A l'heure où David Fincher fait le pari inattendu et réussi d'un Gone Girl plutôt retenu, dévoilant une subtilité et une richesse d'interprétation régulièrement absentes de ses précédents films tapageurs, Christopher Nolan, autre réalisateur populaire s'il en est, emprunte le chemin complètement opposé et signe avec Interstellar son film le plus pataud, glorifiant sans aucun recul de nombreux codes balourds du blockbuster d'outre-Atlantique, et échouant dans son emportement à entretenir le divertissement de consolation que le public, déjà floué par rapport à la vacuité du propos, était en droit d'espérer. Promis, c'était ma phrase la plus longue.
L'expectative était grande, grâce à une publicité savamment orchestrée. Projet mystérieux n'ayant laissé filtré guère plus qu'un petit nombre de bande-annonces évasives et intriguantes, la campagne pour Interstellar pouvait se permettre de ne reposer essentiellement que sur la reconnaissance publique du réalisateur après ses précédents archi-succès, les spectateurs avertis se chargeant de générer la deuxième vague de buzz global. Il serait cependant réducteur de ne voir dans cette approche qu'une stratégie purement commerciale, car toute cette démarche dénote aussi d'une confiance et d'une ambition renouvelées côté Nolan : pour continuer son ascension ininterrompue au panthéon hollywoodien, il doit dépasser le divertissement sombre des TDK et sublimer au premier plan la gravité sensible qui entourait le personnage de DiCaprio dans Inception, afin de créer le chef d'œuvre visionnaire et profond attendu de lui à ce stade. D'où ce choix d'en dire peu pour en suggérer beaucoup, sur la trace d'autres grands maîtres du cinéma. Le souci, c'est que Nolan bluffe, et quand il abat ses cartes avec cette épopée de 2h49, il révèle qu'il n'a concrètement toujours pas grand chose à raconter.
J'entrai dans la salle en sceptique prudent, et non en détracteur inébranlable, car le contexte dans lequel est sorti le film ne suffit en rien à le juger —même s'il aide rétrospectivement à le comprendre. Au lieu de tourner autour pendant encore une heure (ce qui pourrait se traduire dans un mauvais référentiel par 23 ans d'ennui), je ferais sans doute mieux d'aborder le thème du film : la survie de l'humanité. Pas d'astéroïde menaçant ou de catastrophe virale, les causes du danger sont ici très terre-à-terre. L'homme se meurt car ses récoltes agricoles s'effondrent. Un conflit international et des problèmes environnementaux sont évoqués, mais restent en arrière-plan. Les Nolan (Christopher et son frère Jonathan, co-scénariste) ont bien raison de ne pas chercher à en dire plus, dans la mesure où tout ça ne doit servir que de cadre aux relations humaines, au cœur de la réflexion qu'ils souhaitent partager.
La première partie du film, qui ne paraîtrait sans doute pas aussi longue si la suite l'exploitait mieux, plante Matthew McConaughey dans ce décor ocre et poussiéreux. L'identification avec ce père de deux enfants, attentionné, aimant, noble, est d'autant plus rapide que l'acteur déploie son meilleur jeu. A partir de trois fois rien, le film peint son tableau post-apocalyptique ; il présente un futur terriblement proche, au point d'être ressenti comme un présent alternatif, et c'est possiblement sa plus grande réussite. Mais les évènements se précipitent et ça commence à sentir le sapin. Cooper, le personnage de McConaughey, trouve une base secrète de la NASA grâce à des coordonnées obtenues dans des circonstances mystérieuses. Après une petite plaisanterie à base de Taser et d'intimidation (pour garder le secret d'un endroit où quelques milliers de personnes construisent une fusée, comprenez), Cooper se rappelle qu'il était pilote dans une autre vie, que le professeur qui dirige les lieux est un vieux pote à lui, qu'il avait justement suivi la formation pour partir dans l'espace, et ni une ni deux il décolle à la recherche de nouvelles planètes habitables, par-delà un trou de ver en banlieue de Saturne.
