Il me semble que réduire Koyaanisqatsi à une fable écolo, que ce soit pour le descendre ou au contraire en faire l'éloge, constitue un raccourci assez décevant. Pas nécessairement erroné, dans la mesure où le réalisateur défend lui-même les diverses interprétations qu'a pu faire naître sa création, mais tout de même regrettablement simpliste et inoffensif par rapport à ce qui est proposé.
À mes yeux, ce documentaire tire d'abord un grand mérite de sa démarche théorique et de sa technique. Dix ans avant le dantesque Leçons de ténèbres du maître Herzog, Godfrey Reggio proposait déjà un film à hauteur, non plus d'homme, mais de Dieu, ou quelle que soit la dénomination d'omnipotence qui sonne le mieux à vos oreilles. Ralentis, time-lapses, prises aériennes, panoramas, et une variété affolante d'images qui convoquent une position à la fois omniprésente et intemporelle. Si le procédé m'a laissé très sceptique dans les premières minutes du film (qui ne révèle pas ses cartes immédiatement, il faut bien le dire), j'ai su progressivement modifier mes curseurs de perception pour accueillir ce flux intense d'affects, les compositions mémorables de Philip Glass n'y étant évidemment pas étrangères. Sans vouloir jouer les mystiques, c'est bien à un état de conscience différent et élargi que tente d'amener Koyaanisqatsi. Et, même si ce transport macroscopique n'a pas marché d'un bout à l'autre, la formidable montée en puissance de la seconde demi-heure m'a complètement emporté, ce qui suffit déjà à ce que je conseille l'expérience sans réserve.
Maintenant, vis-à-vis de ce qui y est raconté, j'ai annoncé et je maintiens que je ne suis pas du genre à jouer avec ces grands mots abstraits qui n'atteignent plus personne, « déshumanisation » et « pessimisme » en tête. En fait, j'envisage cet ambitieux montage comme le témoignage d'une insatisfaction plutôt qu'une vaine et aigrie condamnation universelle de la technologie. Sans connaître le sous-titre du film, Life Out of Balance, je l'ai exactement retrouvé à l'aide des images, qui m'ont donné le sentiment d'assister à une humanité emportée par une technologie qui prodigue plus de luxe qu'elle ne répond à de réels besoins. Constatant cette erreur de jugement, Koyaanisqatsi encourage humblement à envisager un monde où, simplement, la croissance ne serait plus une fin en soi. Bien sûr, il ne s'agit pas de retourner dans les cavernes pour manger des branches et boire des cailloux, mais de se calmer un peu, de prendre du recul sur ce que l'on accomplit, et peut-être de valoriser nos acquis plutôt que de courir éperdument après l'illusoire prochaine étape.
Pour un peu, Koyaanisqatsi me ferait me déclarer contre le progrès. Ni contre les avancées médicales, ni contre les projets d'autosuffisance énergétique, mais contre presque tout le reste... d'ici à ce qu'un lecteur taquin me fasse remarquer un oubli flagrant. En vérité, j'ai la sensation que je ne perdrais rien en qualité de vie si je vivais pendant dix ans avec les mêmes outils qu'aujourd'hui. Et pour cause : je n'ai pas l'impression d'avoir gagné quoi que ce soit depuis mon premier accès internet illimité il y a une dizaine d'années, ou en tout cas rien que je ne sois prêt à abandonner. Je ne ressens pas d'intérêt particulier à ce que ses producteurs parviennent à baisser le prix de l'électricité ; je l'accepte tel qu'il est aujourd'hui. Je suis prêt à tirer un trait sur un tas de prétendus loisirs modernes et replonger dans les livres comme quand j'étais gamin. Plus de notifications Facebook, plus de notes sur SC, je pourrais écrire mes avis sur un petit blog, en discuter avec des amis, et pourquoi pas communiquer avec quelques autres intéressés lointains, comme au temps de MSN. Tant que mon loyer n'augmente pas, la perspective de gagner le même salaire pendant dix ans, de ne jamais courir après des objets de grande valeur, de ne plus jamais partir loin en vacances, ne m'effraie pas.
Je ne suis sans doute pas apte à juger du degré de privilège nécessaire pour se permettre de tenir ce genre de propos anti-matérialiste, censément détaché des préoccupations du quotidien. Mais le problème ne se résume pas à identifier le salaire à partir duquel il est permis de se moquer de tout, car les ambitions que je liste, voyages exotiques, habits swags et téléphones portables farcis d'applications, sont loin d'affecter uniquement les nantis du monde. Croire que l'essentiel est déjà à portée de main relève plus d'un état d'esprit que d'un niveau de compte en banque. Et Koyaanisqatsi est un plaidoyer pour la défense de cette mentalité, dont les abords arriéristes ne doivent pas occulter le sens de la mesure et, en définitive, l'optimisme paisible.
