Deep Web

un film de Alex Winter (2015)

Amérique numérique

Bien que les internautes se souciant de leurs droits demeurent encore minoritaires, l'inquiétude qui entoure les questions numériques n'est plus l'apanage de types barbus qui codent en assembleur dans leurs garages. La décennie 2010, progressivement envahie par la culture geek et les hashtags, marque aussi l'émergence de scandales numériques aux retentissements significatifs. Plusieurs documentaristes ont pris le relais de la presse traditionnelle afin de partager au public ces histoires 2.0 édifiantes. La visibilité inédite de ces affaires est même parvenue à titiller DreamWorks, qui a signé la coqueluche anglaise Benedict Cumberbatch et coproduit le thriller The Fifth Estate sorti en 2013. J'ai cependant pu constater que, du fait de la multiplication des parties, une certaine confusion entourait généralement ces affaires, même chez les esprits de bonne volonté. Comme je vais parler de quelques documentaires, récapitulons.



Dans les épisodes précédents

Julian Assange est rédacteur en chef de WikiLeaks, plate-forme de publication de documents classifiés et autres informations sensibles fondée en 2006. Son portrait et ses cheveux décolorés ont commencé à être placardés sur tous les murs après la publication étalée en 2010 de matériel exfiltré par la soldate américaine Chelsea Manning (connue à l'époque sous le nom de Bradley Manning). Les rapports, vidéos et câbles diplomatiques, loin d'être tous incriminants, ont tout de même mis en lumière plusieurs abus perpétrés par l'armée US, en particulier en Afghanistan, en Irak et à Guantanamo. Chelsea Manning a été reconnue coupable de trahison en 2013 et purge actuellement une peine de 35 ans de réclusion. Julian Assange n'a pas été mis en examen pour son rôle au sein de WikiLeaks, mais les autorités suédoises le poursuivent suite à des accusations de viol, notablement émises à la même période que les publications Manning. Il est réfugié depuis 2012 à l'intérieur de l'ambassade londonienne de l'Équateur, qui a accepté sa requête d'asile politique. Figure d'ores et déjà emblématique de la décennie, sa première apparition au cinéma a lieu en 2013 avec le biopic The Fifth Estate. Jugeant le script trompeur, il a coproduit un documentaire sorti à la même période mais avec une vision alternative, nommé Mediastan. Quelques mois plus tard, il est à nouveau le sujet d'un documentaire, mais dont il n'approuve pas le contenu : We Steal Secrets: The Story of Wikileaks. Trois visions divergentes qui méritent leur propre texte, et que je laisserai à d'autres le soin d'aborder.

Edward Snowden est, sans rentrer dans les détails de ses contrats et de ses fiches de poste (d'autant plus qu'elles n'ont probablement jamais existé), un ex-employé de la CIA, puis de la NSA. Confronté à certaines pratiques discutables, il a entrepris de rassembler plusieurs milliers de documents gouvernementaux dès 2012. Les premières révélations publiques, effectuées par plusieurs journaux de renom contactés par Laura Poitras et Glenn Greenwald suite à leur rencontre IRL avec Snowden en mai 2013, ont confirmé ce que certains ne pouvaient jusque-là que soupçonner, et alerté la majorité des autres : les US et leurs alliés des « Five Eyes », le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, et en particulier le Royaume-Uni, mènent de vastes projets informatiques de surveillance globale des populations, sans nécessairement se préoccuper de leur conformité aux droits citoyens. À ce jour, la publication continue encore au goutte-à-goutte, allant de l'implication des grandes entreprises du web à l'espionnage économique perpétré sur des états officiellement alliés. Snowden, accusé de compromission d'informations classifiées, est abrité par la Russie depuis juin 2013. L'asile lui a été accordé suite à sa fuite de Hong Kong, quelques jours à peine après l'enregistrement du documentaire Citizenfour par Laura Poitras. Un biopic réalisé par Oliver Stone, Snowden, devrait atteindre ses premières salles fin 2015.

