De la même façon que La défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz constituait un brouillon de l'imminent Signes de vie, Dernières paroles prépare le terrain pour les visions aberrantes de Fata Morgana. Dans cet esprit, la présente bafouille ne fait qu'effleurer des mystères que je tenterai d'éclairer ultérieurement.
Tourné en deux jours et monté en moitié moins de temps au milieu du projet Signes de vie, le contexte de production de Dernières paroles évoque déjà un post-it cinématographique, comme si Herzog avait des idées qui lui trottaient en tête depuis un moment et qu'il avait décidé de les faire respirer un peu en attendant de trouver une période pendant laquelle il pourrait s'y investir pleinement. Accompagné d'une fraction de son équipe technique, il s'est éloigné des côtes turques, direction la Crète, et plus spécifiquement Spinalonga, une colonie lépreuse insulaire ultimement abandonnée en 1957.
Ce contexte historique est évoqué dans les témoignages des habitants du port au large duquel l'île opérait, mais les codes documentaires sont pervertis sans ménagement. Il est question du dernier habitant de Spinalonga, évacué par les autorités quelque temps auparavant ; les annales crétoises font état d'un prêtre demeuré sur l'île jusqu'en 1962 pour honorer les disparus, mais le court-métrage reste pleinement évasif à ce sujet. En l'occurrence, le personnage apparaît sous plusieurs angles confondants, et sans jamais éclairer à quel point il est censé refléter le passif réel du gardien de la léproserie.
Le film ouvre sur une citation non expressément créditée, mais qu'il semble rétrospectivement raisonnable de lui attribuer. L'homme apparaît ensuite sans voix, en plan fixe, et ses mimiques faciales, mi-ridicules mi-authentiques, trahissent à la fois une multitude de souvenirs obsédants et l'inaptitude des mots à les retranscrire. Toujours muet mais autrement plus expressif, la caméra le rattrape ensuite dans un bar, intégralement investi dans l'interprétation à la lyre d'une musique traditionnelle. À la dernière minute enfin, il se lance dans une diatribe face caméra, mais opposée au concept-même de sa présence à l'écran, répétant qu'il refuse de parler, et que la présente intervention constitue ses dernières paroles éponymes.
La poignée de témoignages qui entrecoupent ces apparitions n'est pas moins déstabilisante, la raison principale étant que Herzog a aussi demandé aux différents participants de répéter à plusieurs reprises leur texte, si court soit-il. Le procédé évoque l'enregistrement de plusieurs tentatives habituellement destinées à être triées au montage, sous-entendant que le scénario met dans la bouche des intervenants des mots qui ne leur appartiennent pas. Herzog décide paradoxalement de mettre en valeur ce matériel, laissant planer le doute sur la sincérité de l'histoire, qui est pourtant au moins en partie avérée. Le seul participant à ne pas subir ce traitement est affublé de lunettes noires légèrement trop couvrantes, et adopte une posture légèrement trop artificielle sur une chaise légèrement trop incongrue.
Alors, qui est acteur, qui est réel ? Est-ce que la scénarisation transforme les hommes en personnages ? Est-ce que les personnages portent moins de vérité que les hommes ? Est-ce que la construction documentaire révèle ou obscurcit ? Peut-elle être pertinente sans être transparente ? Dans l'ensemble, c'est à une rébellion générale contre l'esprit du cinéma vérité contemporain, et plus largement contre le factuel, que se livre un Werner Herzog déjà inénarrable. Loin de lui les prétentions d'un média qui abolirait les frontières entre sujet et public : au contraire, non seulement il reconnaît l'influence du réalisateur en exacerbant son rôle, mais il investit aussi le spectateur de la responsabilité du doute, et glorifie cette complexe interaction entre les différentes parties.
Sur le plan technique, le montage son est toujours aussi cradingue, et le repérage toujours aussi exquis. La durée réduite et le caractère somme toute incident du court-métrage ne permettent pas à Herzog de s'épancher en fulgurances visuelles, à l'exception d'une brève séquence où un jeu d'ombres dessine autour d'un musicien une aura qui reflète ce dépassement du factuel, mais les plans glanés sur l'île de Spinalonga contribuent avec brio à l'incertitude de genre, s'appuyant en particulier sur le contraste entre la paisibilité méditerranéenne du lieu et la désertion qui l'a frappé avec une étoffe presque légendaire. Construction d'un mythe, déconstruction d'une réalité, ou peut-être l'inverse, Dernières paroles interpelle par ses détournements ludiques, mais derrière cet éparpillement apparent se cache un progressisme documentaire mémorable.
