La légende veut que Werner Herzog, quelque part vers la fin de son adolescence, ait fait acquisition de sa première caméra 35mm en piochant dans les réserves de l'École du film de Munich. Sans autorisation de prêt. Et sans jamais y avoir étudié le cinéma, en fait. « À mes yeux, ce n'était pas du vol. C'était une nécessité. J'avais un genre de droit naturel à posséder une caméra, un outil pour travailler. » Il raconte avoir découvert cette vocation à quatorze ans, au cours d'une brève mais intense conversion au catholicisme qui eut lieu à Berlin. Qu'importent ses origines particulièrement modestes, marquées par la misère allemande au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : le jeune Herzog avait décidé d'être cinéaste. L'année suivante, sous les yeux de son frère Tilbert, il se lançait dans un concours de scénario, rédigeait son tout premier script en cinq jours, et remportait le prix. Sans ciller, ainsi démarrait une des carrières les plus fascinantes du cinéma contemporain.
Compte tenu de sa propension à laisser ses biographes brouiller les pistes de sa propre histoire sans chercher très fort à les contredire, il est légitime de se demander si cette genèse fut à ce point passionnée et catégorique. Herakles, le premier court-métrage d'Herzog, ne laisse d'ailleurs aucunement transparaître les ambitions de son auteur. Cependant, il n'est pas permis de douter qu'il annonce déjà les leitmotivs thématiques et techniques qui animeront la multitude de métrages à venir. Le tournage, effectué dans une banale salle de musculation allemande, n'a certes rien de l'ampleur des futurs projets fous Aguirre ou Fitzcarraldo, et pour cause : face à l'indifférence des investisseurs, Herzog ne disposait que d'un maigre salaire de soudeur de nuit pour faire ses preuves (c'est, du moins, ce qu'il affirme). Mais par-delà cette limite pragmatique, les parallèles sont plutôt évidents.
En mettant l'accent sur les biceps tendus, les pectoraux bombants, les articulations sous le joug de l'effort, mais aussi sur les haltères et les divers autres artefacts d'entraînement, Herzog annonce sans équivoque que ce n'est pas l'individu dans sa dimension sentimentale et anecdotique qui l'intéresse, mais plutôt ses illusions de grandeur, sa vanité inhérente, et les moyens qu'il utilise pour tenter de satisfaire son ego. Le montage vient rapidement confirmer cette interprétation : dans une approche qui rappelle autant Fata Morgana que La Grotte des rêves perdus quelques cinquante ans plus tard, Herzog mélange tout à la fois mythe, fiction et documentaire, entrecoupant les images d'athlètes avec des séquences d'archives via l'évocation de six des douze Travaux d'Héraclès. Après un lot de démonstrations physiques, Herzog s'adresse directement au public : le culturiste « nettoiera-t-il les écuries d'Augias ? » Et de montrer une immense décharge à ciel ouvert. « Résistera-t-il aux oiseaux du lac Stymphale ? » Et d'exhiber des bombardiers en pleine action.
Outré et impitoyable, le décalage met en valeur l'attachement de ces néo-sculptures grecques à des idéaux irrationnels, en même temps que l'absurdité d'une réalité catastrophique qui a dépassé ses propres légendes sans même s'en apercevoir. Herzog, pince-sans-rire comme jamais, marie l'hydre de Lerne avec une file interminable d'automobilistes qui prédate le Week-end de Godard, ou encore les juments anthropophages de Diomède avec les bolides du circuit du Mans au cours d'un accident ayant tué plusieurs dizaines de spectateurs. La démarche est un peu trop frontale et démonstrative pour susciter pleinement l'adhésion, mais le réalisateur a lui-même reconnu qu'il s'agissait d'un coup d'essai destiné à clarifier ses pensées pour des projets ultérieurs. En l'occurrence, l'accompagnement musical jazzy et décontracté atteste que, conscient de ses limites, il cherchait moins à convaincre qu'à partager de façon nonchalante un bout de sa vision du monde. Herakles, modeste mais débrouillard, montre en définitive qu'il est possible d'assembler à tout juste vingt ans un manifeste fidèle à ses convictions, et de conserver toute une vie une inspiration initiale exceptionnelle.