Alors oui, cet amas de coïncidences est justifié sur la fin du film, sauf que narrativement, ça reste assez pauvre. Mais surtout, à partir de ce moment, les liens entre Interstellar et son thème (et son ambition) s'effilochent. Pour nous parler de survie de l'humanité, Cooper et la fille du professeur s'écharpent, plan A ou plan B ? Amener les terriens à l'autre bout de la galaxie, ou créer une nouvelle branche de l'espèce depuis une valise d'œufs congelés ? Utiliser le fuel restant pour rejoindre la planète de la dernière chance, ou rentrer auprès de ses enfants ? Le scénario double les enjeux du blockbuster de base, enrobe ses artifices dramatiques avec un trop-plein d'emphase, et sonne inévitablement de plus en plus faux. Cette volonté insistante de formuler noir sur blanc une suite de micro-choix cornéliens, oubliés quelques minutes plus tard, est franchement inadaptée pour aborder l'ampleur de la menace d'une extinction totale. Une des réussites du Gravity de Cuarón tenait en sa capacité à exacerber nos instincts de survie de simples individus ; Interstellar, hésitant derrière ses airs baroudeurs, voudrait titiller notre instinct de survie pour la race humaine (dont je ne suis personnellement pas sûr qu'il existe ailleurs qu'au cinéma), mais en pratique s'arrête essentiellement à expliciter chaque tourment intérieur d'un seul homme. J'ose croire que je serai compris si je dis que l'approche retenue confond gravité et pesanteur.
Ce thème malmené devrait servir à véhiculer la thèse des Nolan, à savoir, en gros, que l'amour transcende tout. C'est un point de vue fort louable que je ne chercherai pas à contredire, mais ce n'est certainement pas l'artillerie lourde du film qui m'en a convaincu. La séquence où Cooper s'effondre en larmes devant les quelques vidéos que lui ont envoyées ses enfants pendant la vingtaine d'années perdue sur la planète océanique m'a laissé sur le bord de la route : le montage compacté prive la scène d'intimité, l'ensemble est trop attendu, trop démonstratif. Les bons sentiments du personnage me paraissent d'autant plus restreints et dictés par un scénario pontifiant, que les relations entre ses deux enfants sont dégradées juste pour embellir le climax qui précède l'épilogue. Était-il bien nécessaire de transformer le fils en un type antipathique au possible, violent envers sa propre famille, de lui donner ce regard presque tueur à côté de son champ en flammes, pendant que sa sœur panique puis finit par comprendre, comme à la dernière seconde possible, l'origine des bizarreries de sa bibliothèque ? A côté de tout ça, le choix de faire de l'amour un genre de cinquième dimension gravitationnelle m'a bien plu. La chose n'était pas très claire mais peu importe, dans la mesure où j'en ai compris l'esprit. Ca marche sans doute parce que les Nolan sont à ce moment incapables d'expliquer théoriquement ce qu'ils montrent, et parviennent enfin à concilier l'humain et le fantastique.