Nous cherchons les moyens de vous faire parler
De la même façon que La défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz constituait un brouillon de l'imminent Signes de vie, Dernières paroles prépare le terrain pour les visions aberrantes de Fata Morgana. Dans cet esprit, la présente bafouille ne fait qu'effleurer des mystères que je tenterai d'éclairer ultérieurement.
Tourné en deux jours et monté en moitié moins de temps au milieu du projet Signes de vie, le contexte de production de Dernières paroles évoque déjà un post-it cinématographique, comme si Herzog avait des idées qui lui trottaient en tête depuis un moment et qu'il avait décidé de les faire respirer un peu en attendant de trouver une période pendant laquelle il pourrait s'y investir pleinement. Accompagné d'une fraction de son équipe technique, il s'est éloigné des côtes turques, direction la Crète, et plus spécifiquement Spinalonga, une colonie lépreuse insulaire ultimement abandonnée en 1957.
Ce contexte historique est évoqué dans les témoignages des habitants du port au large duquel l'île opérait, mais les codes documentaires sont pervertis sans ménagement. Il est question du dernier habitant de Spinalonga, évacué par les autorités quelque temps auparavant ; les annales crétoises font état d'un prêtre demeuré sur l'île jusqu'en 1962 pour honorer les disparus, mais le court-métrage reste pleinement évasif à ce sujet. En l'occurrence, le personnage apparaît sous plusieurs angles confondants, et sans jamais éclairer à quel point il est censé refléter le passif réel du gardien de la léproserie.
Le film ouvre sur une citation non expressément créditée, mais qu'il semble rétrospectivement raisonnable de lui attribuer. L'homme apparaît ensuite sans voix, en plan fixe, et ses mimiques faciales, mi-ridicules mi-authentiques, trahissent à la fois une multitude de souvenirs obsédants et l'inaptitude des mots à les retranscrire. Toujours muet mais autrement plus expressif, la caméra le rattrape ensuite dans un bar, intégralement investi dans l'interprétation à la lyre d'une musique traditionnelle. À la dernière minute enfin, il se lance dans une diatribe face caméra, mais opposée au concept-même de sa présence à l'écran, répétant qu'il refuse de parler, et que la présente intervention constitue ses dernières paroles éponymes.
La poignée de témoignages qui entrecoupent ces apparitions n'est pas moins déstabilisante, la raison principale étant que Herzog a aussi demandé aux différents participants de répéter à plusieurs reprises leur texte, si court soit-il. Le procédé évoque l'enregistrement de plusieurs tentatives habituellement destinées à être triées au montage, sous-entendant que le scénario met dans la bouche des intervenants des mots qui ne leur appartiennent pas. Herzog décide paradoxalement de mettre en valeur ce matériel, laissant planer le doute sur la sincérité de l'histoire, qui est pourtant au moins en partie avérée. Le seul participant à ne pas subir ce traitement est affublé de lunettes noires légèrement trop couvrantes, et adopte une posture légèrement trop artificielle sur une chaise légèrement trop incongrue.
Alors, qui est acteur, qui est réel ? Est-ce que la scénarisation transforme les hommes en personnages ? Est-ce que les personnages portent moins de vérité que les hommes ? Est-ce que la construction documentaire révèle ou obscurcit ? Peut-elle être pertinente sans être transparente ? Dans l'ensemble, c'est à une rébellion générale contre l'esprit du cinéma vérité contemporain, et plus largement contre le factuel, que se livre un Werner Herzog déjà inénarrable. Loin de lui les prétentions d'un média qui abolirait les frontières entre sujet et public : au contraire, non seulement il reconnaît l'influence du réalisateur en exacerbant son rôle, mais il investit aussi le spectateur de la responsabilité du doute, et glorifie cette complexe interaction entre les différentes parties.
Sur le plan technique, le montage son est toujours aussi cradingue, et le repérage toujours aussi exquis. La durée réduite et le caractère somme toute incident du court-métrage ne permettent pas à Herzog de s'épancher en fulgurances visuelles, à l'exception d'une brève séquence où un jeu d'ombres dessine autour d'un musicien une aura qui reflète ce dépassement du factuel, mais les plans glanés sur l'île de Spinalonga contribuent avec brio à l'incertitude de genre, s'appuyant en particulier sur le contraste entre la paisibilité méditerranéenne du lieu et la désertion qui l'a frappé avec une étoffe presque légendaire. Construction d'un mythe, déconstruction d'une réalité, ou peut-être l'inverse, Dernières paroles interpelle par ses détournements ludiques, mais derrière cet éparpillement apparent se cache un progressisme documentaire mémorable.