From What Is Before

Mula sa kung ano ang noon

un film de Lav Diaz (2014)

vu le 4 décembre 2015 au Jeu de Paume

Not with a bang but a whimper

5h38 de cinéma philippin. Et pourtant ce n'est pas la durée qui m'a gêné.

Déjà... Lav Diaz serait-il sourd ? La prise de son est un désastre de proportions bibliques (en tout cas j'ai jamais entendu pire), c'est pas du tout égalisé entre les scènes. Et même souvent à l'intérieur d'une même séquence, il y a un seuillage dynamique (ou alors c'est comme ça que j'appellerais la chose si je l'avais inventée) qui fait qu'une fois les personnages suffisamment dans le champ et sur le point de discuter, les bruits d'environnements baissent brusquement, provoquant des discontinuités assez dérangeantes. Encore ailleurs, il y a des problèmes de spatialisation, une voix s'entend proche à droite alors que le perso est au fond à gauche de la pièce... A quoi ça sert d'acheter une caméra full HD si on utilise un micro de webcam ? Je suis prêt à excuser l'amateurisme technique pour les films un peu perchés, mais là c'était vraiment trop distrayant et désagréable.

Deuxième reproche, la démarche narrative. Dans le fond Lav Diaz a l'air assez opposé au concept d'exposition, ses scènes sont en écrasante majorité des plans fixes où se jouent lentement des évènements au sens flou, dont on sait rarement si la vocation est purement contemplative ou bien s'ils auront une incidence sur la suite du film. Ces séquences font rimer géométrie et chronologie, avec par exemple une procession religieuse qui émerge à l'horizon, progresse le long du chemin qui cisaille l'écran en diagonale, pour finalement disparaître dans un angle du premier plan. Comme le cadrage est intelligent, et compte tenu évidemment de leur durée minimum de cinq minutes, certaines s'impriment efficacement sur la rétine du spectateur. Cependant l'absence de sens immédiat, ainsi que la baisse d'attention inévitable, en condamnent bon nombre à être irrémédiablement oubliées.

Sauf que. Sauf que se répètent plusieurs rendez-vous, selon des cycles d'une demi-heure à trois quarts d'heure, où Diaz décide de benner une tonne d'explications sur le public par l'intermédiaire de dialogues touffus. C'est quitte ou double : soit tu vois en quelques secondes à quel plan se réfère la phrase que tu viens d'entendre, et tu es susceptible de comprendre un facteur clé de l'histoire de ce hameau philippin, soit tu rates le moment, tu ravales ta frustration, et tu te concentres dans l'espoir d'interpréter la phrase suivante qui sera tout aussi bombardée. Forcément, le fait que Diaz n'annonce aucunement cette transition d'une expérience visuelle et méditative vers un paradigme de discursivité extrême, ça prend plus d'une fois au dépourvu. Je ne veux pas faire de réquisitoire contre un cinéma exigeant, mais quand on me demande une mémoire photographique et puis des réflexes d'adaptation accessibles uniquement par une alternance intensive de coke et de barbituriques, ça me semble quand même un brin excessif. En plus d'être inutile, puisqu'après tout il ne tenait qu'au réalisateur de réconcilier cette schizophrénie narrative au profit de schémas plus conventionnels, et surtout plus compréhensibles.

Enfin, étant donné ces tendances à la dissimulation d'informations, c'est sans surprise que le film pâtit d'une flopée de symboles politico-historiques peu convaincants. Diaz se targue de représenter le contexte social qui a mené à l'instauration de la loi martiale par le président/dictateur/mari-d'une-femme-possédant-2700-paires-de-chaussures Fernando Marcos en 1972, du coup les habitants du village se partagent entre braves gens passifs réfugiés dans des traditions rétrogrades et menteurs plus ou moins insidieux. A l'arrivée, les allégories sont suffisamment évasives et diffuses pour qu'on puisse y lire ce qu'on veut. Mais ce qui m'embête encore plus, c'est que toutes ces ambitions de contextualisation sociale se tournent résolument vers le passé, et bien qu'on puisse y trouver des parallèles avec des situations contemporaines, militarisation hypocrite, mercenariat, exode rural et tutti quanti (on peut y lire ce qu'on veut, j'vous dis), Diaz a l'air soucieux du présent autant que d'une queue de cerise. Les gens de l'Oulipo affirmaient que l'inspiration pouvait naître de la contrainte ; Diaz se réjouit de pouvoir livrer des films aux durées faramineuses en faisant fi des considérations commerciales, mais le fond engagé de From What Is Before aurait sans doute été plus convaincant si une limite de deux ou trois heures l'avait forcé à synthétiser.

Allusions foireuses mises à part, Diaz souhaitait aussi rejouer les souvenirs d'une période houleuse de son enfance. Et c'est là que les 5h38 lui réussissent plutôt. Son talent au cadrage, dans lequel j'inclus sa capacité à placer et déplacer les corps à l'intérieur de ses tableaux fixes (la caméra tourne parfois de quelques degrés, je vous l'accorde), confère à l'ultra-long-métrage une dimension fascinante, à la fois extatique et apaisée. Son noir et blanc, un peu ombrageux à mon goût en intérieurs, mais pas moins magnifique pour découper les paysages ou les baraques du village, plonge le spectateur dans un cadre exotique et éthéré. Et quand l'irruption de l'armée perce cette bulle illusoirement intemporelle, nulle explosion, plutôt un long et douloureux sombrage que le metteur en scène nous propose d'accompagner encore deux heures. A ce titre, je me serais bien passé de l'ultime séquence qui rompt la poésie et la triste quiétude du plan précédent sur la rivière sépulcrale, comme si Diaz s'était senti obligé de conclure sur une note politique controversée pour justifier très sérieusement son projet, alors que ses réminiscences tranquilles et sublimes semblent être à la fois son point fort et sa principale préoccupation.

Au sortir de la salle, un peu assommé, on comprend que, même quand il chiffre à plus de cinq heures, ce n'est pas sa longueur qui détermine si un film est génial ou insupportable, passionnant ou interminable, mais comme toujours, la façon dont le réalisateur exploite cette durée. En l'occurrence, Lav Diaz partager comme promis ces « mémoires d'apocalypse » grâce à une image captivante et hypnotique, bien que, orgueil ou incompétence, From What Is Before souffre ailleurs de carences techniques difficilement négligeables, ainsi que d'une propension guère productive à l'esbroufe métaphorique. Une épopée statique, qui illustre plus qu'elle ne raconte. Pour le principe, quelqu'un devrait essayer de recruter le gars comme chef op'.