Les fondations branlantes d'Interstellar seraient pardonnables si le film était divertissant. Hélas, sur la forme, il s'avère encore plus maladroit, quand il n'est pas tout bonnement pénible. Au sujet des explications scientifiques que j'évoquais à l'instant, il faut reconnaître aux producteurs qu'ils n'ont pas eu froid aux yeux en impliquant pleinement des physiciens dégourdis dans le processus d'écriture, avec le jargon pointu qui les accompagne, trous de ver et autres horizons des évènements. Le résultat laisse néanmoins une impression de poudre aux yeux, pas tant parce que les dialogues riment parfois à n'importe quoi (le seul exemple que j'ai pris la peine de retenir jetait joyeusement physique quantique et relativité générale dans une réplique sortie de nulle part, mais qui amusera sans doute les néophytes), mais parce qu'ils ne parviennent pas à se justifier. Christopher Nolan est un bonhomme qui se prend au sérieux et a un peu perdu de vue le pouvoir de suggestion du cinéma, de sorte qu'à chaque nouveau phénomène physique intriguant à l'écran, il juge indispensable d'essayer d'expliquer la situation par A plus B grâce à deux ou trois lignes de dialogue formulées par les explorateurs. D'une part, ça n'a aucun sens pour des sujets aussi tordus que le profil de l'espace-temps : dur de s'exciter, au hasard, à propos de l'analogie entre un trou de ver dans un espace à deux dimensions et un cercle troué dans une feuille. D'autre part, ces fragments de réflexion bien plus démonstratifs que constructifs n'ont pas leur place dans la bouche des techniciens que le scénario veut nous vendre. En bref, ce parti pris berce les spectateurs dans l'illusion qu'ils sont en environnement connu, et leur rend plus difficile de lâcher prise pour s'abandonner aux rêves de la science-fiction.
Pour parler du scénario dans son ensemble et des intrigues développées, il est là encore facile de trouver des failles fondamentales. L'histoire complète est un vaste diallèle, un paradoxe auto-contenu, vu que les hommes n'auraient pas de futur si Cooper n'était pas tombé dans le complexe zarb-dimensionnel, et ledit complexe n'existerait pas si les hommes du futur ne l'avaient pas créé. C'est toujours amusant et pas gênant pour un sou. Par contre je reste quand même sur le cul que ces braves gens soient en mesure de créer un palace mnémo-gravitationnel de folie mais qu'ils ne soient pas foutus d'envoyer l'équation miracle par fax. Autre point, qui semble faire l'unanimité, la partie avec Matt Damon est dramatiquement bancale. Les motivations de son personnage sont imbitables, qu'il s'agisse de précipiter Cooper au fond d'un ravin ou de s'amarrer à la bonne franquette au vaisseau Endurance. L'histoire part en roue libre pendant que Nolan recalibre le film en le gonflant de suspense creux, d'abord à l'aide de coupures « meanwhile, on Earth » avec lesquelles le public s'efforcera vainement d'établir un parallèle, puis en faisant tournoyer l'Endurance très très vite pendant que Cooper, ce pilote badass, réalise un amarrage micrométrique. Mentionnons enfin et tout de même le deus ex machina final qui permet à notre héros d'être récupéré tout fringant à la sortie de son trip psyché. Les Nolan se décoincent par rapport à leur besoin de tout justifier, mais ce virement radical de philosophie en toute fin d'aventure ne laisse qu'un arrière-goût amer.
D'un bout à l'autre d'Interstellar, la construction du suspense est inséparable de la musique signée par Hans Zimmer, habitué des grands rendez-vous hollywoodiens. Difficile d'évaluer le nombre de morceaux écrits avec cet orgue galactique qui a tendance à tout balayer, mais l'attribution originale de ce rôle d'honneur semble avoir payé auprès du public. Je suis pour ma part souvent resté hermétique à ces constructions monumentales et forcées, à l'image du reste du film. A plusieurs reprises, le son escalade les dizaines de décibels jusqu'à un niveau sans doute prohibé par la loi —ces agressions répétées, paraît-il, auraient même eu raison du système audio d'une salle IMAX de San Francisco. Puis, effet dramatique par excellence, la piste laisse place à un silence total au moment d'une explosion dans le vide, ou de quelque autre manifestation spectaculaire. Une construction élémentaire et assujettie, intégrée dans une composition écrasante qui cherche à vaincre par K.O. et annihile tout émerveillement.