Aaron Swartz n'a pas attendu d'être diplômé pour faire preuve de compétences de programmation éclectiques et impressionnantes, mais c'est son engagement politique qui l'a grandement fait connaitre à partir de 2008. Après avoir participé aux spécifications de RSS, à la progression des CMS ou encore à Reddit, son travail témoigne d'un activisme de plus en plus marqué, tourné vers la sensibilisation des internautes aux restrictions d'accès aux informations publiques, pointant notamment du doigt feu le Stop Online Piracy Act, un projet de loi liberticide. Suite au téléchargement en masse d'articles académiques depuis une base de données privée (mais à laquelle il avait accès en tant que chercheur de Harvard), il est poursuivi par la justice américaine à partir de 2011. Menacé d'une lourde amende et d'un emprisonnement prolongé, il se suicide deux ans après les premières accusations. Mi-2014, un documentaire retraçant son parcours, The Internet's Own Boy: The Story of Aaron Swartz, est distribué sous licence Creative Commons —un projet de plus auquel il avait activement participé.

Ross Ulbricht, à l'origine étudiant en cristallographie, se trouve des affinités avec les thèses libertariennes et commence à concevoir le web comme l'outil décisif du développement d'une pensée et d'un système économique alternatifs. Séduit par le bitcoin, une monnaie virtuelle difficilement traçable, et par le « web profond » accessible via Tor, dont les services peu référencés et les échanges lourdement chiffrés permettent une liberté de ton et de services inédite (et occasionnellement effrayante), Ulbricht s'investit vers 2010 dans le développement de Silk Road, une plate-forme commerciale rapidement désignée comme l'eBay de la drogue. Sa couverture d'ancien scout ne l'épargne pas des soupçons du FBI, qui l'arrête et l'accuse en 2013 d'être derrière le pseudonyme de Dread Pirate Roberts, administrateur du site. Sa défense, attribuant le rôle de DPM à un autre entrepreneur trouble, a été rejetée par la justice américaine, qui l'a condamné en mai 2015 à la réclusion à perpétuité. Le documentaire Deep Web, explorant le procès, est mis en ligne deux jours après le verdict.

Steve Jobs est un entrepreneur talentueux qui a eu un rôle déterminant dans le développement des ordinateurs personnels, puis a un peu perdu son âme et a commencé à se faire un max de thunes sur le dos de ses fans au point d'en faire rougir George Lucas. Jobs est décédé d'un cancer du pancréas en 2011, ce qui a déclenché la production de Jobs sur la base d'un scenario valsant entre l'épitaphe romanesque et la rubrique nécro prémâchée. Un second biopic Steve Jobs, réalisé par Danny Boyle, est à paraitre fin 2015. De façon amusante, le réalisateur de We Steal Secrets devrait aussi diffuser à la même période un documentaire peu flatteur sur Jobs. Je ne parlerai pas plus de lui que d'Assange par la suite, mais j'ai sauté sur l'occasion de casser un peu de sucre sur le dos des sectaires de la pomme, dans un élan proprement trollesque.



Une robe riche, pour un cru rond et structuré

Histoire de contrebalancer ces synthèses encyclopédiques, permettez-moi d'opérer un virage brutal de considérations théoriques et subjectives sur l'appréciation des documentaires. Je serais bien en peine de définir la façon dont je juge n'importe quel film, mais après deux ans d'intérêt pour ce sous-ensemble, j'ai la sensation de suivre certains critères d'évaluation. Bien évidemment, je n'ai pas de grille de lecture aussi intraitable qu'un QCM, mais trois axes ressortent : la nécessité du partage d'information, l'effort mis dans le travail de recherche, et l'aspect formel du produit final.

