Teachers

Il y a une abstraction qui ne manque jamais de m'émouvoir quand j'écoute Random Access Memories, et en particulier Touch et Giorgio by Moroder : c'est la façon dont les Daft Punk rendent hommage à leurs précurseurs sans aucun voile, décortiquent leurs propres origines, réincarnent leurs inspirations, tout en s'en servant pour rebondir et emmener leur création plus loin. Les deux morceaux se terminent chacun avec une ultime révérence : les deux complices dévalorisent leur pharaonique réussite internationale, ignorent sans chichi tout le marketing et les compromis commerciaux auxquels ils ont pu se livrer, et s'effacent en un dernier geste gracieux, beat fondamental ou bien voix vulnérable, devant les maîtres qui ont tracé leur chemin.

Cet hommage est bien plus qu'une excuse opportune pour retravailler les séduisants rythmes du passé : pour la musique du duo, c'est ce qui s'approche le plus d'une finalité. C'est à la fois la motivation profonde de leur recherche artistique personnelle (excepté sur Human After All, résolument tourné vers un futur dévitalisé, vidé de cette nostalgie bienfaisante), et l'essence la plus frappante qu'ils aient à offrir à leurs auditeurs. Somme toute, écouter Discovery, c'est succomber à une fusion fantasmée de disco-house parisienne et d'anime tout juste dépoussiéré. Et le rejet catégorique que le groupe subit de la part de nombreux audiophiles bien dans leurs bottes est peut-être moins la marque d'une divergence esthétique, qu'un refus excusable de cette régression vers la culture populaire du début des 80s.

En tout cas, s'il fallait une preuve de cette identité obsédée par les rêves d'enfances, D.A.F.T. fournit plus que le nécessaire. Collant bout à bout les quatre clips réalisés pour le premier album Homework avec leurs making of respectifs, ainsi qu'une cinquième séquence autour du morceau Fresh apparemment tournée pour l'occasion par le duo lui-même, le montage ne s'embarrasse pas du moindre fil narratif. Pourtant les indices pointant vers le passé s'entassent indéfiniment, dessinant de façon prémonitoire et surprenante la matrice d'une carrière de plus de vingt ans, et montrant que le duo a toujours avancé avec une conscience aigüe de ses propres accomplissements.

Dans la vidéo de Da Funk réalisée par Spike Jonze, le chien anthropomorphe est brièvement abordé par deux jeunes garçons, puis recroise par hasard une amie voisine de sa maison d'enfance. Le roman à la couverture naïve qu'il achète en cafouillant, ainsi que la propension excessive du personnage à s'excuser, renforcent la candeur du portrait. Le morceau en lui-même est presque secondaire par rapport à son vecteur physique : c'est sur la possession de la radio portative, emblématique trésor de jeunesse, que s'articule l'unique rebondissement du clip. Le duo a rejeté toute interprétation sociale du scénario : est-il permis de retrouver leur image dans ce non-héros, genre de Dingo adulte plongé dans un présent froid et mature, mais encore habité par la crédulité salvatrice de sa jeunesse ? Je ne serai pas surpris le jour où j'apprendrai que la race du chien imité a été choisie selon un ancien animal de compagnie d'un des deux larrons...

Vient ensuite Michel Gondry, grand gamin du cinéma par excellence, qui met en scène Around the World. Sous un filtre jauni, avec une craie à la main et du génie dans les yeux, il dessine pour la caméra les concepts des cinq profils de personnages sur un grand tableau, chaque groupe de danseurs symbolisant une des pistes du morceau, clavier, basse, etc. Nénettes enfuies d'une boîte disco et robots échappés d'un coffre à jouet, les références sont évidentes. Dans Burnin', un camion de pompier est prétexte à flashback, pendant que le chef op' imite le cadrage nerveux des actioners des 80s, et que les décors reproduisent sans scrupule l'immeuble piège de John McClane.

Avec Revolution 909, cette obsession des origines est poussée jusqu'à l'auto-parodie : l'histoire reposant sur une tache de sauce tomate qui va distraire un policier à un moment crucial, le montage conçu par Roman Coppola va représenter toute la chaîne de l'incident, depuis la croissance du fruigume incriminé sous le soleil jusqu'au coup de fourchette malheureux, en passant par des préparatifs culinaires élaborés. Enfin Fresh est sans équivoque, entre la petite fille qui propose d'écouter la mer dans son coquillage, et le chien de Da Funk, de retour, qui tente pendant un bref instant d'expliquer comment un souvenir d'enfance l'a inspiré dans sa technique d'acteur, avant d'être insensiblement coupé par le metteur en scène (fictif), nettement plus préoccupé par son portable, symbole élémentaire de cette modernité creuse et inélégante contre laquelle le groupe s'érige.

En plus de ressusciter brièvement l'âge d'or de la french touch, ses soirées idéalisées et sa réussite insouciante, D.A.F.T. propose à très peu de frais techniques d'identifier et ressentir le liant de la musique du duo. Méfiez-vous des clips, ils sont parfois moins creux que leur réputation le prétend ! Quant aux Daft Punk, ils peuvent dormir tranquilles : la légende qu'ils ont écrite, l'héritage qu'ils légueront, sont déjà à la hauteur des créateurs qu'eux-mêmes adulent. Je ne peux m'empêcher d'espérer, d'une façon ou d'une autre, en faire un jour autant pour eux...