondément dans les terres américaines. Brièvement investi dans la pré-production à Cleveland d'un documentaire lié à la NASA, Herzog ne tarde pas à faire cap sur le Midwest, sur les traces de ses idoles Dylan, Brando ou encore Hemingway, toujours plus loin de la côte Est dont il déplore la superficialité. La crainte latente d'une déportation le pousse à rejoindre la frontière entre le Texas et le Mexique. Ses témoignages de l'époque mettent plus que jamais à l'épreuve la confiance de celui qui les écoute : il raconte notamment avoir gagné quelques dollars de survie en participant à plusieurs rodéos jusqu'à ce que ses blessures lui fassent abandonner les spectacles, ou bien en revendant des téléviseurs introduits en contrebande au gré des flux de travailleurs journaliers mexicains traversant le Rio Grande parmi lesquels il se camouflait. Véridiques ou non, ces anecdotes trahissent en tout cas le fantasme d'aventure rocambolesque qui le poursuivra dans l'essentiel de sa filmographie, et pour le reste de sa vie.
De retour à Munich, Herzog crée sa propre maison de production avec son demi-frère Lucki Stipetic, et vole une caméra à son ancienne université. A moins que tout ça n'ait eu lieu avant son voyage outre-Atlantique, ou encore de part et d'autre. Les différents entretiens que je tente de réassembler s'évanouissent malicieusement en une chronologie irréconciliable. Au milieu de ces mirages, en 1964, il semble que l'allemand filme son deuxième court Spiel im Sand. Avec quatre enfants et un coq enterré jusqu'au cou en tête d'affiche, Herzog a depuis fait état d'un tournage qui lui a « échappé », et s'est toujours refusé à partager le résultat. Deux années supplémentaires s'écouleront avant la production de La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz.
D'emblée, ce nouveau court-métrage se démarque d'Herakles par l'exploitation d'un décor imposant. Finie la claustrophobie de la salle de sport, place à un château privé au milieu d'une campagne autrichienne. Les plans respirent d'autant plus qu'ils se situent presque entièrement en extérieur, Herzog tirant parti de la vaste cour centrale de la forteresse. Le tournage aurait été permis grâce au prix remporté à l'aide du scénario du futur Signes de vie, mais il est certain que l'état négligé des lieux a dû faciliter leur occupation. Un narrateur ne tarde pas à expliquer que le château, ancien asile psychiatrique, fut occupé par les russes au cours de la Seconde Guerre mondiale, et que les tentatives de réhabilitation publique ont ensuite échoué les unes après les autres, provoquant la lente décrépitude capturée sur pellicule. Dans la mesure où Herzog aurait pu opérer sans attirer l'attention du moindre villageois, il est légitime de se demander si l'occupation était bien licite...
Cherchant à s'abriter de la pluie, quatre jeunes hommes pénètrent dans la forteresse abandonnée. Ils troquent leurs vêtements trempés contre des treillis oubliés depuis longtemps par leurs propriétaires, plaisantent, enfilent les casques russes, jouent, récupèrent des fusils, et finissent par ramper et parader comme des militaires un peu gauches. Oisifs dans cette condition inutile, ils sautent sur l'occasion de pouvoir interpréter comme une agression la ronde lointaine d'un tracteur, ainsi que l'approche d'un fermier avec sa fourche. Pendant qu'ils se préparent à un siège, le narrateur justifie leur comportement ridicule par le besoin d'un soldat de posséder un ennemi qui se conforme à ses attentes et respecte des règles tacites. Dans un mélange comique d'ennui et de panique, Herzog tourne ainsi en dérision la paranoïa et la diplomatie hypocrite de la Guerre froide. Las de guetter une armée invisible, les quatre compères achèvent leur métamorphose insidieuse avec une échappée qui se voudrait héroïque. Le spectateur, lui, n'y verra guère que bêtise et vanité.
Là où Herakles introduisait le thème d'inconscience cher au réalisateur, La Défense sans pareil marque un pas vers celui de la folie. Folie des hommes qui ont institutionnalisé le drame de la guerre, mais surtout folie de l'individu spontanément tenté par l'affrontement. Herzog semble expliquer l'altération trouble du citoyen en soldat par l'influence spectrale d'un contexte historique dont l'immatérialité devrait pourtant le laisser insensible : l'asile, l'occupation soviétique, mais aussi le non-dit de la frontière austro-hongroise à tout juste deux kilomètres. Aussi, quand le narrateur parle de faire « regagner raison » à la forteresse oubliée, la formulation laisse poindre l'infériorité et l'impuissance des visiteurs face un bâtiment hanté par le passé. Si ça vous semble tiré par les cheveux, je ne vous en tiendrais pas rigueur.