Répondre à la question de la nécessité d'un documentaire revient en bonne partie à définir la notion d'utilité dans le cadre du genre, pour ensuite reconnaitre ce qui l'est le plus. Il ne s'agit pas pour autant d'établir une gradation universelle : de mon avis, un film divertissant est un film utile, et chacun est en droit d'apprécier un docu à propos de la récolte d'églantines dans le Finistère tout comme j'ai des affinités pour les docus sur le retro-gaming et l'e-sport. De ce fait, même si de tels docus ont un impact social insignifiant et qu'ils ne s'adressent pas à tous les publics (ou bien que tous les publics n'y sont pas réceptifs), leur caractère instructif n'en appelle pas moins une certaine forme de reconnaissance. C'est d'autant plus flagrant pour des méta-productions du style de Stories We Tell ou bien Fata Morgana, où les réalisateurs jouent tout particulièrement avec les codes du documentaire et cherchent à n'atteindre qu'un nombre restreint de cinéphiles.

Dans un registre légèrement distinct, quoiqu'en intersection non nulle, certains docus sont habités d'une ambition plus marquée de changer la perception publique de leur sujet d'étude, et/ou de constituer des témoins historiques de certains évènements ou pensées, allant de Au bord du monde à From Bedrooms to Billions. Toutefois cette ambition n'a pas de répercussion directe sur l'apport pour le spectateur : difficile par exemple d'attribuer un intérêt indiscutable à Shoah avec le montage retenu par Claude Lanzmann, dans la mesure où, face aux monumentales huit heures de l'ensemble, bien peu de spectateurs osent s'y confronter. Cette nécessité stricte, austère et morale, celle-là même que l'on évoque par le devoir de mémoire, n'est à mon sens pas aussi décisive que l'enrichissement personnel lié à potentiellement n'importe quelle œuvre. Tout au plus s'agit-il d'un atout, qui demande à être examiné rétrospectivement : le diptyque The Act of Killing/The Look of Silence, avec ses campagnes de projection dans les universités indonésiennes et sa remise en question brutale de mentalités contemporaines, est par exemple, à ma connaissance, un des rares documentaires à avoir généré un impact social notable.

Il s'agit donc de juger un documentaire pour les impressions qu'il suscite bien plus que pour les intentions de son réalisateur, en conséquence de quoi chaque spectateur a son mot à dire sur le sujet.

L'investissement du documentariste et de son équipe apparait immédiatement comme un critère moins subjectif. Il est impossible de définir irréfutablement ce qui va rendre un docu plus enrichissant qu'une page wikipedia, mais le caractère quantitatif des informations factuelles lève toute ambiguïté quant au fait que le premier en contienne plus ou moins que la seconde. Les faits relatés dans Citizenfour sont accessibles au public depuis fin 2013 au moins, et il n'y a guère besoin d'aller chercher au-delà des premiers liens proposés par n'importe quel moteur de recherche pour tomber dessus. Heureusement, il s'agit bien plus d'une exception que d'une norme. Même les docus animaliers produits par la télévision publique parviennent à synthétiser efficacement, voire à compléter, des tas d'infos éparpillées en ligne. En général, accumuler les interviews et déterrer des archives sont de ce point de vue de bons indicateurs, comme dans The Smash Documentary (4h20 de porte-à-porte de gamers) ou bien Gérard Depardieu, grandeur nature. Ce dernier montre d'ailleurs qu'il n'est pas nécessaire de confronter tous les points de vue pour réussir ; par contre, mépriser l'opposition et marteler un message faiblement argumenté expose au risque du pamphlet insupportable type Fahrenheit 9/11.

La notion d'investissement ne se limite cependant pas à l'accumulation de faits. De la même façon qu'un travail universitaire exige un apport personnel de son rédacteur, un documentaire de qualité effectue une synthèse qui culmine idéalement avec la formulation de réflexions alternatives, permettant de porter un nouveau regard sur le sujet. Il s'agit d'une œuvre d'équilibriste, entre l'explicite et l'implicite : aller à l'essentiel d'une réflexion qui s'est parfois étalée sur plusieurs dizaines d'années, mais aussi guider le spectateur pour qu'il participe au cheminement des idées. Un documentaire honnête est un travail fructueux de conviction, pas de persuasion. Au-delà de cette démarche académique, s'investir c'est aussi partir à l'aventure, sortir de sa zone de confort, y mettre physiquement et moralement du sien. C'est ce qui fait la richesse des films de Werner Herzog et du diptyque de Joshua Oppenheimer, persona non grata dans les pays où ils ont tourné, parfois menacés de mort. Ou même du plus modeste Le rappel des oiseaux, témoin de rites funéraires tibétains assez graphiques.