Le mirage du progrès
Il me semble que réduire Koyaanisqatsi à une fable écolo, que ce soit pour le descendre ou au contraire en faire l'éloge, constitue un raccourci assez décevant. Pas nécessairement erroné, dans la mesure où le réalisateur défend lui-même les diverses interprétations qu'a pu faire naître sa création, mais tout de même regrettablement simpliste et inoffensif par rapport à ce qui est proposé.
À mes yeux, ce documentaire tire d'abord un grand mérite de sa démarche théorique et de sa technique. Dix ans avant le dantesque Leçons de ténèbres du maître Herzog, Godfrey Reggio proposait déjà un film à hauteur, non plus d'homme, mais de Dieu, ou quelle que soit la dénomination d'omnipotence qui sonne le mieux à vos oreilles. Ralentis, time-lapses, prises aériennes, panoramas, et une variété affolante d'images qui convoquent une position à la fois omniprésente et intemporelle. Si le procédé m'a laissé très sceptique dans les premières minutes du film (qui ne révèle pas ses cartes immédiatement, il faut bien le dire), j'ai su progressivement modifier mes curseurs de perception pour accueillir ce flux intense d'affects, les compositions mémorables de Philip Glass n'y étant évidemment pas étrangères. Sans vouloir jouer les mystiques, c'est bien à un état de conscience différent et élargi que tente d'amener Koyaanisqatsi. Et, même si ce transport macroscopique n'a pas marché d'un bout à l'autre, la formidable montée en puissance de la seconde demi-heure m'a complètement emporté, ce qui suffit déjà à ce que je conseille l'expérience sans réserve.
Maintenant, vis-à-vis de ce qui y est raconté, j'ai annoncé et je maintiens que je ne suis pas du genre à jouer avec ces grands mots abstraits qui n'atteignent plus personne, « déshumanisation » et « pessimisme » en tête. En fait, j'envisage cet ambitieux montage comme le témoignage d'une insatisfaction plutôt qu'une vaine et aigrie condamnation universelle de la technologie. Sans connaître le sous-titre du film, Life Out of Balance, je l'ai exactement retrouvé à l'aide des images, qui m'ont donné le sentiment d'assister à une humanité emportée par une technologie qui prodigue plus de luxe qu'elle ne répond à de réels besoins. Constatant cette erreur de jugement, Koyaanisqatsi encourage humblement à envisager un monde où, simplement, la croissance ne serait plus une fin en soi. Bien sûr, il ne s'agit pas de retourner dans les cavernes pour manger des branches et boire des cailloux, mais de se calmer un peu, de prendre du recul sur ce que l'on accomplit, et peut-être de valoriser nos acquis plutôt que de courir éperdument après l'illusoire prochaine étape.
Pour un peu, Koyaanisqatsi me ferait me déclarer contre le progrès. Ni contre les avancées médicales, ni contre les projets d'autosuffisance énergétique, mais contre presque tout le reste... d'ici à ce qu'un lecteur taquin me fasse remarquer un oubli flagrant. En vérité, j'ai la sensation que je ne perdrais rien en qualité de vie si je vivais pendant dix ans avec les mêmes outils qu'aujourd'hui. Et pour cause : je n'ai pas l'impression d'avoir gagné quoi que ce soit depuis mon premier accès internet illimité il y a une dizaine d'années, ou en tout cas rien que je ne sois prêt à abandonner. Je ne ressens pas d'intérêt particulier à ce que ses producteurs parviennent à baisser le prix de l'électricité ; je l'accepte tel qu'il est aujourd'hui. Je suis prêt à tirer un trait sur un tas de prétendus loisirs modernes et replonger dans les livres comme quand j'étais gamin. Plus de notifications Facebook, plus de notes sur SC, je pourrais écrire mes avis sur un petit blog, en discuter avec des amis, et pourquoi pas communiquer avec quelques autres intéressés lointains, comme au temps de MSN. Tant que mon loyer n'augmente pas, la perspective de gagner le même salaire pendant dix ans, de ne jamais courir après des objets de grande valeur, de ne plus jamais partir loin en vacances, ne m'effraie pas.
Je ne suis sans doute pas apte à juger du degré de privilège nécessaire pour se permettre de tenir ce genre de propos anti-matérialiste, censément détaché des préoccupations du quotidien. Mais le problème ne se résume pas à identifier le salaire à partir duquel il est permis de se moquer de tout, car les ambitions que je liste, voyages exotiques, habits swags et téléphones portables farcis d'applications, sont loin d'affecter uniquement les nantis du monde. Croire que l'essentiel est déjà à portée de main relève plus d'un état d'esprit que d'un niveau de compte en banque. Et Koyaanisqatsi est un plaidoyer pour la défense de cette mentalité, dont les abords arriéristes ne doivent pas occulter le sens de la mesure et, en définitive, l'optimisme paisible.