Gates of Heaven

un film de Errol Morris (1978)

Six papattes sous terre

Protip : ne pas confondre avec Heaven's Gate. RIP Michael Cimino.

Assez rapidement, j'ai eu la sensation d'avoir déjà vu ce docu quelque part. Les personnages qui se détachent bizarrement des décors, les dialogues évasifs, les intonations manipulées, le montage espiègle... Mais oui, bien sûr : les premiers films de Werner Herzog, dont certains « documentaires » tels que Dernières paroles et Fata Morgana, qui sont tellement aux frontières de la conception commune du genre, basée sur l'illusion de la neutralité, que je ne peux décemment pas les désigner sans guillemets. Et en fait, à ce niveau d'influence, j'étais presque tenté de parler de plagiat.

Oui mais non : je ne m'en souvenais pas, sauf qu'il s'agissait du fameux projet pour lequel Herzog avait promis de manger une de ses chaussures, si celui-ci était mené à terme et parvenait jusqu'aux salles américaines. Il faut dire qu'un documentaire aussi étrange à propos de cimetières d'animaux de compagnie, de la part d'un réalisateur encore sans nom... Et c'est pas l'ami Werner, occupé à boucler son douzième tour du monde, qui allait lui filer beaucoup de tuyaux pour la distribution.

Pourtant Gates of Heaven a lancé la carrière de Morris, et se montre remarquable en bien des points. Pas forcément pour son inventivité, vu que Herzog avait largement préparé le terrain, mais à l'écran ça ne change pas grand-chose tellement la forme dénote par rapport aux docus qu'on a l'habitude de voir. Souvent brandi, par erreur, en graal du documentariste, le concept d'objectivité est ici gentiment ridiculisé, avec les éléments de mise en scène que j'ai déjà cités. Pour autant, face aux Seidl et autres misanthropes, c'est bien des attentes du spectateur dont le film s'amuse, et jamais des personnes qui sont interviewées.

Difficile d'établir directement si cette distanciation, somme toute assez discrète pour l'œil impie, profite ou non à l'exposition du sujet. C'est que Gates of Heaven fait le grand écart : sa manipulation du réel vise en réalité à atteindre un état de jugement inédit, une sorte viciée d'objectivité (pour reprendre le terme de l'ennemi). Concrètement, par exemple, ça veut dire demander à tous les intervenants d'adopter une même intonation plate, ce qui les met à égalité (qu'ils soient fossoyeurs pour chiens, propriétaires de terrain ou convertisseurs de chair animale) en plus de suggérer un recul factuel sur leurs situations respectives. C'est aussi ce qu'il faut lire dans le refus du dialogue, entre Morris et chaque participant tout autant qu'entre les participants eux-mêmes, ce qui les dessine dans des environnements-bulles étranges où eux seuls existeraient, et où leur témoignage serait vierge de tout affect extérieur.

Il y a une poignée d'exceptions à ce principe de l'isoloir virtuel, et elle concerne essentiellement les couples venus dresser la sépulture de leur animal de compagnie. Derrière sa démarche en apparence espiègle, Morris reste très tendre envers ses intervenants. Il a en effet pleinement conscience que leurs différentes valeurs font le cœur de son film. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il laisse tourner sa caméra et n'intervient pas, alors que les hommes et les femmes qui s'y succèdent parlent de moins en moins des cimetières pour animaux. La première demi-heure s'accordait déjà quelques libertés en retraçant les espoirs brisés d'un entrepreneur paralytique, mais les digressions forment ensuite une part essentielle des témoignages. Il y a une petite vieille qui raconte d'un air bougon, vaguement triste, l'esprit ailleurs, mais pas du tout la larme à l'œil, que son petit-fils ne la visite presque plus depuis qu'il l'a placée dans un hospice, alors qu'elle a passé plusieurs années à l'élever. Il y a le patron du cimetière qui reconstruit les sciences cognitives avec un vocabulaire de comptoir, et son petit frère qui finit par admettre qu'il trouve un grand accomplissement à écrire des morceaux de guitare, même si sa famille prend sa passion avec condescendance, et même si personne ne les écoutera jamais.

Assez simplement, Morris croit et montre, avec une fluidité qui finit presque par faire oublier les artifices en jeu, qu'une caméra peut agir comme un miroir : n'importe qui y étant confronté, après une période de flottement, se retrouverait spontanément à vouloir justifier les actes de sa vie, et finirait par confesser ses convictions les plus profondes. Le spectateur entend alors avec une honnête bienveillance parler de foi, de famille, d'art ou de persévérance ; sentiment avivé par la vulnérabilité que ne manquera pas de susciter, rien qu'un peu, le contexte étrange et décalé des cimetières pour animaux de compagnie. En ce qui me concerne, je retiendrai surtout la construction originale de l'environnement documentaire qui a permis et embelli ces témoignages. Une preuve de plus que, dans la recherche de la vérité, l'exactitude ou la transparence du documentariste sont, au mieux, contingents.

Et Herzog a bel et bien mangé sa chaussure.