Pendant que l'orgue se déchaîne, le reste de mise en scène de l'action, résolument jamais originale, ne se fait pas sans maladroitesse. Par exemple, la scène où Anne Hathaway (au milieu d'une interprétation immédiatement oubliable) se retrouve bêtement bloquée sous des débris pendant qu'une vague de quelques himalayas de haut s'approche, rappelle la caméra fatigante et le montage désagréable de certaines poursuites illisibles de la trilogie TDK. Que reste-t-il à tirer de ce capharnaüm, sinon les visuels inspirés de l'équipe d'effets spéciaux Double Negative ? Encore que certains plans gagneraient à être allongés pour partager dans leur juste magnificence les anneaux de Saturne, ou les nuages solidifiés de la planète Damon. Mais ne boudons pas les plaisirs esthétiques que procurent le passage dans le trou de ver, et plus tard l'entrée dans le trou noir. Ces deux séquences sont indéniablement les plus créatives d'Interstellar, et noient allègrement les repères spatiaux de ceux qui veulent bien s'y plonger. Pas de signification cachée, il s'agit surtout d'une attraction visuelle gentiment allumée. Dommage que Nolan ait tellement brodé autour !
Remarquez, niveau longueurs, je n'ai sans doute de leçons à donner à personne, et il est plus que temps d'achever ce texte. Vous m'excuserez de m'engager sur un sentier tellement battu qu'il ressemble à l'A6, mais il est impossible de conclure sans évoquer un repère indiscutable de la SF, 2001. Qu'il s'agisse de blagounettes de robots-pavés, de cadrage d'astronaute ou d'hallucinations spatiales, Nolan semble assouvir un culte obsessionnel du long-métrage essentiel de Kubrick. Ces références omniprésentes sont à la fois parasites et pathétiques ; elles rappellent avec insistance que Nolan souhaite à tout prix s'inscrire dans la continuité du maître anglais, pendant que son film d'une superficialité navrante prouve qu'il n'a pas compris grand-chose à la science-fiction —même s'il a appris à vendre, et qu'il y excelle. Flatteur dans l'âme, il livre avec Interstellar un film mature quoiqu'erroné, où la grandiloquence bataille avec la peur de créer. Mais que peut-on attendre d'un homme qui ne voit pas d'utilité aux téléphones portables ?
Bulldozerstellar
A l'heure où David Fincher fait le pari inattendu et réussi d'un Gone Girl plutôt retenu, dévoilant une subtilité et une richesse d'interprétation régulièrement absentes de ses précédents films tapageurs, Christopher Nolan, autre réalisateur populaire s'il en est, emprunte le chemin complètement opposé et signe avec Interstellar son film le plus pataud, glorifiant sans aucun recul de nombreux codes balourds du blockbuster d'outre-Atlantique, et échouant dans son emportement à entretenir le divertissement de consolation que le public, déjà floué par rapport à la vacuité du propos, était en droit d'espérer. Promis, c'était ma phrase la plus longue.
L'expectative était grande, grâce à une publicité savamment orchestrée. Projet mystérieux n'ayant laissé filtré guère plus qu'un petit nombre de bande-annonces évasives et intriguantes, la campagne pour Interstellar pouvait se permettre de ne reposer essentiellement que sur la reconnaissance publique du réalisateur après ses précédents archi-succès, les spectateurs avertis se chargeant de générer la deuxième vague de buzz global. Il serait cependant réducteur de ne voir dans cette approche qu'une stratégie purement commerciale, car toute cette démarche dénote aussi d'une confiance et d'une ambition renouvelées côté Nolan : pour continuer son ascension ininterrompue au panthéon hollywoodien, il doit dépasser le divertissement sombre des TDK et sublimer au premier plan la gravité sensible qui entourait le personnage de DiCaprio dans Inception, afin de créer le chef d'œuvre visionnaire et profond attendu de lui à ce stade. D'où ce choix d'en dire peu pour en suggérer beaucoup, sur la trace d'autres grands maîtres du cinéma. Le souci, c'est que Nolan bluffe, et quand il abat ses cartes avec cette épopée de 2h49, il révèle qu'il n'a concrètement toujours pas grand chose à raconter.