Je considère ainsi qu'il existe une gradation de l'implication du documentariste, où un peu de valeur ajoutée aux études existantes définit une moyenne requise, tandis qu'une scène de brasse avec des crocodiles est un atout exaltant quoique subsidiaire.

Concernant enfin la forme du documentaire, le principe le plus évident à suivre est celui qui sous-tend le cinéma dans son ensemble : la forme doit se conjuguer avec le fond. Avant de parler de la photographie ou des mouvements de caméra retenus, il s'agit d'abord de donner une structure cohérente au déroulement du film. L'approche retenue est traditionnellement chronologique, ce qui s'envisage naturellement quand le docu se présente en tant que portrait (à la louche une bonne moitié de ce qui arrive en salles, même si ça n'est pas représentatif de tout ce qui a été produit et atterrit à la télé). Il n'est pas rare que le documentariste, conscient des limites inhérentes à un individu, tente progressivement d'ouvrir son étude sur une réflexion plus large. D'autres adoptent d'emblée un traitement thématique, mais comme le montre le récent Sud Eau Nord Déplacer, l'articulation des différents axes est généralement moins limpide qu'une biographie linéaire. L'effort supplémentaire de justification du découpage, bâclé dans Les gens du Monde et ailleurs encore, est propice à enrayer l'adhésion du spectateur. (Herzog, habitué à dynamiter sans remords ces deux modèles, constitue une exception notable, et à ce titre un héros personnel.) Avoir un bon sujet et savoir en parler : deux notions nettement distinctes.

Mais la forme, c'est aussi le spectacle : par-delà la fluidité du documentaire, le cinéphile appréciera d'être surpris par une mise en scène remarquable. Trop souvent le réalisateur se réfugie-t-il derrière un dénuement absolu type Le cinéma français se porte bien, ou alors le formatage tentativo-cool des productions Arte ou bien Canal+ comme Sonic Highways. Pourtant, de la même manière qu'une visite dans un commissariat ne fait pas un polar, prendre les rênes d'un documentaire ne dispense pas du développement réfléchi d'un parti pris esthétique. Évidemment, il serait indécent de monter Shoah avec le même romantisme exalté que Searching for Sugar Man, mais les prises de risque opérées par Au bord du monde et Spartacus & Cassandra, le premier sur les sans-abris parisiens, le second sur la responsabilisation d'enfants roms, ont incontestablement prouvé qu'il existait des positions intermédiaires qui ne trahissent en rien le sujet d'origine, les investissant au contraire d'une force et d'une dignité étouffées par la société. Avec Leçons de ténèbres, Herzog, encore lui, est même parvenu à construire une odyssée mystique fascinante sur la seule base de champs de pétrole en feu qu'il était parti filmer au crépuscule de la première guerre du Golfe, avec précipitation et sans arrière-pensée précise. Sans aller jusqu'à dire que la production d'un documentaire doit investir en priorité dans son rendu visuel et sonore, il n'existe pas non plus d'excuse pour planquer ces préoccupations artistiques sous le tapis.

J'attends ainsi d'un documentaire qu'il témoigne d'une double vision : vision stylistique, et surtout vision structurelle. Je le conçois comme une démonstration partagée et rejouée par le spectateur, et cette idée de progression est peut-être la seule exigence supplémentaire que je sois parvenu à isoler par rapport au reste des créations cinématographiques. De là à dire que c'est ma définition du genre... pourquoi pas ?



