Dancer in the Dark est un film abject qui met en scène la déchéance misérabiliste d'une immigrée immaculée, et ordonne à son public de pleurer. Mais quand ce gros Lars de von Trier éventre mes tympans pour y enfoncer les cris de Björk, et qu'il postillonne les larmes de sa victime partout sur mon visage, non seulement mes yeux restent secs, mais en plus ça me donne la haine, j'ai juste envie que le type devienne pour tous les festivals et tous les studios persona non grata ad vitam æternam vade retro satana.
À l'époque de la production de Dancer, LVT n'a pas encore officiellement reconnu la bêtise et la suffisance de son manifeste du Dogme95, mais c'est tout comme. L'introduction piétine d'emblée certains des principes phares du « vœu de chasteté », avec ses pénibles trois minutes de fondus d'un tableau cryptique à l'autre, sans aucun rapport avec les personnages ni avec l'atmosphère du film, sur fond d'une musique bien pompeuse et tout autant déconnectée. Avec le recul, cette ouverture ne révèle vraiment qu'une emphase prétentieuse et archaïque.
Il faut aussi dire adieu à l'interdiction des armes. Par rapport à la volonté du mouvement de dresser le portrait de personnages profondément inscrits dans le réel, la règle la plus raisonnable qui forçait le réalisateur à se tenir à l'écart d'éclats romanesques et sensationnels est ignorée au profit d'une scène clé du film, lorsque Selma farcit de balles le propriétaire du terrain où se trouve l'humble caravane qu'elle habite. Forcément, vu qu'elle approche d'une cécité complète, elle tire un peu partout pendant que sa victime continue de râler. Le passage est non seulement grotesque dans son interprétation, mais il reflète exactement les pièges de narration que LVT cherchait à éviter —avant d'abandonner tout scrupule. L'artifice est d'autant plus imposant qu'il est double : l'acteur lui-même ne parvient pas à se convaincre que le vol de l'argent de Selma (qui mène donc au meurtre) corresponde au personnage développé depuis une heure, et d'autre part cet acte forcé va catapulter le film dans un deuxième acte de poursuite/capture/exécution, garant d'encore plus de drama épais et indigeste. Ah oui, et puis Selma achève quand même le type en pilonnant son crâne avec un tiroir de bureau. Que d'émotion !
Dernière infraction au Dogme95 que je tiens à citer pour mettre en relief ce sacré Lars : non content de laisser son nom apparaître dans le générique de fin alors qu'il proclamait à tue-tête, quelques années plus tôt, que les réalisateurs ne devaient pas être crédités, il le fait aussi figurer démesurément sur l'affiche du film ainsi que sur son carton d'ouverture (qui vient après l'engourdissement des tableaux abscons). Dancer in the Dark se réduit à un monument pesant que ce génie auto-proclamé souhaite dresser à sa propre gloire. Quoique ces lettres de l'affiche qui enferment et cisaillent Björk avec gratuité résument bien la volonté ultime de ce sadique profond.
Mais le von Trier est fier et ne renie pas complètement son héritage. Un amour-propre certain l'amène à tourner l'intégralité de son film avec une caméra portée à la main. Le dispositif n'a pourtant que peu d'intérêt dans le cadre de l'histoire de cette roturière étherée, excessivement rêveuse ; il est notamment incompatible, et de façon flagrante, avec les passages de comédie musicale qui parsèment le film. Filmer dans la veine d'un documentaire hyperréaliste les visions fantasques de Björk... et pourtant le danois, aveuglé par l'orgueil, ignore la contradiction et persiste, jusque dans le couloir de la mort, à faire cabrioler son monde. Au-delà de ces numéros de cirque triste, la caméra branlante aurait été à sa place dans un piteux found footage horrifique. Le montage est pareillement curieux, avec des scènes qui peuvent contenir une myriade de raccords micro-elliptiques inélégants, entre lesquels s'insèrent des mouvements de caméra plutôt amples, brusques et instables. Bref, LVT n'en fait qu'à sa tête, et son cabotinage incohérent fatigue rapidement les nerfs.