J'entrai dans la salle en sceptique prudent, et non en détracteur inébranlable, car le contexte dans lequel est sorti le film ne suffit en rien à le juger —même s'il aide rétrospectivement à le comprendre. Au lieu de tourner autour pendant encore une heure (ce qui pourrait se traduire dans un mauvais référentiel par 23 ans d'ennui), je ferais sans doute mieux d'aborder le thème du film : la survie de l'humanité. Pas d'astéroïde menaçant ou de catastrophe virale, les causes du danger sont ici très terre-à-terre. L'homme se meurt car ses récoltes agricoles s'effondrent. Un conflit international et des problèmes environnementaux sont évoqués, mais restent en arrière-plan. Les Nolan (Christopher et son frère Jonathan, co-scénariste) ont bien raison de ne pas chercher à en dire plus, dans la mesure où tout ça ne doit servir que de cadre aux relations humaines, au cœur de la réflexion qu'ils souhaitent partager.
La première partie du film, qui ne paraîtrait sans doute pas aussi longue si la suite l'exploitait mieux, plante Matthew McConaughey dans ce décor ocre et poussiéreux. L'identification avec ce père de deux enfants, attentionné, aimant, noble, est d'autant plus rapide que l'acteur déploie son meilleur jeu. A partir de trois fois rien, le film peint son tableau post-apocalyptique ; il présente un futur terriblement proche, au point d'être ressenti comme un présent alternatif, et c'est possiblement sa plus grande réussite. Mais les évènements se précipitent et ça commence à sentir le sapin. Cooper, le personnage de McConaughey, trouve une base secrète de la NASA grâce à des coordonnées obtenues dans des circonstances mystérieuses. Après une petite plaisanterie à base de Taser et d'intimidation (pour garder le secret d'un endroit où quelques milliers de personnes construisent une fusée, comprenez), Cooper se rappelle qu'il était pilote dans une autre vie, que le professeur qui dirige les lieux est un vieux pote à lui, qu'il avait justement suivi la formation pour partir dans l'espace, et ni une ni deux il décolle à la recherche de nouvelles planètes habitables, par-delà un trou de ver en banlieue de Saturne.
Alors oui, cet amas de coïncidences est justifié sur la fin du film, sauf que narrativement, ça reste assez pauvre. Mais surtout, à partir de ce moment, les liens entre Interstellar et son thème (et son ambition) s'effilochent. Pour nous parler de survie de l'humanité, Cooper et la fille du professeur s'écharpent, plan A ou plan B ? Amener les terriens à l'autre bout de la galaxie, ou créer une nouvelle branche de l'espèce depuis une valise d'œufs congelés ? Utiliser le fuel restant pour rejoindre la planète de la dernière chance, ou rentrer auprès de ses enfants ? Le scénario double les enjeux du blockbuster de base, enrobe ses artifices dramatiques avec un trop-plein d'emphase, et sonne inévitablement de plus en plus faux. Cette volonté insistante de formuler noir sur blanc une suite de micro-choix cornéliens, oubliés quelques minutes plus tard, est franchement inadaptée pour aborder l'ampleur de la menace d'une extinction totale. Une des réussites du Gravity de Cuarón tenait en sa capacité à exacerber nos instincts de survie de simples individus ; Interstellar, hésitant derrière ses airs baroudeurs, voudrait titiller notre instinct de survie pour la race humaine (dont je ne suis personnellement pas sûr qu'il existe ailleurs qu'au cinéma), mais en pratique s'arrête essentiellement à expliciter chaque tourment intérieur d'un seul homme. J'ose croire que je serai compris si je dis que l'approche retenue confond gravité et pesanteur.