Pendant ce temps, à Vera Cruz

Au risque de me répéter, la grille de lecture précédente n'est pas une checklist universelle, mais une tentative de conceptualisation de mon appréhension générale des documentaires. C'est une abstraction qui découle de mon appréciation, et non l'inverse. Mon avis ne se prétend jamais unique, ma pensée est fournie « as is », et la suite des avertissements est à consulter dans la licence MIT. Sur ces bons mots, voilà ce que j'ai à dire sur Citizenfour, The Internet's Own Boy et Deep Web.

S'agit-il de films utiles ? TIOB et DW ont très certainement augmenté la visibilité de leurs sujets respectifs et, malgré le suicide d'Aaron Swartz et le verdict déjà prononcé pour Ross Ulbricht, leur dénonciation précise des excès et des machinations de la justice et du gouvernement américains, ainsi que leur « plus jamais » sous-jacent, faisaient des projets une nécessité à filmer. Pour Citizenfour, rien n'est moins sûr. Le docu a fait couler beaucoup d'encre ASCII au moment de sa sortie en surfant sur l'importance des révélations Snowden qui battaient leur plein... deux ans plus tôt, mais relève pourtant moins du manifeste anti-surveillance que de l'article sensationnaliste sur les derniers jours d'un condamné. Hype ou hypocrisie, de nombreux spectateurs s'y sont précipités pour dénoncer, dans un éclat de bien-pensance outrée, les prétendues atteintes à la vie privée opérées par les grands méchants gouvernements. Ironiquement, le film a permis au public de tourner la page sans se fatiguer avec le moindre détail technique ; les révélations continuent encore aujourd'hui, mais ça ne fait même plus frémir les médias, alors le reste du monde, pensez bien... Le malaise se confirme en évoquant My Country, My Country et The Oath, deux réalisations de Poitras aussi rarement connues que couramment évoquées en parlant de Citizenfour, qui s'attaquent respectivement à l'occupation de l'Irak et à Guantanamo, mais pas à la possibilité que la NSA puisse intercepter les messages Facebook de monsieur Tout-le-monde, en conséquence de quoi tout le monde s'en fout (moins de dix notes sur SC, la blague). Citizenfour n'est pas tant un outil de sensibilisation contre les abus des agences de renseignement qu'une vaste et vaine crise d'ego occidentale.

S'agit-il de films dévoués ? Bis : bof. La démarche de Poitras se situe entre le coup de bol et l'opportunisme. Contactée par mail et rameutée à Hong Kong, elle ne serait allée nulle part sans la volonté de Snowden de raconter son histoire. Tout au plus a-t-elle le mérite de se moquer de la watchlist des autorités américaines qu'elle avait sans doute déjà intégrée suite à ses précédents docus. Le compagnon de Glenn Greenwald a bien été retenu neuf heures dans l'aéroport de Heathrow, mais il ne s'agit pas simplement d'une méthode d'intimidation misérable : les autorités cherchaient à récupérer les fichiers chiffrés que Poitras lui avait confiés, dont certains touchaient aux capacités d'espionnage du Royaume-Uni. Citizenfour a fait de Poitras une personnalité internationale bien plus qu'une bête pourchassée ; il y a de la marge entre ça et la prison. Pour ce qui est de TIOB et surtout DW, les réalisateurs ont dû effectuer un travail de recherche plus approfondi, ce qui est tout à leur honneur, mais fait aussi un peu regretter leur attitude unilatérale. Les films se regardent avec la méfiance qu'inspire le plaidoyer d'un avocat : ils se prétendent exhaustifs mais ne reconnaissent leur partialité qu'à demi-mots. Leur exaltation vise évidemment à rendre fictivement justice aux accusés lésés, mais je ne peux que moyennement adhérer à cette posture moralement grise.