Le film se démarque un peu plus clairement dans son approche formelle. La présence anecdotique d'un poussin et d'une souris inaugure le dada animalier du réalisateur. Ailleurs, et contrairement à l'ennemi que les soldats estiment valoir, Herzog subvertit les règles. La narration passe par une voix off omnisciente qui convoque de loin la Nouvelle Vague, mais qui mérite plus d'être retenue pour ses bouffées de rire dérangeantes et aliénées. Celle-ci se partage la bande-son avec une musique en cordes pincées parcellaire et chaotique, qui m'évoque un pastiche asiatique. Voguant entre farce, fable et mythe, le scénario présente enfin le premier mensonge documentaire de Herzog : difficile de croire à ces « comtes de Gojar » qui se baignaient dans le sang de leurs serviteurs il y a plusieurs centaines d'années, et la véhémence forcée du narrateur quant à l'existence de preuves n'y aide aucunement.
L'apparition intéressante de ces artefacts ne saurait cependant excuser la verbosité et la densité de la narration. Même si, de par son lieu de tournage, il s'agit d'un court-métrage plus ambitieux, La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz doit se voir, au même titre qu'Herakles, comme un travail préparatoire en prévision d'œuvres plus matures, notamment Signes de vie et Woyzeck.
Drôle de guerre
En 1962, Herzog finissait de monter son premier court-métrage, Herakles. L'expérience affermit sa volonté de consacrer sa vie au cinéma, mais ne l'encourage nullement à s'enfermer chez lui pour plancher sur son prochain script. Au contraire, du haut de ses vingt ans, conscient des limites de ses connaissances du monde encore plus que du savoir-faire cinématographique qui lui reste à acquérir, il laisse libre cours à son nomadisme. Laissant derrière lui une Allemagne déjà parcourue en long et en large du fait des déménagements intempestifs de son enfance, le jeune Herzog prend son baluchon et largue les amarres pour les États-Unis.
Son rêve américain, si tant est qu'il existât jamais, ne fit pas long feu. Débarqué à New York, Herzog file direction Pittsburgh, en vue d'y reprendre ses études de lettres grâce à une bourse accordée par l'université de Munich. Par malheur, ou sans doute plutôt par chance, il est forcé de fuir les lieux quatre jours plus tard, après que l'administration locale a constaté l'irrégularité de son visa. Cet exil, le premier d'une liste inénarrable de mésaventures diplomatiques, devient l'occasion rêvée pour s'enfoncer plus profondément dans les terres américaines. Brièvement investi dans la pré-production à Cleveland d'un documentaire lié à la NASA, Herzog ne tarde pas à faire cap sur le Midwest, sur les traces de ses idoles Dylan, Brando ou encore Hemingway, toujours plus loin de la côte Est dont il déplore la superficialité. La crainte latente d'une déportation le pousse à rejoindre la frontière entre le Texas et le Mexique. Ses témoignages de l'époque mettent plus que jamais à l'épreuve la confiance de celui qui les écoute : il raconte notamment avoir gagné quelques dollars de survie en participant à plusieurs rodéos jusqu'à ce que ses blessures lui fassent abandonner les spectacles, ou bien en revendant des téléviseurs introduits en contrebande au gré des flux de travailleurs journaliers mexicains traversant le Rio Grande parmi lesquels il se camouflait. Véridiques ou non, ces anecdotes trahissent en tout cas le fantasme d'aventure rocambolesque qui le poursuivra dans l'essentiel de sa filmographie, et pour le reste de sa vie.
De retour à Munich, Herzog crée sa propre maison de production avec son demi-frère Lucki Stipetic, et vole une caméra à son ancienne université. A moins que tout ça n'ait eu lieu avant son voyage outre-Atlantique, ou encore de part et d'autre. Les différents entretiens que je tente de réassembler s'évanouissent malicieusement en une chronologie irréconciliable. Au milieu de ces mirages, en 1964, il semble que l'allemand filme son deuxième court Spiel im Sand. Avec quatre enfants et un coq enterré jusqu'au cou en tête d'affiche, Herzog a depuis fait état d'un tournage qui lui a « échappé », et s'est toujours refusé à partager le résultat. Deux années supplémentaires s'écouleront avant la production de La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz.