Échauffements
La légende veut que Werner Herzog, quelque part vers la fin de son adolescence, ait fait acquisition de sa première caméra 35mm en piochant dans les réserves de l'École du film de Munich. Sans autorisation de prêt. Et sans jamais y avoir étudié le cinéma, en fait. « À mes yeux, ce n'était pas du vol. C'était une nécessité. J'avais un genre de droit naturel à posséder une caméra, un outil pour travailler. » Il raconte avoir découvert cette vocation à quatorze ans, au cours d'une brève mais intense conversion au catholicisme qui eut lieu à Berlin. Qu'importent ses origines particulièrement modestes, marquées par la misère allemande au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : le jeune Herzog avait décidé d'être cinéaste. L'année suivante, sous les yeux de son frère Tilbert, il se lançait dans un concours de scénario, rédigeait son tout premier script en cinq jours, et remportait le prix. Sans ciller, ainsi démarrait une des carrières les plus fascinantes du cinéma contemporain.
Compte tenu de sa propension à laisser ses biographes brouiller les pistes de sa propre histoire sans chercher très fort à les contredire, il est légitime de se demander si cette genèse fut à ce point passionnée et catégorique. Herakles, le premier court-métrage d'Herzog, ne laisse d'ailleurs aucunement transparaître les ambitions de son auteur. Cependant, il n'est pas permis de douter qu'il annonce déjà les leitmotivs thématiques et techniques qui animeront la multitude de métrages à venir. Le tournage, effectué dans une banale salle de musculation allemande, n'a certes rien de l'ampleur des futurs projets fous Aguirre ou Fitzcarraldo, et pour cause : face à l'indifférence des investisseurs, Herzog ne disposait que d'un maigre salaire de soudeur de nuit pour faire ses preuves (c'est, du moins, ce qu'il affirme). Mais par-delà cette limite pragmatique, les parallèles sont plutôt évidents.
En mettant l'accent sur les biceps tendus, les pectoraux bombants, les articulations sous le joug de l'effort, mais aussi sur les haltères et les divers autres artefacts d'entraînement, Herzog annonce sans équivoque que ce n'est pas l'individu dans sa dimension sentimentale et anecdotique qui l'intéresse, mais plutôt ses illusions de grandeur, sa vanité inhérente, et les moyens qu'il utilise pour tenter de satisfaire son ego. Le montage vient rapidement confirmer cette interprétation : dans une approche qui rappelle autant Fata Morgana que La Grotte des rêves perdus quelques cinquante ans plus tard, Herzog mélange tout à la fois mythe, fiction et documentaire, entrecoupant les images d'athlètes avec des séquences d'archives via l'évocation de six des douze Travaux d'Héraclès. Après un lot de démonstrations physiques, Herzog s'adresse directement au public : le culturiste « nettoiera-t-il les écuries d'Augias ? » Et de montrer une immense décharge à ciel ouvert. « Résistera-t-il aux oiseaux du lac Stymphale ? » Et d'exhiber des bombardiers en pleine action.
Outré et impitoyable, le décalage met en valeur l'attachement de ces néo-sculptures grecques à des idéaux irrationnels, en même temps que l'absurdité d'une réalité catastrophique qui a dépassé ses propres légendes sans même s'en apercevoir. Herzog, pince-sans-rire comme jamais, marie l'hydre de Lerne avec une file interminable d'automobilistes qui prédate le Week-end de Godard, ou encore les juments anthropophages de Diomède avec les bolides du circuit du Mans au cours d'un accident ayant tué plusieurs dizaines de spectateurs. La démarche est un peu trop frontale et démonstrative pour susciter pleinement l'adhésion, mais le réalisateur a lui-même reconnu qu'il s'agissait d'un coup d'essai destiné à clarifier ses pensées pour des projets ultérieurs. En l'occurrence, l'accompagnement musical jazzy et décontracté atteste que, conscient de ses limites, il cherchait moins à convaincre qu'à partager de façon nonchalante un bout de sa vision du monde. Herakles, modeste mais débrouillard, montre en définitive qu'il est possible d'assembler à tout juste vingt ans un manifeste fidèle à ses convictions, et de conserver toute une vie une inspiration initiale exceptionnelle.