S'agit-il de films construits ? Pas franchement. Tous trois se rétractent derrière une approche chronologique d'une banalité ronflante, rien de trépidant à tirer de ce côté-là. Ils déballent leurs histoires respectives de façon linéaire, et une majorité de faits se consume dans l'oubli aussi rapidement qu'ils ont été délivrés. Cette sécurité, toujours subrepticement décevante, trouve dans TIOB et DW un assaisonnement aussi fade que fidèle, avec un style visuel qui se voudrait moderne, un peu tendance et en priorité neutre, et finit surtout par ressembler à n'importe quel produit propret d'une chaîne câblée américaine. L'inoffensivité valse avec une frustration ténue. Pour Citizenfour, la question est un peu plus épineuse. Le rendu de la caméra utilisée par Poitras, terne, granuleux et bancal, laisse l'impression que le premier badaud venu équipé de son smartphone s'en serait mieux tiré. En même temps, cette laideur résonne avec la rugosité des snuff movies, ce qui n'est pas sans contribuer à la réussite d'un ou deux passages PG-13 paranoïaques, la fameuse scène de l'alarme en tête. Pas sûr, cela dit, que ça équilibre la sanction d'avoir à se taper une tripotée de plans fixes cadrés par défaut et mis au point avec les gros orteils dans essentiellement vingt mètres carré de chambre d'hôtel. Sa caméra trahit Poitras : plus journaliste que documentariste, elle peine à générer le moindre soupçon d'enthousiasme.

Ainsi, sur tous les plans le même constat : chaque film pris à part, il n'y a pas de quoi fouetter un lolcat.



Les Trois Mousquetaires

Je n'ai pas pris la peine de m'expliquer jusqu'ici sur la raison d'un article commun aux trois films, mais je ne surprendrai personne en annonçant que c'est leur comparaison, et plus précisément leur intersection, qui est parvenue à m'intéresser. Paradoxalement, c'est en anonymisant ces portraits pour mieux les recouper qu'ils éclairent enfin une poignée de (modestes) vérités inédites, et aussi qu'ils pointent les limites de mon schéma d'évaluation, mais chut.

Sans le savoir, ces documentaires formulent le début d'un changement de perception du personnage du hacker. Le modèle d'origine, pas forcément le premier à venir à l'esprit vu son indépendance de l'informatique, n'en est pas moins le plus répandu au cinéma : l'adepte d'ingénierie sociale, un petit malin capable de récupérer les informations qu'il souhaite en manipulant son monde avec quelques pirouettes intellectuelles. Avec les années 90 vient la démocratisation des ordinateurs et d'Internet, et les studios sont prêts à dévoiler au public les hackers geeks. Cependant, le charisme de leurs aînés historiques est condamné au placard : avec sa contre-culture ésotérique, le hacker suscite la crainte, l'ire, et finalement le mépris de la société, qui ne peut que se féliciter de le voir emprisonné dans une cave, au mieux clown inconscient, au pire cafard blafard affligé d'Asperger. Le mérite du virage suivant est sans doute à attribuer à Matrix qui, non content de définir des standards d'action encore en vigueur, préfigure aussi, via Neo, l'émergence du hacker héroïque. Gardien d'un savoir-faire mystérieux et désormais indéniablement puissant, animé d'une volonté propre et plus seulement caniche du scénario, il sait franchir les frontières virtuelles de son repaire technologique afin de partager ses secrets avec le commun des mortels. Entre Blackhat et Mr. Robot, 2015 ressemble fort à un avènement tardif. Citizenfour, TIOB et DW esquissent de leur côté la prochaine étape : le hacker, c'est votre voisin. Moins trouble et pourtant plus troublant que jamais, il jongle au quotidien entre sa petite amie, ses projets communautaires open source, et ses activités au bord de la loi. Caméléon social, schizophrène silencieux en public et exubérant pour la caméra, c'est lui qui figure au premier plan de The Social Network et encore dans Mr. Robot, cette fois en la personne secondaire d'un golden boy déchu. Si la culture du hacking continue lentement de s'épanouir, il y a fort à parier que ces âmes complexes et confuses, ces esprits moins punks mais guère moins anarchistes, étendront leur emprise sur le box-office et l'inconscient populaire.