D'emblée, ce nouveau court-métrage se démarque d'Herakles par l'exploitation d'un décor imposant. Finie la claustrophobie de la salle de sport, place à un château privé au milieu d'une campagne autrichienne. Les plans respirent d'autant plus qu'ils se situent presque entièrement en extérieur, Herzog tirant parti de la vaste cour centrale de la forteresse. Le tournage aurait été permis grâce au prix remporté à l'aide du scénario du futur Signes de vie, mais il est certain que l'état négligé des lieux a dû faciliter leur occupation. Un narrateur ne tarde pas à expliquer que le château, ancien asile psychiatrique, fut occupé par les russes au cours de la Seconde Guerre mondiale, et que les tentatives de réhabilitation publique ont ensuite échoué les unes après les autres, provoquant la lente décrépitude capturée sur pellicule. Dans la mesure où Herzog aurait pu opérer sans attirer l'attention du moindre villageois, il est légitime de se demander si l'occupation était bien licite...
Cherchant à s'abriter de la pluie, quatre jeunes hommes pénètrent dans la forteresse abandonnée. Ils troquent leurs vêtements trempés contre des treillis oubliés depuis longtemps par leurs propriétaires, plaisantent, enfilent les casques russes, jouent, récupèrent des fusils, et finissent par ramper et parader comme des militaires un peu gauches. Oisifs dans cette condition inutile, ils sautent sur l'occasion de pouvoir interpréter comme une agression la ronde lointaine d'un tracteur, ainsi que l'approche d'un fermier avec sa fourche. Pendant qu'ils se préparent à un siège, le narrateur justifie leur comportement ridicule par le besoin d'un soldat de posséder un ennemi qui se conforme à ses attentes et respecte des règles tacites. Dans un mélange comique d'ennui et de panique, Herzog tourne ainsi en dérision la paranoïa et la diplomatie hypocrite de la Guerre froide. Las de guetter une armée invisible, les quatre compères achèvent leur métamorphose insidieuse avec une échappée qui se voudrait héroïque. Le spectateur, lui, n'y verra guère que bêtise et vanité.
Là où Herakles introduisait le thème d'inconscience cher au réalisateur, La Défense sans pareil marque un pas vers celui de la folie. Folie des hommes qui ont institutionnalisé le drame de la guerre, mais surtout folie de l'individu spontanément tenté par l'affrontement. Herzog semble expliquer l'altération trouble du citoyen en soldat par l'influence spectrale d'un contexte historique dont l'immatérialité devrait pourtant le laisser insensible : l'asile, l'occupation soviétique, mais aussi le non-dit de la frontière austro-hongroise à tout juste deux kilomètres. Aussi, quand le narrateur parle de faire « regagner raison » à la forteresse oubliée, la formulation laisse poindre l'infériorité et l'impuissance des visiteurs face un bâtiment hanté par le passé. Si ça vous semble tiré par les cheveux, je ne vous en tiendrais pas rigueur.
Le film se démarque un peu plus clairement dans son approche formelle. La présence anecdotique d'un poussin et d'une souris inaugure le dada animalier du réalisateur. Ailleurs, et contrairement à l'ennemi que les soldats estiment valoir, Herzog subvertit les règles. La narration passe par une voix off omnisciente qui convoque de loin la Nouvelle Vague, mais qui mérite plus d'être retenue pour ses bouffées de rire dérangeantes et aliénées. Celle-ci se partage la bande-son avec une musique en cordes pincées parcellaire et chaotique, qui m'évoque un pastiche asiatique. Voguant entre farce, fable et mythe, le scénario présente enfin le premier mensonge documentaire de Herzog : difficile de croire à ces « comtes de Gojar » qui se baignaient dans le sang de leurs serviteurs il y a plusieurs centaines d'années, et la véhémence forcée du narrateur quant à l'existence de preuves n'y aide aucunement.
L'apparition intéressante de ces artefacts ne saurait cependant excuser la verbosité et la densité de la narration. Même si, de par son lieu de tournage, il s'agit d'un court-métrage plus ambitieux, La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz doit se voir, au même titre qu'Herakles, comme un travail préparatoire en prévision d'œuvres plus matures, notamment Signes de vie et Woyzeck.