Si la technique de Dancer ne vous fait pas hausser deux ou trois sourcils, vous pouvez compter sur l'histoire. A moins bien sûr que son esprit retors ne vous donne trop vite la nausée. Cette humble prolétaire toute innocente, qui chute et chute jusqu'à chuter avec une corde au cou en 2h20 top chrono, c'est le fast-food du drame, le Big Mac (en Maxi Best Of, sur place ou à dégueuler) de la tragédie. Ca suinte de grosses ficelles, ça dégouline de pathos, chacun sait que c'est malsain, et il y en a toujours pour dire que c'est délicieux.
Au plus fort de la guerre froide, Selma a quitté la Tchécoslovaquie et s'est installée aux « US of A » (dixit le travailleur américain lambda, patriote et capitaliste modèle évidemment) dans l'espoir de sauver son film de la cécité héréditaire qui l'affecte déjà. Je voulais dire, sauver son fils, mais le lapsus est trop approprié pour être corrigé. Il suffit de quelques minutes pour que Selma passe d'ouvrière à grande aveugle, et manque de pot son propriétaire en profite pour lui voler ses économies, un policier qui avait l'air d'un brave type mais préfère en fait renier son humanité pour offrir de nouvelles chaussures à sa femme. Selma, hébétée et abattue (quand elle ne chantonne pas avec un grand sourire aux lèvres), fait le choix tout aussi raisonnable de tuer le bonhomme, au cours d'une scène dont le ridicule a déjà été évoqué. Même si Björk ne parvient pas à mettre la situation en perspective, le spectateur aurait raison d'établir un parallèle avec le sacrifice de Bess dans Breaking the Waves. Mais ce dernier s'inscrivait dans une grande quête fervente, absurde et digne, alors que Selma décide en un instant de renier l'espoir que son argent lui soit rendu ou qu'elle puisse vivre avec son fils (aveugle ou non). Face au « tout le monde il est moche, tout le monde il est méchant » qui lui est si cher, LVT oppose une Sainte Selma dont l'amour pour son fils la pousserait à se tuer et se laisser mourir (il est en effet facile de se projeter le procès expéditif et l'exécution qui vont suivre). Sans même parler de l'opération chirurgicale réglée d'avance au noir par une criminelle, qui n'aurait aucune chance de se dérouler en-dehors d'un univers de fiction, c'est comme si Selma se suicidait pour son fils, et elle le prive de son amour de mère par un acte qui n'a pas l'air de résoudre quoi que ce soit, seulement d'empirer la situation générale. Je n'avale pas de ce pain-là. Mais LVT se moque bien de maquiller avec cohérence son envie de détruire ses personnages. Il lui suffit d'afficher suffisamment de souffrance pour pondre le laxatif émotionnel dont certains raffolent.
Dancer in the Dark a reçu la Palme d'Or en 2000. Ce mystère écœurant n'en est pas tout à fait un : le jury était présidé par Luc Besson... Les amateurs pourront sans doute prendre leur pied avec le plus récent Alabama Monroe, dans lequel le belge Felix Van Groeningen tire tout ce qu'il peut du cadavre d'une petite fille cancéreuse pour faire pleurer dans les chaumières, toujours dans un contexte musical recherché et utilisé à fort mauvais escient. Pour ce qui est de Lars von Trier, difficile de lui excuser cette démonstration particulièrement cruelle et vaniteuse. Si ses dix derniers films sont un indice, il n'a pas fini de sacrifier des femmes sur son autel fantasmé de cruauté universelle. Et Cannes n'a pas fini de lui offrir un piédestal qu'il ne mérite pas. Le bonhomme porte des œillères et fonce avec une détermination intraitable ; quand il se plante, c'est dans les grandes largeurs.
