Kuso

un film de Flying Lotus (2017)

vu le 9 septembre 2017 au Forum des images

Martin Luther King contre les glandes sébacées

Je vois les accusations véhémentes de trash gratuit fleurir de toutes parts, alors je voudrais brièvement rétablir quelques vérités, quitte à ce que ça passe par un texte torché.

Kuso parle de peurs inconscientes. Pour celles et ceux qui parviennent à garder leurs oreilles ouvertes dans ce chaos sonore, fear est le mot que vous entendrez le plus. L'idée centrale du film, poussée dans son esthétique jusqu'à un paroxysme outrageux, consiste à embrasser ces peurs pour s'en débarrasser, et tout bêtement, mieux vivre. La démarche est d'une évidence déjà connue pour ceux qui suivent une psychanalyse, ou ceux qui ont touché aux substances psychédéliques (et quelque chose me dit que FlyLo fait partie d'un de ces deux groupes).

La première peur évidente dont on pourrait parler est celle des matières fécales et de l'anus, d'une représentation quasi constante à l'écran. Kuso est moins préoccupé par les peurs abstraites et fondamentales (en premier lieu desquelles, la peur de la mort), que les peurs sociales, celles que nous avons acquises et dont nous n'avons pas besoin pour vivre. La plupart de ces peurs sont liées à notre nature organique, ce que les visuels du film se font fort de dépeindre à toutes les sauces. Bien souvent, ces peurs se maquillent en dégoût et en haine, car l'inconscient est paresseux : il préfère rejeter des problèmes qu'il juge arbitrairement indignes, plutôt que de les attaquer, les déconstruire, les comprendre, les assimiler. Il faut ici rendre justice à l'humour du film, qui trouve un juste milieu entre les créations repoussantes et l'humour potache, comme avec ces bruitages qui rendent ridicule, bien plus que dégoûtant, le fait d'étaler ses propres excréments sur un objet ou un visage.

La scène la plus explicite quant à la proposition de Kuso est probablement celle de la thérapie proposée par George Clinton (dans un des featurings les plus absurdes de l'histoire du cinéma). Le patient vient pour régler sa peur des seins. Dans la salle d'attente, le questionnaire qui lui a été donné lui demande si ça le rend "plus gay, ou moins hétéro", évidence tautologique qu'il ne parvient pas à reconnaître, pas à admettre, et qu'il décrédibilise sous couvert d'humour devant l'autre patiente qui attend pour son avortement (et qui d'ailleurs ne lui avait aucunement demandé de se justifier : le patient ne s'aperçoit pas de sa gêne, mais se sent obligé de montrer qu'il n'est pas gêné !). Le monologue du gars costumé qui l'interpelle ensuite reprend explicitement ces thèmes de peur. Ensuite, l'intervention thérapeutique est d'une vulgarité visuelle excessive, à la mesure de la profondeur de l'introspection nécessaire à la résolution du conflit intérieur. Au terme du voyage de synthèse obsédé par les poitrines, le patient apparaît dans un décor d'un blanc immaculé, sous la forme d'un enfant recroquevillé (l'ego pur qui se sent attaqué, pourtant sans la moindre menace environnante). Sans non plus qu'on en connaisse tous les détails, c'est en acceptant l'image enfouie de sa mère qui lui donnait la tétée, dans un festival de fontaines de lait, qu'il parvient à se défaire de sa phobie déraisonnable.

Une autre scène franchement explicite est celle du couple, où la fille a du mal à avouer que la routine de strangulation du gars l'effraie un peu et ne lui plaît pas (ou en tout cas, ne lui suffit pas). Un furoncle parlant finit par apparaître sur son cou, mais sans qu'on les voit jamais dans le même cadre : ils représentent une seule et même personne, duh. Le furoncle les provoque, dit qu'ils doivent s'avouer leurs propres peurs, deal with me or run away, ce qui les pousse à se lancer dans une fellation, à laquelle, sans trop de surprise, ils prennent plaisir. La strangulation étant généralement vue comme nettement plus kinky que la fellation, ça montre bien l'aspect très relatif, et largement arbitraire, de nos échelles de valeur. Brusquez vos habitudes, ne vous laissez pas manipuler par les préjugés que vous avez intégrés, et vous pourrez prendre votre pied avec toute la félicité que votre dignité humaine mérite.

Les peurs sont multiples et diverses : excréments, ridicule social (particulièrement instillé dans les salles de classe), imperfections du visage (don't look in the mirror), organes génitaux, peur de casser le statu quo de la colocation, peur de nuire au couple, etc. FlyLo trace une connexion inédite, assez osée, mais à explorer, entre les haines sociales, les traumatismes d'enfance et les hontes quotidiennes. Certaines lignes de dialogue, quoique discrètes, montrent un souci avancé et des positions libérales sur les questions d'avortement, de relations toxiques, de racisme, de maternité... en les reliant par la peur et l'incompréhension dont elles découlent, et les non-dits hypocrites et nocifs qu'elles impliquent. C'est la grandeur folle de Kuso : dire qu'avoir honte d'un point noir et avoir peur des peaux noires, ça se rapporte aux mêmes mécanismes, mais sur des échelles de temps différentes.

Un mot sur la mise en scène de FlyLo par rapport à la musique qu'il produit. Je n'en suis pas la plus grande spécialiste, mais il me semble avoir assisté à une fidèle retranscription à l'écran des motifs qui rendent Cosmogramma et You're Dead! si particuliers. Certains morceaux qui se renvoient les uns aux autres, mais parfois interrompus par plusieurs dizaines de minutes qui n'ont plus rien à voir. Des interludes un peu choc et sortis de nulle part, comme du zapping. De l'humour et du non-respect des formules consacrées. Des collages, des animations grotesques, des explorations intérieures effrayantes et libératrices. De l'énergie et de l'éclectisme. La collision de l'avant-garde créative et du sale gosse qui veut démettre les chantres du bon goût.

En 1857, Les Fleurs du Mal vaut à Baudelaire un procès pour outrage à la morale publique et offense à la morale religieuse. Que l'on considère les monologues complexes de FlyLo qui ouvrent et referment Kuso. N'y a-t-il pas le même déchaînement contre les structures établies ? Le même amour du langage et des sons ? La même volonté de restaurer la beauté, ou au moins la trivialité, de ce qui a été jugé dégoûtant pendant plusieurs siècles ? Et FlyLo de quitter la scène, l'air blasé et un peu triste. Comme s'il s'était déjà résigné à l'idée que son long-métrage soit incompris, qu'il n'aide pas les consciences à s'ouvrir, qu'il conforte juste les spectateurs dans les limites satisfaites et étroites de leur tranquille et trompeuse bienséance. Faites-le mentir.