Ce thème malmené devrait servir à véhiculer la thèse des Nolan, à savoir, en gros, que l'amour transcende tout. C'est un point de vue fort louable que je ne chercherai pas à contredire, mais ce n'est certainement pas l'artillerie lourde du film qui m'en a convaincu. La séquence où Cooper s'effondre en larmes devant les quelques vidéos que lui ont envoyées ses enfants pendant la vingtaine d'années perdue sur la planète océanique m'a laissé sur le bord de la route : le montage compacté prive la scène d'intimité, l'ensemble est trop attendu, trop démonstratif. Les bons sentiments du personnage me paraissent d'autant plus restreints et dictés par un scénario pontifiant, que les relations entre ses deux enfants sont dégradées juste pour embellir le climax qui précède l'épilogue. Était-il bien nécessaire de transformer le fils en un type antipathique au possible, violent envers sa propre famille, de lui donner ce regard presque tueur à côté de son champ en flammes, pendant que sa sœur panique puis finit par comprendre, comme à la dernière seconde possible, l'origine des bizarreries de sa bibliothèque ? A côté de tout ça, le choix de faire de l'amour un genre de cinquième dimension gravitationnelle m'a bien plu. La chose n'était pas très claire mais peu importe, dans la mesure où j'en ai compris l'esprit. Ca marche sans doute parce que les Nolan sont à ce moment incapables d'expliquer théoriquement ce qu'ils montrent, et parviennent enfin à concilier l'humain et le fantastique.
Les fondations branlantes d'Interstellar seraient pardonnables si le film était divertissant. Hélas, sur la forme, il s'avère encore plus maladroit, quand il n'est pas tout bonnement pénible. Au sujet des explications scientifiques que j'évoquais à l'instant, il faut reconnaître aux producteurs qu'ils n'ont pas eu froid aux yeux en impliquant pleinement des physiciens dégourdis dans le processus d'écriture, avec le jargon pointu qui les accompagne, trous de ver et autres horizons des évènements. Le résultat laisse néanmoins une impression de poudre aux yeux, pas tant parce que les dialogues riment parfois à n'importe quoi (le seul exemple que j'ai pris la peine de retenir jetait joyeusement physique quantique et relativité générale dans une réplique sortie de nulle part, mais qui amusera sans doute les néophytes), mais parce qu'ils ne parviennent pas à se justifier. Christopher Nolan est un bonhomme qui se prend au sérieux et a un peu perdu de vue le pouvoir de suggestion du cinéma, de sorte qu'à chaque nouveau phénomène physique intriguant à l'écran, il juge indispensable d'essayer d'expliquer la situation par A plus B grâce à deux ou trois lignes de dialogue formulées par les explorateurs. D'une part, ça n'a aucun sens pour des sujets aussi tordus que le profil de l'espace-temps : dur de s'exciter, au hasard, à propos de l'analogie entre un trou de ver dans un espace à deux dimensions et un cercle troué dans une feuille. D'autre part, ces fragments de réflexion bien plus démonstratifs que constructifs n'ont pas leur place dans la bouche des techniciens que le scénario veut nous vendre. En bref, ce parti pris berce les spectateurs dans l'illusion qu'ils sont en environnement connu, et leur rend plus difficile de lâcher prise pour s'abandonner aux rêves de la science-fiction.
Pour parler du scénario dans son ensemble et des intrigues développées, il est là encore facile de trouver des failles fondamentales. L'histoire complète est un vaste diallèle, un paradoxe auto-contenu, vu que les hommes n'auraient pas de futur si Cooper n'était pas tombé dans le complexe zarb-dimensionnel, et ledit complexe n'existerait pas si les hommes du futur ne l'avaient pas créé. C'est toujours amusant et pas gênant pour un sou. Par contre je reste quand même sur le cul que ces braves gens soient en mesure de créer un palace mnémo-gravitationnel de folie mais qu'ils ne soient pas foutus d'envoyer l'équation miracle par fax. Autre point, qui semble faire l'unanimité, la partie avec Matt Damon est dramatiquement bancale. Les motivations de son personnage sont imbitables, qu'il s'agisse de précipiter Cooper au fond d'un ravin ou de s'amarrer à la bonne franquette au vaisseau Endurance. L'histoire part en roue libre pendant que Nolan recalibre le film en le gonflant de suspense creux, d'abord à l'aide de coupures « meanwhile, on Earth » avec lesquelles le public s'efforcera vainement d'établir un parallèle, puis en faisant tournoyer l'Endurance très très vite pendant que Cooper, ce pilote badass, réalise un amarrage micrométrique. Mentionnons enfin et tout de même le deus ex machina final qui permet à notre héros d'être récupéré tout fringant à la sortie de son trip psyché. Les Nolan se décoincent par rapport à leur besoin de tout justifier, mais ce virement radical de philosophie en toute fin d'aventure ne laisse qu'un arrière-goût amer.