Le Big Mac de la tragédie
Dancer in the Dark est un film abject qui met en scène la déchéance misérabiliste d'une immigrée immaculée, et ordonne à son public de pleurer. Mais quand ce gros Lars de von Trier éventre mes tympans pour y enfoncer les cris de Björk, et qu'il postillonne les larmes de sa victime partout sur mon visage, non seulement mes yeux restent secs, mais en plus ça me donne la haine, j'ai juste envie que le type devienne pour tous les festivals et tous les studios persona non grata ad vitam æternam vade retro satana.
À l'époque de la production de Dancer, LVT n'a pas encore officiellement reconnu la bêtise et la suffisance de son manifeste du Dogme95, mais c'est tout comme. L'introduction piétine d'emblée certains des principes phares du « vœu de chasteté », avec ses pénibles trois minutes de fondus d'un tableau cryptique à l'autre, sans aucun rapport avec les personnages ni avec l'atmosphère du film, sur fond d'une musique bien pompeuse et tout autant déconnectée. Avec le recul, cette ouverture ne révèle vraiment qu'une emphase prétentieuse et archaïque.
Il faut aussi dire adieu à l'interdiction des armes. Par rapport à la volonté du mouvement de dresser le portrait de personnages profondément inscrits dans le réel, la règle la plus raisonnable qui forçait le réalisateur à se tenir à l'écart d'éclats romanesques et sensationnels est ignorée au profit d'une scène clé du film, lorsque Selma farcit de balles le propriétaire du terrain où se trouve l'humble caravane qu'elle habite. Forcément, vu qu'elle approche d'une cécité complète, elle tire un peu partout pendant que sa victime continue de râler. Le passage est non seulement grotesque dans son interprétation, mais il reflète exactement les pièges de narration que LVT cherchait à éviter —avant d'abandonner tout scrupule. L'artifice est d'autant plus imposant qu'il est double : l'acteur lui-même ne parvient pas à se convaincre que le vol de l'argent de Selma (qui mène donc au meurtre) corresponde au personnage développé depuis une heure, et d'autre part cet acte forcé va catapulter le film dans un deuxième acte de poursuite/capture/exécution, garant d'encore plus de drama épais et indigeste. Ah oui, et puis Selma achève quand même le type en pilonnant son crâne avec un tiroir de bureau. Que d'émotion !
Dernière infraction au Dogme95 que je tiens à citer pour mettre en relief ce sacré Lars : non content de laisser son nom apparaître dans le générique de fin alors qu'il proclamait à tue-tête, quelques années plus tôt, que les réalisateurs ne devaient pas être crédités, il le fait aussi figurer démesurément sur l'affiche du film ainsi que sur son carton d'ouverture (qui vient après l'engourdissement des tableaux abscons). Dancer in the Dark se réduit à un monument pesant que ce génie auto-proclamé souhaite dresser à sa propre gloire. Quoique ces lettres de l'affiche qui enferment et cisaillent Björk avec gratuité résument bien la volonté ultime de ce sadique profond.
Mais le von Trier est fier et ne renie pas complètement son héritage. Un amour-propre certain l'amène à tourner l'intégralité de son film avec une caméra portée à la main. Le dispositif n'a pourtant que peu d'intérêt dans le cadre de l'histoire de cette roturière étherée, excessivement rêveuse ; il est notamment incompatible, et de façon flagrante, avec les passages de comédie musicale qui parsèment le film. Filmer dans la veine d'un documentaire hyperréaliste les visions fantasques de Björk... et pourtant le danois, aveuglé par l'orgueil, ignore la contradiction et persiste, jusque dans le couloir de la mort, à faire cabrioler son monde. Au-delà de ces numéros de cirque triste, la caméra branlante aurait été à sa place dans un piteux found footage horrifique. Le montage est pareillement curieux, avec des scènes qui peuvent contenir une myriade de raccords micro-elliptiques inélégants, entre lesquels s'insèrent des mouvements de caméra plutôt amples, brusques et instables. Bref, LVT n'en fait qu'à sa tête, et son cabotinage incohérent fatigue rapidement les nerfs.