Face à ces hackers amoraux, les trois documentaires dépeignent un ennemi encore plus vaporeux : les institutions américaines. La première élection d'Obama avait restauré une certaine confiance qui s'était traduite dans l'industrie du cinéma par une raréfaction des conspirations gouvernementales, au profit de machinations orchestrées par des groupes mégalomanes plutôt semblables à des conseils d'administration privés. Mais l'enthousiasme s'est fané au fil des années, les affaires WikiLeaks puis Snowden érodant un peu plus la confiance du public en ses dirigeants, au point que Citizenfour et Deep Web ressemblent, non pas à une énième évocation de 1984 (une référence redistribuée à tout-va par les alarmistes dotés du minimum syndical de culture générale), mais à une rechute brutale en plein X-Files. La confusion des responsabilités et le sentiment d'impunité qui découlent de la culture de non-transparence sont des terreaux fertiles aux abus de pouvoir exécutif, en même temps que des entraves à l'accomplissement d'une justice citoyenne. Kafka est aussi usé qu'Orwell, mais les tribulations de Joseph K. font presque pâle figure devant le déroulement du procès de Ross Ulbricht : le camouflage des chefs d'accusation jusqu'au dernier moment pour l'empêcher de préparer sa défense est une tactique douteuse quoique bien établie, par contre le refus de la justice de déclassifier des éléments de l'enquête incriminante parce que la défense n'a pas avancé suffisamment d'arguments pour montrer que les éléments auxquels ils n'ont pas accès aideront l'accusé... L'absurdité du raisonnement ferait rire, s'il ressemblait moins à la douve inviolable d'un pouvoir arbitraire. Cerise sur le gâteau, la corruption du milieu n'est pareillement plus l'exclusivité des univers de fiction. Les deux agents en charge du dossier monté contre Ulbricht ont en effet reconnu une longue liste de chefs d'accusation, chantage, vente d'informations liées à l'enquête, détournement de plus d'un million de dollars en bitcoins, et évidemment blanchiment d'argent. L'info date de juin 2015. Elle avait fait un flop complet. C'est ça de passer après Citizenfour...

Il n'est pas pour autant évident de parler de dysfonctionnements institutionnels, car ces écarts résultent d'abord d'un encadrement embryonnaire du nouveau monde numérique. Autrement dit, l'erreur est de se précipiter dans la régulation, alors que ni ses principes ni ses moyens n'ont correctement été définis. Accorder des milliards à la NSA contre le terrorisme, pourquoi pas, mais il aurait fallu anticiper les implications citoyennes et l'efficacité (encore discutée) des outils de surveillance avant de se lancer dans leur développement et leur déploiement. Engager des experts pour traquer un criminel sur le web profond, c'est très bien, mais il y avait sans doute moyen de s'assurer auparavant qu'ils n'allaient pas jouer aux cowboys des claviers. La loi, avant d'être appliquée, doit être conçue, écrite et discutée ; dans leur démesure de moyens et leur euphorie du progrès, les États-Unis ont négligé ce cycle et en payent maintenant le prix. Les angoisses et le suicide d'Aaron Swartz n'ont rien à voir avec la surveillance de masse. Leur source est à chercher du côté d'un système dépassé, où l'intimidation se substitue à la loi.



That's all folks

Certes, l'expertise occulte et les scandales informatiques ont suscité une curiosité du public vis-à-vis du hacker, mais la puissante fascination dont il fait l'objet trouve un écho plus fidèle dans un contexte abstrait et peu sensationnel. Évoluant dans un environnement bien moins limité par la loi que par son inventivité et ses compétences, le hacker ne cherche pas à contourner les règles : il les définit. Le moment où des systèmes sécurisés restreindront significativement sa liberté d'action se détache tout juste de l'horizon. Savourons en attendant la discrète révolution de ce nouvel anti-héros.