D'un bout à l'autre d'Interstellar, la construction du suspense est inséparable de la musique signée par Hans Zimmer, habitué des grands rendez-vous hollywoodiens. Difficile d'évaluer le nombre de morceaux écrits avec cet orgue galactique qui a tendance à tout balayer, mais l'attribution originale de ce rôle d'honneur semble avoir payé auprès du public. Je suis pour ma part souvent resté hermétique à ces constructions monumentales et forcées, à l'image du reste du film. A plusieurs reprises, le son escalade les dizaines de décibels jusqu'à un niveau sans doute prohibé par la loi —ces agressions répétées, paraît-il, auraient même eu raison du système audio d'une salle IMAX de San Francisco. Puis, effet dramatique par excellence, la piste laisse place à un silence total au moment d'une explosion dans le vide, ou de quelque autre manifestation spectaculaire. Une construction élémentaire et assujettie, intégrée dans une composition écrasante qui cherche à vaincre par K.O. et annihile tout émerveillement.
Pendant que l'orgue se déchaîne, le reste de mise en scène de l'action, résolument jamais originale, ne se fait pas sans maladroitesse. Par exemple, la scène où Anne Hathaway (au milieu d'une interprétation immédiatement oubliable) se retrouve bêtement bloquée sous des débris pendant qu'une vague de quelques himalayas de haut s'approche, rappelle la caméra fatigante et le montage désagréable de certaines poursuites illisibles de la trilogie TDK. Que reste-t-il à tirer de ce capharnaüm, sinon les visuels inspirés de l'équipe d'effets spéciaux Double Negative ? Encore que certains plans gagneraient à être allongés pour partager dans leur juste magnificence les anneaux de Saturne, ou les nuages solidifiés de la planète Damon. Mais ne boudons pas les plaisirs esthétiques que procurent le passage dans le trou de ver, et plus tard l'entrée dans le trou noir. Ces deux séquences sont indéniablement les plus créatives d'Interstellar, et noient allègrement les repères spatiaux de ceux qui veulent bien s'y plonger. Pas de signification cachée, il s'agit surtout d'une attraction visuelle gentiment allumée. Dommage que Nolan ait tellement brodé autour !
Remarquez, niveau longueurs, je n'ai sans doute de leçons à donner à personne, et il est plus que temps d'achever ce texte. Vous m'excuserez de m'engager sur un sentier tellement battu qu'il ressemble à l'A6, mais il est impossible de conclure sans évoquer un repère indiscutable de la SF, 2001. Qu'il s'agisse de blagounettes de robots-pavés, de cadrage d'astronaute ou d'hallucinations spatiales, Nolan semble assouvir un culte obsessionnel du long-métrage essentiel de Kubrick. Ces références omniprésentes sont à la fois parasites et pathétiques ; elles rappellent avec insistance que Nolan souhaite à tout prix s'inscrire dans la continuité du maître anglais, pendant que son film d'une superficialité navrante prouve qu'il n'a pas compris grand-chose à la science-fiction —même s'il a appris à vendre, et qu'il y excelle. Flatteur dans l'âme, il livre avec Interstellar un film mature quoiqu'erroné, où la grandiloquence bataille avec la peur de créer. Mais que peut-on attendre d'un homme qui ne voit pas d'utilité aux téléphones portables ?