Si la technique de Dancer ne vous fait pas hausser deux ou trois sourcils, vous pouvez compter sur l'histoire. A moins bien sûr que son esprit retors ne vous donne trop vite la nausée. Cette humble prolétaire toute innocente, qui chute et chute jusqu'à chuter avec une corde au cou en 2h20 top chrono, c'est le fast-food du drame, le Big Mac (en Maxi Best Of, sur place ou à dégueuler) de la tragédie. Ca suinte de grosses ficelles, ça dégouline de pathos, chacun sait que c'est malsain, et il y en a toujours pour dire que c'est délicieux.
Au plus fort de la guerre froide, Selma a quitté la Tchécoslovaquie et s'est installée aux « US of A » (dixit le travailleur américain lambda, patriote et capitaliste modèle évidemment) dans l'espoir de sauver son film de la cécité héréditaire qui l'affecte déjà. Je voulais dire, sauver son fils, mais le lapsus est trop approprié pour être corrigé. Il suffit de quelques minutes pour que Selma passe d'ouvrière à grande aveugle, et manque de pot son propriétaire en profite pour lui voler ses économies, un policier qui avait l'air d'un brave type mais préfère en fait renier son humanité pour offrir de nouvelles chaussures à sa femme. Selma, hébétée et abattue (quand elle ne chantonne pas avec un grand sourire aux lèvres), fait le choix tout aussi raisonnable de tuer le bonhomme, au cours d'une scène dont le ridicule a déjà été évoqué. Même si Björk ne parvient pas à mettre la situation en perspective, le spectateur aurait raison d'établir un parallèle avec le sacrifice de Bess dans Breaking the Waves. Mais ce dernier s'inscrivait dans une grande quête fervente, absurde et digne, alors que Selma décide en un instant de renier l'espoir que son argent lui soit rendu ou qu'elle puisse vivre avec son fils (aveugle ou non). Face au « tout le monde il est moche, tout le monde il est méchant » qui lui est si cher, LVT oppose une Sainte Selma dont l'amour pour son fils la pousserait à se tuer et se laisser mourir (il est en effet facile de se projeter le procès expéditif et l'exécution qui vont suivre). Sans même parler de l'opération chirurgicale réglée d'avance au noir par une criminelle, qui n'aurait aucune chance de se dérouler en-dehors d'un univers de fiction, c'est comme si Selma se suicidait pour son fils, et elle le prive de son amour de mère par un acte qui n'a pas l'air de résoudre quoi que ce soit, seulement d'empirer la situation générale. Je n'avale pas de ce pain-là. Mais LVT se moque bien de maquiller avec cohérence son envie de détruire ses personnages. Il lui suffit d'afficher suffisamment de souffrance pour pondre le laxatif émotionnel dont certains raffolent.
Dancer in the Dark a reçu la Palme d'Or en 2000. Ce mystère écœurant n'en est pas tout à fait un : le jury était présidé par Luc Besson... Les amateurs pourront sans doute prendre leur pied avec le plus récent Alabama Monroe, dans lequel le belge Felix Van Groeningen tire tout ce qu'il peut du cadavre d'une petite fille cancéreuse pour faire pleurer dans les chaumières, toujours dans un contexte musical recherché et utilisé à fort mauvais escient. Pour ce qui est de Lars von Trier, difficile de lui excuser cette démonstration particulièrement cruelle et vaniteuse. Si ses dix derniers films sont un indice, il n'a pas fini de sacrifier des femmes sur son autel fantasmé de cruauté universelle. Et Cannes n'a pas fini de lui offrir un piédestal qu'il ne mérite pas. Le bonhomme porte des œillères et fonce avec une détermination intraitable ; quand il se plante, c'est dans les grandes largeurs.